Tech & internet

Hébergeur je suis, hébergeur je reste

Pédagogie du droit d'auteur sur le web.

Temps de lecture: 8 minutes

Mercredi 6 mai

Mon Cher Slate,
Je n'ai rien fait de la semaine, j'attendais ce jour avec impatience. Cette semaine, je n'ai donc pas pris jour après jour et de manière besogneuse de notes pour la chronique que je te destine chaque semaine, je me contenterai ainsi de cette petite lettre. Ce mercredi en effet, une cour d'appel devait se prononcer pour la première fois sur le statut des plateformes de partage de vidéos, les sites de vidéos pour simplifier.

Je recycle donc ici ce que j'ai pu écrire dans des chroniques précédentes des 7 mars et 29 mars mais bon, Mon Cher Slate, comme tu ne me réponds pas sur le nombre de lecteurs que j'ai, j'en déduis qu'à part ma concierge et mes amis à la sauce Facebook, ils ne sont pas nombreux et par conséquent ce n'est pas un vain effort de recommencer à faire de la pédagogie sur Internet, les sites de vidéos, le droit d'auteur et les décisions de justice. En même temps, j'ai remarqué que mon concierge me regardait différemment depuis un certain temps donc rien que pour lui, ça vaut la peine que je m'y recolle.

Tout d'abord, il est toujours utile de rappeler ce qu'est le droit d'auteur. Toute création (on dit aussi «œuvre») quelle qu'elle soit (livre, chanson, film... vidéo !) ne peut être utilisée qu'avec l'autorisation de son créateur, l'auteur: c'est ce qu'on appelle le droit d'auteur. Pour le dire autrement, la création appartient à son auteur et c'est lui seul qui peut donner son accord à une utilisation.

Lorsque un internaute veut mettre en ligne une vidéo sur un site (là, l'internaute fait du «web 2.0» : il «participe», il met en avant ses choix, ses passions, il se bouge, il ne reste pas vautré dans son fauteuil à siroter de la bière, il n'est pas du «temps de cerveau humain disponible» comme on dit - encore - à la télé), il doit avoir l'autorisation des différents auteurs (réalisateur, scénariste, compositeur de la musique, etc...).

Evidemment, si l'on est soi-même le créateur de tout ce qui compose la vidéo que l'on veut mettre en ligne, pas de soucis ! En revanche, si n'est pas le cas, il faut demander l'accord des auteurs ou de ceux à qu'ils ont transféré leurs droits (ceux qu'on appelle les ayants droit : producteurs télé ou cinéma, maisons de disque, chaînes de télés etc...).

Comme les autorisations sont rarement demandées, certains sites de vidéos - alors que rien ne les y oblige juridiquement mais pour montrer qu'ils sont des partenaires économiques potentiels pour l'ensemble des ayants droit en permettant de mieux distribuer leurs contenus - ont mis en place dès la fin 2007 des systèmes techniques qu'ils payent grassement.

Ces systèmes déterminent automatiquement si la vidéo qu'un internaute veut mettre en ligne n'est pas une contrefaçon (c'est-à-dire une utilisation d'une oeuvre sans en avoir le droit) d'un droit d'auteur (en jargon non juridique on dit un «acte de piraterie» même si je n'ai jamais bien compris où était dans ce comportement la touche d'exotisme et de violence qu'on attache généralement aux pirates...).

Comment ça marche en théorie? Les ayants droit fournissent les «empreintes» numériques (une espèce d'ADN) - la technique s'appelle d'ailleurs comme le mot anglais «empreinte» : «fingerprinting» - de leurs œuvres aux prestataires des sites de vidéo qui les stockent dans des bases de données, les sites de vidéo prennent automatiquement les empreintes de chaque vidéo au moment de leur mise en ligne et les comparent aux bases de données d'empreintes des œuvres des ayants droit: si les vidéos des internautes correspondent à des vidéos d'ayants droit, elles sont reconnues et la mise en ligne est empêchée. C'est simple, ça marche et c'est gratuit pour l'ayant droit (et évidemment pour l'internaute).

Comment ça marche en pratique? Peu d'ayants droit fournissent leurs empreintes mis à part les Américains et quelques rares Français. Donc même si le système technique fonctionne parfaitement, des vidéos «pirates» sont mises en ligne. C'est par conséquent aux sites de vidéo, une fois la contrefaçon signalée par l'ayant droit, de prendre eux mêmes l'empreinte du contenu litigieux et de l'envoyer dans les bases de données qui les regroupent pour éviter une nouvelle mise en ligne.
Comment faire alors pour que les contenus ne se retrouvent pas en ligne sans autorisation? Une prise de conscience par la filière culturelle que la lutte contre la piraterie est l'affaire de tous et que ce n'est pas en restant les bras ballants qu'on surfe sur les vagues. Alimentez les bases de données d'empreintes, chers ayants droit !

Bon, ceci dit, il y a aussi parmi les ayants droit des petits malins (je ne suis pas sûr d'avoir trouvé le mot juste, là) qui n'en ont rien faire des efforts des sites de vidéos et qui se disent qu'il y a de l'argent à gagner en attaquant ces sites en justice pour qu'ils soient qualifiés d' «éditeurs».

Ok. Là ça se complique. Revenons au b.a-ba sur la question: l'éditeur du site (celui qui gère le site) n'est pas forcément l'éditeur du contenu du site, l'éditeur du contenu étant celui qui est intervenu dans la création de ce contenu ou dans sa mise en avant. Ça, juste pour rappeler la différence avec un hébergeur qui reçoit, stocke et met à disposition le contenu de ses utilisateurs qu'ils soient simples internautes ou professionnels.

Pourquoi certains ayants droits (pour les identifier, c'est facile : plus la courbe de la renommée chute, plus le succès s'éloigne, plus ils attaquent) veulent alors que les sites de vidéo soient qualifiés d'éditeurs par les juges? Simple, un éditeur est responsable de ses choix ... «éditoriaux» et s'il propose un contenu (une vidéo par exemple) qu'il a choisi sans autorisation de l'ayant droit, il met en jeu sa responsabilité à l'égard de cet ayant droit qui peut demander réparation financière en justice.

Pour l'hébergeur, c'est différent. Ce statut a été créé par les instances européennes à la fin des années 90 pour être formalisé dans une directive de 2000. L'idée était de lutter contre l'hégémonie américaine sur Internet en permettant à des acteurs européens d'émerger: la directive avait ainsi pour but de favoriser le développement des échanges sur Internet en évitant qu'en raison de risques juridiques, les sites soient amenés à censurer abusivement les propos, informations et discussions qu'ils hébergent afin de ne pas voir leur responsabilité engagée.

Concrètement la directive qui a été transposée en France par une loi de 2004 « pour la confiance dans l'économie numérique» (ben oui, qu'est ce que je vous disais : le but était de créer de la confiance pour que les Européens prennent industriellement le risque de monter des business sur Internet) dite LCEN met en place une règle simple : l'hébergeur n'a pas d'obligation de surveiller ce qui se passe sur son site mais il doit réagir promptement (ça veut dire : «enlever du site») quand on lui signale un contenu illicite sur son site. Bref les sites de vidéo puisqu'ils hébergent (cf définition plus haut) ne devraient être jugés qu'en fonction de leur bonne réactivité lorsqu'ils reçoivent une demande de retrait.
Mouais...

La première décision rendue par un juge du fond (à opposer au juge du référé, celui qui juge quand il y a urgence et quand le problème est évident) sur ce sujet a été rendue en 2007 pour des faits remontant à 2006 et était mi-fugue mi-raison: les sites de vidéos sont bien des hébergeurs (ouf !) mais ils doivent dédommager les ayants droit car ils sont responsables de la mise en ligne des contenus contrefaisants «pour avoir eu a priori connaissance de leur caractère illicite». Bref, parce que tu lances un site de vidéo, tu dois te douter que des internautes vont faire n'importe quoi sur ton site donc tu dois ouvrir le porte-monnaie. Vous êtes comme moi, vous cherchez en quoi cette interprétation est en phase avec les textes de 2000 et de 2004 qui étaient là pour rassurer ceux qui voulaient se lancer et croître sur Internet et vous ne trouvez pas : normal, rien de tel dans la loi ; cette décision est limite voire carrément « contra legem » (capisce ? elle va à l'encontre de la loi).

Après cette décision, d'autres ont suivi, une vingtaine, et TOUTES (re-ouf) ont confirmé que les sites de vidéo étaient des hébergeurs mais beaucoup étaient imprégnées de l'idée que les sites ne devaient pas seulement réagir en retirant vite le contenu qu'on leur signalait -conformément à la loi - mais aussi que cette même loi les obligeait à faire en sorte que ce contenu retiré ne réapparaisse pas.

Evidemment les sites de vidéo, en mettant en place le «fingerprinting» (cf plus haut), ont tendu des perches pour se faire battre : de nombreux juges ont estimé que grâce au «fingerprinting», aucun contenu contrefaisant ne devait se retrouver sur les sites après signalement par l'ayant droit en oubliant que le «fingerprinting» n'existe que depuis fin 2007 et qu'un contenu signalé à un hébergeur d'un site par exemple en juin 2007 et retiré immédiatement pouvait tout à fait réapparaître en mars 2008 puisqu'au moment de son retrait, aucune «empreinte» n'avait pu être prise, la technologie n'existant pas.

Mais globalement une grande partie des vingt et quelques décisions rendait hommage aux sites de vidéos ces hébergeurs qui réagissent promptement et qui empêchent le contenu contrefaisant de revenir (facile pour les contenus signalés une première fois après la mise en place du «fingerprinting»)
Bon, reprenons notre souffle. Situation donc pas catastrophique pour les sites de vidéos mais une épée de Damoclès en permanence peu compatible avec l'idée de confiance que porte la directive. A noter bien évidemment qu'il n'y a qu'en France (à part quelques décisions vraiment isolées) qu'on a des décisions de justice concernant les sites de vidéos...

En outre certains pisse-vinaigre côté ayants droit continuaient à tort (c'est sûr) et à travers d'estimer que la jurisprudence n'était pas fixée (une vingtaine de décisions, c'est rien pour eux quand ça ne va pas dans leur sens) puisque seulement des décisions de premier degré - on dit «première instance» - étaient intervenues.

Heureusement et ce mercredi 6 mai, Mon Cher Slate, est à marquer d'une pierre blanche pour notre industrie puisque la Cour d'appel de Paris, dans une affaire qui sera rendue publique le 11 mai prochain (suspense mais je peux le dire à toi qui comprends vite et à demi mots: c'est à propos d'un film assez mou qui ne restera pas dans l'histoire du cinéma et qui se passe pendant la guerre de 14), a rendu la première décision d'une juridiction de second degré.

Cet arrêt est imparable: il confirme l'activité d'« hébergeur », au sens de la loi pour la confiance dans l'économie numérique, du site de vidéos et surtout dans des termes particulièrement bien choisis il infirme (le contraire de « confirme ») la décision de premier degré de 2007 qui avait retenu le site de vidéos comme responsable de la mise en ligne du contenu litigieux pour «avoir eu a priori connaissance de son caractère illicite».

En effet, la Cour d'appel retient que cette décision de 2007 « revient à méconnaître l'économie de la LCEN en imposant à l'hébergeur, à raison de la nature même de sa fonction, une obligation générale de surveillance et de contrôle des informations stockées à laquelle le législateur a précisément voulu le soustraire ».
Limpide, non ?

La Cour d'appel condamne enfin les ayants droit du film à verser au site une indemnité de 15 000 euros au titre des frais de justice, ce qui constitue un signal particulièrement fort donné à ceux qui pourraient encore douter du statut des sites de vidéo...

Pour conclure cette longue lettre - promis, je ferai plus attention la semaine prochaine - les sites ne doivent pas rester assis sur ces lauriers fraichement coupés et doivent continuer «la coopération avec les ayants droit et travailler avec eux pour faire d'Internet un relais de croissance pour les industries culturelles».

C'est bien dit, hein ? Ce sera dans le communiqué que je t'invite à lire, Mon Cher Slate, lundi 11 et que, je l'espère, tu commenteras largement dans tes géniales colonnes.
En attendant, à la semaine prochaine ! ;
Ton hébergeur préféré (faudrait qu'on signe un truc ensemble d'ailleurs)

Giuseppe de Martino

PS : Mon Cher Slate, j'ai un peu tardé à t'envoyer cette lettre donc je te rappelle la question du jour qui n'est plus celle du mercredi 6 mais plutôt du jeudi 7 : y a-t-il une connection souterraine entre la rue de Valois et le quai du Point du jour (changez à Chatelet, c'est quai à quai) ? A toi de te faire une opinion.

Photo: Création de vidéo sur Internet Reuters

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