Économie

Rafale: l'Inde sauve la mise à Dassault

Après de nombreux échecs, la vente presque assurée de 126 avions de combat français à New Delhi est une considérable bouffée d'oxygène pour le groupe, ainsi que pour l'industrie militaire française.

Le Rafale lors d'une démonstration au Bourget. REUTERS/Pascal Rossignol.
Le Rafale lors d'une démonstration au Bourget. REUTERS/Pascal Rossignol.

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L'annonce, mardi 31 janvier, de la décision du gouvernement indien d'entrer en négociations pour l'achat de 126 Rafale est une décision qui tombe à pic pour le groupe Dassault et pour l'industrie française de la défense.

Depuis 2010, la France et Israël se disputent en effet la quatrième place du classement des exportateurs d’armes militaires vers l’étranger: 53,7% pour les États-Unis, 12,5% pour le Royaume-Uni, 8,2 % pour la Russie, 6% pour la France et 5,3% pour Israël. L’État hébreu, devenu leader de la vente de drones dans le monde, aurait pu ravir sa place à la France sans la décision de New Delhi.

Réussir à vendre enfin son avion de chasse était devenu impératif pour Dassault qui, par ailleurs, n’a aucun matériel militaire de substitution. Ce contrat de la dernière chance —même si le Rafale est également candidat pour 36 appareils au Brésil et tente de revenir en lice pour 18 appareils en Suisse, celle-ci ayant pour l'instant opté pour le Gripen du suédois Saab— semble désormais quasiment acquis. Il est dit que la France ne peut pas perdre à la fois son triple A et sa quatrième place d’exportateur de matériel militaire...

Numéro deux derrière le F22 américain

Dans le classement «opérationnel» des avions de combat par les experts internationaux, le Rafale a toujours été bien placé. Il vient encore aujourd'hui en deuxième position juste après le F22 américain mais devant ses concurrents, le Gripen et l’Eurofighter Typhoon européen. Mais en dépit de caractéristiques techniques reconnues, aucun Rafale n’avait jusque-là été vendu par Dassault, hormis à l’armée française, tandis que l’Eurofighter a été commandé à 707 exemplaires et le Gripen à 240. L'utilisation en combat du Rafale en Libye a peut-être changé la donne, et Dassault et la France ont aussi enfin décidé de se donner tous les atouts pour remporter un succès.

Les armées étrangères raisonnent en fonction de trois critères bien distincts: politique, comptable et technique. Le choix politique est laissé à l’appréciation des dirigeants qui peuvent vouloir favoriser un Etat à la place d’un autre si des avantages pour leur diplomatie, leur économie ou leurs industries sont octroyés, comme l’installation d’une usine d’assemblage locale.

Un marché mal engagé aux Emirats

Le choix technique ne laisse aucun doute sur la primauté du Rafale, en tout cas sur ses concurrents européens. Les armées qui sont confrontées à un danger radical choisissent l’avion qui se mesure le mieux au combat.

Ceci dit, le marché qui semble aujourd'hui le plus difficile et le plus mal engagé pour Dassault est celui des Emirats arabes unis, pourtant confrontés à une menace plus tangible que la Suisse, le Brésil et l'Inde. Comme quoi les équations des grandes ventes d'armement sont toujours complexes et un certain nombre d'informations échappent toujours au grand public et aux journalistes.

Dans leur projet d’achat, les Émirats arabes unis ont refusé le radar RBE2 de Thalès car ils trouvaient ses spécifications insuffisantes pour leurs besoins. L’objectif des EAU était de faire face à la menace iranienne en engageant les cibles au plus loin de leurs frontières. L'Iran est à 250 km et seulement dix minutes de vol. Ils ont donc réclamé un radar dit à «antenne active» à portée double pour une détection passant de 50 km à 100 km, dont le coût de développement est très élevé. Les EAU ont exigé par ailleurs d’autres améliorations: moteur M-88 plus puissant, troisième point d'emport sous la voilure, furtivité améliorée…

Ces améliorations conditionnent la signature d’un contrat. A moins qu’il ne s’agisse d’un caprice des dirigeants des EAU, qui veulent masquer leur choix politique d’un avion américain, l’avance technologique du Rafale est mise en cause, faisant ainsi hésiter d’autres pays.

Le choix économique prime

Mais le choix économique est celui qui prime en période de réduction des budgets. La Suisse, qui doit équiper son armée d’avions mais qui ne souffre d’aucune menace identifiée, n’a pas besoin d’investir pour des chasseurs très performants et fait donc jouer la concurrence pour choisir le moins disant. Cette option explique qu’elle préfère le Gripen pour des raisons de coût, bien qu’il n’ait pas rempli les spécifications minimales exigées par les militaires suisses.

Dassault était jusqu'à aujourd'hui inflexible dans ses négociations sur les prix, en ayant fait le choix d’intégrer en totalité les dépenses de recherche et de développement au coût du Rafale. Cela passe avec l'armée française, qui n'est pas vraiment en position pour négocier les prix, pas vraiment sur les marchés étrangers.

Même cas de figure avec le Brésil, qui souhaite acheter 36 avions multi-rôles Rafale en dépit du fait que l'appareil français avait le prix le plus élevé des trois finalistes dans le processus d’appel d’offres, et de la préférence de la force aérienne brésilienne pour le Gripen. Celle-ci avait fondé son choix sur le prix d’achat et de maintenance plus bas et le fait que la transaction sera suivie d’un transfert de technologie au Brésil.

Un courrier aux parlementaires suisses

Pris à la gorge, Dassault vient de changer totalement sa stratégie commerciale et, avant d'amortir le développement de son avion, a décidé d'essayer d'abord de le vendre. Le groupe a envoyé directement un courrier aux parlementaires suisses pour leur proposer l'acquisition de 18 Rafales pour 2,2 milliards d'euros, soit 122 millions pièce au lieu du tarif catalogue de 150 à 175 millions.

Cette réduction rend son prix inférieur de 3 millions à celui du Gripen, qui ne bénéficie pas des mêmes avancées techniques: la motorisation du Rafale est de deux turboréacteurs au lieu d’un, la puissance est de 9.932 kgp au lieu de 5.139 kgp, le plafond opérationnel est de 16.800 m au lieu de 15.000 m et le rayon d’action de 1.850 km au lieu de 800 km. Il est évident que, pour le même prix, les militaires suisses choisiront le meilleur avion.

Dassault a aussi obtenu de retrouver son autonomie en matière de négociations commerciales pour éviter d'être à nouveau victime du manque de coordination entre les services de l’État. Les péripéties de la commande du Maroc en 2006 sont encore présentes: l’écart de prix de 17 millions pièce entre l’offre de Dassault et celle de la Délégation générale pour l’armement (DGA) avait choqué tandis que le ministère de l’économie avait refusé au Maroc le financement de cette vente. Le Royaume s’était alors tourné... vers les États-Unis.

Dassault doit se sauver seul

Le succès en Inde est le fruit de cette prise de conscience par Dassault de la nécessité de se sauver seul. Le moment technologique et industriel était propice. L’Inde est un géant économique, politique et militaire qui reste fragile et dont les voisins, le Pakistan et la Chine, sont à des degrés divers des ennemis et des rivaux.

Les ambitions géopolitiques de la Chine et le retrait occidental de l'Afghanistan contraignent l'armée indienne à avoir des ambitions et des moyens. Le Rafale était l’une des pièces maitresses de son réarmement, qui se traduira par 50 milliards de dollars de commandes au cours des prochaines années.

Les services commerciaux de Dassault ont trouvé les arguments financiers et technique pour convaincre New Delhi, d'autant plus que l’Inde voulait garder sa liberté vis-à-vis des États-Unis et voulait d'autres fournisseurs —Israël vient ainsi de signer un contrat d'armement pour une valeur de 1.1 milliard de dollars et fournit à l'armée indienne des drones furtifs, des missiles et des systèmes d'écoute.

Dassault a accepté les conditions indiennes: un coût de 12 milliards de dollars pour l’acquisition de 126 Rafale sous réserve que 108 seront montés sur place avec des entreprises indiennes, afin de respecter la condition selon laquelle 6 milliards de dollars seront compensés par des transferts de technologie. Les Indiens ont en effet l'ambition de développer leur propre industrie aéronautique à moyen terme.

Le contrat signé avec l’Inde sauve Dassault de la déroute et ouvre soudain des perspectives nouvelles avec les pays qui veulent se doter d’une aviation militaire moderne sans dépendre du parrain américain.

Jacques Benillouche

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