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Peut-on vraiment tout obtenir d'une femme avec du chocolat?

Pourquoi, notamment aux Etats-Unis, les publicités sexistes ou les livres mettant en scène l'amour des femmes pour le chocolat se multiplient.

<em>Chocolate Valentine's Frame. <a href="http://www.flickr.com/photos/emilywaltonjones/1112838150/">emilywjones</a> via Flickr CC <a href="http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.fr">License by.</a></em>
Chocolate Valentine's Frame. emilywjones via Flickr CC License by.

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Au cours de la semaine précédant la Saint-Valentin, les Américains achètent plus de 27.000 tonnes de chocolat —dont plus de 75% offertes par des hommes à des femmes. Aucun doute que la plupart des hommes hétérosexuels qui offrent des chocolats à leurs conjointes considèrent que c’est une preuve d’affection, une manière de consolider leurs liens amoureux, un geste pour montrer à leurs partenaires qu’elles sont aimées. Et puis comme ça on n’est pas obligé de se creuser la tête: toutes les femmes aiment le chocolat, pas vrai?

Le cliché qui veut que les femmes soient folles de chocolat est devenu une quasi-évidence. De nombreuses femmes elles-mêmes diffusent joyeusement l’idée que le chocolat, c’est un truc de filles: les librairies américaines regorgent de titres sur le thème du chocolat, écrits par et pour des femmes, qu’ils se veuillent réconfortants (Chocolate for a Woman’s Soul [Du chocolat pour l’âme d’une femme]), normatifs (The Chocolate Lovers’ Diet [Le régime de l’amatrice de chocolat]) ou acerbes (Give the Bitch Her Chocolate [Donnez-lui son chocolat, à cette garce]).

Dans les portraits qui leur sont consacrés, les femmes célèbres confessent volontiers être accros au chocolat, ou en tout cas s’accorder un petit carré de temps en temps. Même les femmes parfaitement au courant des clichés et des différences de traitement en vigueur ont un faible pour le chocolat: les blogs féministes américains Jezebel et Hairpin publient régulièrement des posts plus ou moins ironiques sur le sujet. D’où vient ce cliché?

Des études aux résultats mitigés

Sûrement pas de la science. Les études cherchant à prouver que les femmes aiment davantage le chocolat que les hommes donnent des résultats mitigés, en partie parce que ce besoin (craving) —le terme que les chercheurs utilisent généralement pour qualifier le manque de chocolat— est un phénomène éminemment subjectif. Certaines études ne révèlent pratiquement aucune différence entre les hommes et les femmes en termes d’envie de chocolat, quand d'autres indiquent une divergence des genres significative.

Aucune raison hormonale ne pousse les femmes à aimer davantage le chocolat que les hommes (les envies de chocolat ne diminuent pas beaucoup après la ménopause) mais certaines études indiquent que les Américaines ont davantage d’envies de chocolat que les femmes d’autres nationalités, ce qui laisse penser que les facteurs culturels jouent un rôle dans le phénomène.

Besoin désespéré et bestial

Le responsable le plus réaliste du lien entre les femmes et le chocolat, c’est le marketing. Les publicités à la télévision et dans les magazines montrent souvent des femmes animées par un besoin désespéré et bestial de chocolat (vous en trouverez quelques hilarants exemples dans ce diaporama de Slate de photos issues de banques d’images montrant des femmes qui mangent du chocolat). En outre, les publicitaires ont pris l’habitude de décrire le plaisir de manger du chocolat non seulement comme équivalent, mais identique voire interchangeable, avec celui que procure le sexe.

Pour illustrer le premier de ces phénomènes —le chocolat en délice sexuel commodément emballé dans du papier alu—voyez cette publicité pour Dove Chocolate de 2010, qui montre une belle femme à peine vêtue paressant seule dans une cour, au son sensuel d’une guitare. Elle croque un bout de chocolat, un grand morceau de soie magique couleur chocolat vole vers elle et se frotte contre sa peau nue; elle sourit. Cette publicité, comme d’autres du même tonneau, montre des femmes frustrées qui s’ennuient jusqu’à ce que le chocolat entre dans leur vie et comble tous leurs désirs.

D’autres publicités adoptent une approche ostensiblement humoristique qui montre le caractère transactionnel de la relation entre sexe et chocolat. Dans ces spots, les hommes donnent du chocolat aux femmes et les découvrent soudain non seulement ouvertes à la relation sexuelle, mais même mues par un désir agressif.

L’exemple le plus ridicule de ce genre de réclame —qui est d’ailleurs probablement la plus ridicule de toutes, tous genres confondus— est la tristement célèbre publicité de l'homme-chocolat d'Axe, dans laquelle un homme blanc se transforme par magie en chocolat et provoque une frénésie de luxure chez toutes les femmes qu’il croise.

Un aphrodisiaque pour les hommes

Bien que l’idée que les femmes se transforment en traînées incontrôlables dès qu’elles aperçoivent du chocolat soit relativement nouvelle, la relation entre chocolat et sexe ne l’est pas. Un des rites des Aztèques aurait consisté à manger du cacao sur la peau de l’autre pendant les relations sexuelles, et l’empereur aztèque Moctezuma buvait de grandes quantités d’une boisson chocolatée pour augmenter sa virilité. Quand le chocolat traversa l’Atlantique au XVIe siècle, il fut précédé par sa réputation salace, nourrie par les souvenirs de missionnaires témoins d’orgies aztèques alimentées par le chocolat.

À en croire Mort Rosenblum, auteur de Le Chocolat: la saga douce-amère du breuvage des dieux, quand le butin du nouveau monde arriva en Espagne, «les hommes buvaient du café et des choses plus fortes, et les femmes buvaient du chocolat». Mais à l’époque des Lumières en Europe, le chocolat était aussi considéré comme un aphrodisiaque pour les hommes.

Giacomo Casanova en aurait bu avant de se rendre à ses rendez-vous, et Madame du Barry, maîtresse de Louis XV, aurait donné du chocolat à ses amants pour augmenter leur virilité (les inquiétudes raciales autour du chocolat, caractérisées par cet horrible publicité pour Axe, datent aussi de l’Europe des Lumières; Rosenblum raconte une anecdote sur madame de Sévigné «qui écrivit à sa fille : “ne buvez pas trop [de chocolat], Madame Coëtlogon prit tant de chocolat étant grosse l’an passé, qu’elle accoucha d’un petit garçon noir comme le diable”»).

Publicités pseudo-féministes

Le statut tabou mais relativement non-sexué du chocolat perdura même après l’industrialisation, qui, dans les termes de l’historienne Barbara Haber, «transforma [le chocolat], qui passa d’un produit amer et crayeux aux bouchées et barres douces, sucrées et sensuelles que nous mangeons aujourd’hui

Selon l’article de l’historienne Kathleen Banks Nutter «From Romance to PMS: Images of Women and Chocolate in Twentieth-Century America» [«De la romance au syndrome prémenstruel: images de la femme et du chocolat dans l’Amérique du XXe siècle»]» (que l’on peut lire dans l’anthologie Edible Ideologies), les publicités pour le chocolat du début du XXe siècle dépeignaient souvent une femme souriant avec coquetterie offrant des chocolats au lecteur (implicitement masculin) plutôt qu’en train de s’en faire le plaisir. Un des slogans déclare: «Une visite à Pleasure Island est plus appréciable quand elle est faite par un homme et une demoiselle, qui ensemble savourent le pillage de ce merveilleux coffre empli de chocolats.»

En fait, le stéréotype moderne de la femme déchaînée en manque de chocolat n’est pas apparu avant les années 1960. Selon Nutter, l’ambiance de cette décennie, qui vit l’abandon des rôles strictement sexués et de la pudibonderie sexuelle des années précédentes, força les publicitaires à tenter une nouvelle approche. Ils répondirent à l’augmentation du revenu des femmes, à leur indépendance financière et à leur pouvoir social par des publicités pseudo-féministes qui affirmaient aux femmes qu’elles n’avaient pas besoin d’un homme tant qu’elles avaient du chocolat.

Dans le même temps, les publicités commencèrent à vendre aux hommes l’idée que l’accès à la sexualité des femmes pouvait s’acheter avec du chocolat: en 1967, Brach sortit une publicité destinée aux hommes avec le slogan «Des baisers gratuits avec chaque boîte de Valentine Chocolates Brach que vous lui offrez.»

Plus socialement acceptable que l'alcool

Les publicités pour le chocolat d’aujourd’hui, si elles sont plus explicites, font écho aux thèmes de celles des années 1960 et aux traitements sexués différenciés datant de la nuit des temps. Selon Katherine Parkin, professeur d’histoire à la Monmouth University et auteur de Food is Love: Food Advertising and Gender Roles in Modern America [Nourrir c’est aimer: la publicité alimentaire et les rôles sexués dans l’Amérique moderne], les publicités contemporaines pour le chocolat n’ont pas besoin d’en appeler au désir des hommes de se faire plaisir, car «les hommes sont plus libres de se laisser tenter par toutes sortes de plaisirs». À la place, les spécialistes du marketing du chocolat les invitent à considérer le chocolat comme un investissement: pour Parkin, «c’est un cadeau franchement pas cher poussant à espérer obtenir des faveurs sexuelles d’une femme

Mais les femmes étant encore socialement stigmatisées quand elles font trop étalage de leur sexualité, les publicitaires spécialisés en chocolat leur vendent une tout autre histoire. «Au cours du XXe siècle, notre société est devenue plus ouverte quant à la sexualité des femmes mais … les pressions exercées sur elles restent d’être à la fois chastes et disponibles» explique Parkin. Le chocolat leur permet d’échapper à cette pression, et s’avère plus socialement acceptable pour elles que d’autres produits de consommation sensuels, comme l’alcool.

L’Amérique moyenne n’est pas encore à l’aise avec l’idée que les femmes peuvent en réalité apprécier le sexe pour ce qu’il est, tout en étant absolument ravie de voir de superbes créatures simuler l’orgasme en mordant dans un carré de chocolat.

L.V. Anderson

Traduit par Bérengère Viennot

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