Sports

L'humour espagnol s'arrête aux Pyrénées

Les Espagnols ont le sens de l’humour mais pas quand il s’agit de sport, quand cela vient des Français ou quand les blagues cachent une campagne de calomnie.

Rafael Nadal en conférence de presse à Melbourne en janvier 2012. REUTERS/Darren Whiteside
Rafael Nadal en conférence de presse à Melbourne en janvier 2012. REUTERS/Darren Whiteside

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C'est Rafael Nadal, toujours modéré, qui résume le mieux le sentiment d’une majorité des Espagnols après ce que l’on appelle ici «l’affaire des Guignols»:  

«Une fois ça va, mais quand c’est de manière répétée, ça dépasse un peu les bornes.»

Et cela ne doit pas être évident de garder son calme après être apparu en train de signer avec un stylo/seringue ou en train d’uriner un carburant surpuissant.

Un espace protégé

Pas de sens de l’humour ces Espagnols? Les médias n’hésitent pas à taper régulièrement sur d’autres institutions tout aussi respectées comme l’église ou la monarchie. La Sexta ou Cuatro, des chaînes proches des socialistes et assez anticléricales, s’amusent souvent à parodier les déclarations ecclésiastiques. TV3, chaîne catalane, caricature les excès et les travers de la famille royale. En 2007, la revue satirique El Jueves avait publié un dessin polémique des princes d’Asturies en pleine relation sexuelle. La publication avait été saisie par le juge Del Olmo créant un scandale en Espagne.

Mais avec le sport, c’est une autre histoire. Si Crackòvia (un autre programme humoristique de TV3) va jusqu’à rire de la bêtise de Sergio Ramos ou de l’apathie d’Iniesta dans son émission hebdomadaire sur le monde du foot, cela reste toujours bon enfant. Car on ne joue pas avec le sport dans un pays où tous les JT des chaînes nationales dédient une grande partie de leur espace à l’information sportive et où les dimanches se passent devant la télé à voir la finale de Nadal, la GP Moto, le Grand Prix de Formule 1, l’étape du Tour (remporté par Contador), les matchs de Liga et le JT du soir, pour revoir un peu tout ça.

Le journal sport de Cuatro (les Manolos, une institution en Espagne) occupe entre 45 minutes et 1 heure tous les jours. Et ce, midi et soir. Une prééminence qui oblige à combler le temps avec des reportages sur la news la plus anodine et avec des débats sur la plus petite déclaration. Un système de teasing et de remplissage hérité de ces fameuses émissions de prensa rosa (presse à scandale, l’autre passion du pays) où l’on parle pendant des heures de pas grand-chose.

S’il avait su ça, Yann Barthès ne se serait pas ému outre mesure de ces «débats entiers où l’on gueule sur les Guignols de Canal+» (1:25 min de la vidéo)

Punto Pelota est une émission de débats sportifs très connue en Espagne où l’on «gueule version brrrbrbr» (comme dit Barthès) sur à peu près tout concernant le sport. Les participants le savent (et jouent le jeu) et le public aussi (qui en rigole); c’est plus du théâtre qu’une discussion sérieuse comme le parodie (à nouveau) Crackòvia:

La blague en trop

Cette sacralisation du sport est la première explication de cette épidermique réaction des institutions («Les Guignols sont bêtes», a dit le roi Juan Carlos), des médias, des hommes politiques (le Premier ministre, Mariano Rajoy, en tête), de la société, des clubs (le FC Séville a joué son dernier match avec un maillot où l’on pouvait lire «Liberté, Egalité… Superioridad») ou des sportifs eux-mêmes («On ne gagne pas par hasard, a tweetté le footballeur Arbeloa, on gagne parce qu’on est meilleurs. C’est la vie!»).

Une agressivité que l’on observe par exemple dans la conversation téléphonique surréaliste, à mi-chemin entre le drame et le sketch, qu’une émission de radio a enregistré en direct entre l’un des scénaristes des Guignols et Tomas Guasch, spécialiste du cirque médiatique sportif (qu’il faut toujours prendre au deuxième degré). Le journaliste espagnol lui explique «qu’attaquer Nadal c’est attaquer notre mère. Vous êtres en train de vous en prendre à ce qu’il y a de plus sacré en Espagne». «Il faut bien s’amuser, la liberté de presse», arrive à bégayer le membre de Canal+ qui n’en croit pas ses oreilles.

La deuxième explication, avancée par Nadal dans sa déclaration, est un sentiment de «campagne organisée». Au-delà du manque de subtilité et de l’amalgame grossier propre à toute forme d’humour de ce genre, le sketch des marionnettes de Canal+ a été perçu en Espagne comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

Cela fait longtemps que les Guignols surfent sur ce genre de blagues (le sketch sur les mouvements tectoniques date de novembre). La sortie de Yannick Noah dans Le Monde il y a quelques mois, accusant ouvertement les sportifs espagnols de dopage, avait déjà commencé à créer un climat hostile. D’autant qu’il faut se souvenir que ce même journal avait déjà été condamné pour avoir accusé le Barça de dopage.

L’insistance des Guignols (qui ont fait pas moins de 4 sketchs sur le sujet) et un nouvel édito du Monde, qui demandait aux autorités espagnoles de «regarder le dopage en face» [PDF] en pleine résolution de l’affaire Contador ont rendu les âmes plus sensibles. A commencer par le journal Marca, le leader d’opinion en ce qui concerne le sport, qui fut à l’origine de l’indignation ibérique contre les attaques françaises. Le sobre «Les Guignols français se moquent du sport espagnol» du premier jour est vite devenu un emphatique «Intolérable!» quand les Guignols ont «récidivé».

French bashing

Les Espagnols n’apprécient guère que cet humour aille de paire avec une chasse aux sorcières made in France. Car, contrairement à ce qu’affirmait Le Monde, «tout le pays, ou presque» ne s’est pas élevé pas contre «la décision» du TAS de condamner Contador. Pour preuve, José Sámano, rédacteur en chef d'El Pais, expliquait qu’il avait toujours cru que «sa défense initiale, avec l’histoire du steak d’Irun, était plutôt faible»; Alfredo Relaño, directeur d’As (le deuxième journal sportif le plus lu) admettait que l’Espagne «n’avait pas été à la hauteur. Notre fédération l’a exonéré d’après les déclarations en sa faveur de Zapatero et Rajoy». Pas vraiment un soutien inconditionnel.

Les leçons de morale françaises, pays qu’ils ne portent pas vraiment dans leur cœur depuis les accusations de Noah, les sifflements subis par Nadal quand il joue à Roland-Garros, le match «offert» par les Bleus pendant l’Euro de Basket 2011 (une marque de dédain) ou la veine antiespagnole de Michel Platini (l’affaire Santos Mirasierra), les Espagnols ne les supportent plus.

Et le résultat a été une campagne de French bashing dans le plus pur esprit américain. Si, en plus, tous les événements sportifs qu’organise ce pays «sont toujours les plus grands», comme dit avec ironie Juan Solo un humoriste de Marca, mais toujours remporté par un Espagnol, la réponse était simple. Tout le monde en Espagne s’est souvenu que les Français n'ont pas remporté Roland-Garros depuis 29 ans, le Tour depuis 27 ans ou la Formule 1 depuis 19 ans, tandis que les Espagnols collectionnent les titres. Sans même parler du basket ou de la seule victoire française en Ligue des champions. Pour enfoncer le clou, les réseaux sociaux et les médias ont ressorti une vieille (et belle) pub de Nike intitulée «Brille. Illumine ton pays», mais que tout le monde appelle «Je suis Espagnol. A quoi veux-tu que je te gagne?».

Un coup (bas, il est vrai) auquel certains médias français ont répondu avec un autre coup (bas aussi), surfant sur la fameuse phrase «la seule chose qui n’est pas dopée en Espagne c’est leur économie», qui concluait l’un des sketchs des Guignols. Serge Kaganski terminait ainsi son édito pour les Inrocks, en se demandant sournoisement si «le plus important pour un pays est-il d’enquiller des titres sportifs, d’engendrer des Tàpies, ou de réduire un taux de chômage à 20%?», comme si les trois étaient intimement liés et comme si on ne pouvait aspirer à faire les trois à la fois. Quand l’arrogance française rencontre le fanatisme espagnol, ça donne une polémique inutile.

Aurélien Le Genissel  

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