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Afghanistan: succès partiel contre al-Qaida et défaite stratégique

La mort d'Oussama ben Laden et le démantèlement des réseaux d'al Qaida en Afghanistan sont des succès, mais établir un nouveau régime démocratique dans le pays était un objectif totalement irréaliste.

Des militaires américains dans la province d'Helmand, en Afghanistan, le 4 novembre 2010. REUTERS/Finbarr O'Reilly
Des militaires américains dans la province d'Helmand, en Afghanistan, le 4 novembre 2010. REUTERS/Finbarr O'Reilly

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Dans l’émotion, mal contenue, de la tragique fin de la semaine dernière, on a pu croire pendant quelques heures que la France allait plier bagages en Afghanistan, sans crier gare et conférer ainsi à l’offensive terroriste des Talibans, et de ceux qui, à présent, sympathisent avec leurs buts de guerre, une prime inespérée. Au final, il n’en sera tout de même rien … ou presque. Car la volonté, évidemment accélérée par la pression électorale, de Nicolas Sarkozy et de quelques autres, c’est bien d’en finir le plus vite possible avec le déploiement afghan. Commençons peut-être, pour y voir plus clair, par ce qui est naturel et légitime dans une telle démarche.

Deux objectifs de guerre bien distincts

Il y avait en effet dans l’opération afghane, conçue par les Occidentaux dans un moment exagérément optimiste, au lendemain du 11 septembre 2001, et de l’effondrement du régime taliban, une sous estimation grave de la situation réelle du pays, ou plutôt la confusion de deux objectifs qui auraient dû rester bien distincts. Le premier vient en réalité d’être atteint, avec la mort d’Oussama ben Laden et, plus généralement, avec le démantèlement important des réseaux al-Qaida et apparentés, dans tout l’Afghanistan.  Ce démantèlement et cette destruction partielle sont en tous cas suffisants pour permettre un repli stratégique qu’on ne pourra pas comparer à la débâcle vietnamienne de 1975. Ni évacuation des diplomates  par hélicoptères, ni fuite éperdue de nos sympathisants  devant l’affirmation inexorable  d’une véritable résistance nationale. Mais ce n’est pas cet objectif limité que les Alliés s’étaient  donnés au départ, mais bel et bien l’établissement définitif d’un nouveau régime démocratique afghan qui aurait clos, pour de bon, le cycle tragique que traverse ce pays depuis le renversement de la monarchie en 1978. Et là, les moyens et les fins d’une telle entreprise auront été méconnus et sabotés dès le départ.

La coexistence d’un succès partiel face à al-Qaida et d’une défaite stratégique, néanmoins gérable dans les opinions publiques pour l’instant, rend inévitable le sauve-qui-peut actuel. Obama, qui sait combien l’opération victorieuse anti-Ben Laden est vitale pour la consolidation de son image publique au centre, pendant la campagne présidentielle, veut éviter à tout prix une «cartérisation», fatale à son prédécesseur démocrate confronté à Ronald Reagan en 1979-1980 dans la gestion des deux dossiers iranien et afghan. Mais il y a fort à parier qu’au lendemain de sa possible réélection, les Etats-Unis seraient amenés à accélérer singulièrement le rythme et les étapes de leur désengagement.

Au fond, on ne saurait donc reprocher à Nicolas Sarkozy, comme à l’ordinaire du reste, une certaine hâte et une trop grande réactivité à l’événement, plutôt qu’une analyse tant soit peu divergente des perspectives de la crise en cours. Il suffit de voir comment l’opposition républicaine aux Etats-Unis se garde soigneusement de la moindre attaque contre les stratégies de désengagement d’Obama, aussi bien en Irak qu’en Afghanistan, et peut-être même demain face à la prolifération nucléaire iranienne, pour comprendre que plus personne, à l’Ouest, ne veut s’engager dans la rédemption de l’Afghanistan. Déjà, dans des circonstances voisines et comparables, le chancelier Bismarck avait déclaré, à propos d’un conflit dans les Balkans, que «ces pays ne valaient pas les os d’un grenadier poméranien».

L'Afghanistan est un pays artificiel

Nous en sommes là, mais nous n’allons pas jusqu’au bout du raisonnement. Les succès même relatifs des Talibans sur le terrain afghan nous révèlent en réalité que ce pays n’en est pas un, et qu’il ne le sera sans doute jamais. Une moitié démographique et territoriale de l’Afghanistan demeure en effet totalement hostile au retour des intégristes et saura défendre ses terres, ses hommes et ses places fortes. Il s’agit de la zone d’influence de l’Alliance du nord, du défunt Massoud, avec ses zones Tadjiks (capitale Herat), Ouzbèks (capitale Mazar-e-Sharif), ou chiite Hazara dans les montagnes, particulièrement hostile aux Talibans. Enfin, l’agglomération moderne de Kaboul reste attachée à l’actuel état et à la laïcité, notamment en raison de l’emprise forte qu’y conservent des communistes, toujours en sympathie avec Moscou.

Au sud, pour l’instant, les Pachtounes demeurent solidaires des Talibans, et derrière eux, d’une armée et des services secrets pakistanais, de plus en plus pachtounes eux-mêmes. Non seulement, un retrait rapide des Occidentaux n’effacerait pas les déterminants géopolitiques de cette partition déjà virtuelle, mais il y a tout à parier que la prochaine étape verrait l’armée pakistanaise tenter de réinstaller ses traditionnels alliés partout où elle le pourra. Serait-ce là la tragédie annoncée? Russes, nostalgiques de leur ancienne influence, Iraniens, protecteurs attitrés des minorités persanophones et chiites, Indiens qui ne permettront jamais  un triomphe sans mélange de l’ISI pakistanaise, interviendraient de toutes les manières pour nourrir et consolider cette partition, voire faire payer à Islamabad, sous la forme d’une insurrection baloutche sur sa frontière sud-ouest, la monnaie de sa pièce pachtoune.

Depuis longtemps, Henry Kissinger souligne l’importance pour Téhéran, Moscou ou Delhi de défendre leur vision de l’Afghanistan sans se donner le luxe d’abandonner aux Occidentaux le soin d’une guerre qui, sans Ben Laden, ne les intéresse plus vraiment. Cette douche glacée dans les eaux du réalisme stratégique est sûrement nécessaire pour apaiser les illusions djiadistes triomphalistes des Talibans et de leurs complices. Elle aurait aussi le mérite, qui n’est pas du tout secondaire, de faire mesurer aux Iraniens combien les objectifs fondamentaux de leur nation se trouvent à présent solidaires de ceux de l’OTAN, à Bagdad comme à Kaboul.

Alexandre Adler

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