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La petite histoire des grosses poitrines prothétiques

Les premiers implants mammaires ont été posés il y a cinquante ans. Depuis, entre cinq et dix millions de femmes se sont fait «reconstruire» leurs seins à des fins esthétiques. Pourquoi?

Vraie ou fausse poitrine pour ce mannequin hongrois? REUTERS.
Vraie ou fausse poitrine pour ce mannequin hongrois? REUTERS.

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Laurent Lantieri, chef du service de chirurgie plastique de l'hôpital Henri-Mondor (Créteil) s’est très largement fait connaître pour ses reconstructions spectaculaires de visage. Aujourd’hui, il s’illustre dans l’affaire des prothèses mammaires. Membre du comité de suivi ministériel sur ce dossier, le Pr Lantieri a tout fait pour que l’explantation des prothèses PIP chez les 30.000 femmes concernées par ces implants soit prononcée. Et s’interroge publiquement sur  les raisons qui ont poussé des millions de femmes à se faire «reconstruire leur poitrine»:

«Cette histoire aura peut-être le mérite de faire réfléchir celles qui sont prêtes à n’importe quoi en matière d’esthétique. Avoir recours à la chirurgie esthétique n’est pas condamnable, mais aucun geste médical n’est anodin. On ne doit pas se refaire la poitrine comme on achète une crème.»

Combien de femmes se font-elles refaire la poitrine comme elles achètent une crème? Et combien de chirurgiens plasticiens travaillant dans le secteur privé à but lucratif répondent favorablement dans sourciller à leur demande? L’ampleur médiatique de l’affaire des prothèses mammaires tient pour beaucoup au fait qu’elle ne s’inscrit pas stricto sensu dans le champ médical ou sanitaire. Et comme celle Médiator (n’en déplaise à Lantieri), elle vient soulever de délicates questions aux frontières de la thérapeutique et de la modification de l’image corporelle.

Il est acquis aujourd’hui que le médicament anorexigène des Laboratoires Servier a été très largement prescrit en dehors de ses indications antidiabétiques, souvent à la demande de femmes souhaitant perdre aisément quelques kilos. Il ne fait aucun doute qu’en marge des reconstructions post-chirurgicales, l’essentiel du marché international florissant de la pose d’implants mammaires n’a jamais correspondu à des indications thérapeutiques d’une particulière gravité. De ce point de vue l’affaire des prothèses conduit à s’interroger sur l’histoire et les raisons d’une telle demande.

Premiers implants mammaires en 1962

Dans son ouvrage Le sein, une histoire (édition française préfacée par Elisabeth Badinter) l’universitaire Marylin Yalom traite savamment de cette question. Celle qui dirige l’Institut de recherche sur les femmes et le genre de la Standford University observe tout d’abord que l’organisation de volontaires de l’American Cancer Society, Reach to Recovery (tendre vers le rétablissement) a été fondée il y a près de soixante ans. Ce mouvement d’entraide informe les femmes qui ont subi l’ablation du sein (mastectomie) des méthodes pouvant leur être proposées. Il s’est implanté en Europe à partir de 1974, d’abord en France, puis en Finlande, en Irlande et en Suisse.

Il existe aujourd’hui dans 27 pays parmi lesquels l’Australie, l’Iran, la Roumanie ou l’Afrique du Sud. C’est, en France, une association de type loi de 1901 dont les frais matériels sont pris en charge par la Ligue contre le cancer. La première pose d'implants mammaires remonte quant à elle à 1962, aux Etats-Unis. Les premiers ont été développés par deux chirurgiens plastiques du Texas, en collaboration avec le fabricant de silicone Dow Corning Corporation.   

Parallèlement à celui de cette chirurgie reconstructrice, la chirurgie des seins à seule visée esthétique a pris un considérable essor comme en témoigne, en amont, la production industrielle et le marché international des prothèses mammaires. Fondée en 1991 à la Seyne-sur-Mer (Var), la société Poly Implant Prothèse (PIP) a ainsi occupé un moment le rang de numéro trois mondial du secteur, fournissant quelque 100.000 implants par an, essentiellement à l'étranger. L’offre n’a fait qu’alimenter une demande grossissante.

Depuis 50 ans, on estime entre cinq et dix millions le nombre des femmes qui se sont fait poser des prothèses dans le monde, dont un quart environ aux Etats-Unis. Il existe différents types d'implants mais ceux en silicone sont les plus usités du fait de leur ressemblance (visuelle et tactile) avec les poitrines originelles.  Pour autant les interrogations sanitaires les concernant ne datent nullement de l'affaire PIP.

Une intervention complexe et qui n'est pas sans risque

Il y a vingt ans, la Food and Drug Administration (FDA) américaine avait demandé le retrait du marché des implants en silicone tant que leur innocuité ne serait pas complètement établie. En 2006, la FDA a approuvé des prothèses d’Allergan and Mentor, une filiale de Johnson & Johnson, à condition que l’entreprise suive durant dix ans un groupe de 40.000 femmes implantées.

«Ces implants, utilisés depuis plus de 40 ans, ont fait la preuve de leur innocuité et de leur excellente adaptation à ce type de chirurgie car ils sont très proches de la consistance d’un sein normal. Ils ont par ailleurs bien évolué, en particulier à la fin des années 1990, afin de corriger les faiblesses que l’on pouvait leur reprocher», précise-t-on auprès de la Société française de chirurgie plastique reconstructrice et esthétique.

Contrairement à ce qui est parfois avancé par les chirurgiens spécialisés, l’intervention n’est en rien anodine. Coûteuse, elle se fait le plus souvent sous anesthésie générale et ne peut être considérée comme définitive, le remplacement (ou l’explantation définitive) étant presque toujours indispensable. Plusieurs interventions initiales peuvent être nécessaires et le risque de complications (suintements, perforations de l’enveloppe, lésions tissulaires) ne peut être écarté. 

Quelles sont aujourd’hui les indications de cette pratique chirurgicale? On en a une idée assez précise en consultant l’information écrite que les membres de la Société française de chirurgie plastique reconstructrice et esthétique délivrent à leurs futures patientes. 

Le «manque de volume» apparaît l’indication quasi-exclusive de cette activité:

«L’hypoplasie mammaire est définie par un volume de seins insuffisamment développés par rapport à la morphologie de la patiente. Elle peut être la conséquence d’un développement insuffisant de la glande à la puberté, ou apparaître secondairement par perte du volume glandulaire (grossesse, amaigrissement, perturbations hormonales…).  Le manque de volume peut aussi être associé à une ptôse (poitrine “tombante” avec affaissement de la glande, distension de la peau et aréoles trop basses). L’intervention peut se pratiquer à tout âge à partir de 18 ans. Une patiente mineure n’est habituellement pas estimée apte à subir une augmentation mammaire esthétique.»

Il convient de préciser que la chirurgie esthétique ne peut bénéficier d’une prise en charge par l’assurance maladie. Seuls quelques rares cas d’agénésie mammaire vraie (absence radicale de tout développement mammaire) peuvent parfois espérer une participation de la sécurité sociale après entente préalable, précise la société française. Qui se veut cure psychologisante:

«Cette hypotrophie est souvent mal acceptée physiquement et psychologiquement par la patiente qui le vit comme une atteinte à sa féminité, avec pour corollaire une altération de la confiance en soi et un mal-être, parfois profond, pouvant aller jusqu’au véritable complexe. C’est pourquoi, l’intervention se propose d’accroître le volume d’une poitrine jugée trop petite grâce à l’implantation de prothèses.»

Les gros bonnets argentins

Aux États-Unis l’augmentation artificielle du volume des seins vient en deuxième place des interventions chirurgicales à visée esthétique, après la liposuccion. Marylin Yalom s’est pour sa part intéressée aux différences nationales et culturelles pouvant exister dans les demandes et les pratiques.

«Les États-Unis ne sont pas le seul pays où ces implants ont été populaires. L’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Sud ont eu leur part de seins en silicone, ajustés à l’idéal de chaque pays. En France, par exemple, la taille idéale paraît être plus petite qu’aux États-Unis (…). En Argentine, on préfère les gros implants. Au Brésil, les femmes des classes supérieures favorise la réduction des seins – allant jusqu’à offrir cette opération à leurs filles pour leur quinzième anniversaire! Tandis que la Brésilienne qui s’élève dans l’échelle sociale souhaite prendre ses distances avec les gros seins associés à la population noire des classes inférieures, les Argentines – souvent d’origine espagnole, avec des hommes très machos – veulent accentuer à tout prix leur différence sexuelle.»

Dans de nombreux pays d’Amérique centrale, les jeunes filles peuvent également être fortement incitées à avoir recours à cette pratique chirurgicale par les trafiquants de drogue qui ont trouvé là une méthode difficilement identifiable de transfert de substances psychotropes illicites.

Peut-on établir une corrélation entre la taille de la poitrine reconstituée et le degré de féminité recherché? Selon Marylin Yalom, une étude suédoise le laisserait penser, une poitrine plate mettant les femmes mal à l’aise dans des situations hétérosexuelles. «Après l’opération, la plupart parlèrent de changements positifs dans leur vision d’elles-mêmes et dans leurs relations sexuelles, précise-t-elle. Les rares patientes qui déprécièrent le résultat auraient en général voulu des seins plus gros, ou regrettaient que leurs seins soient devenus durs et ne paraissent pas naturels.» 

Une autre étude, menée au Pays-Bas s’est intéressée aux problèmes émotionnels et éthiques entourant l’augmentation du volume des seins. Elle cherchait notamment à comprendre pourquoi des femmes choisissent de se soumettre à une telle intervention alors qu’elles sont parfaitement informées des risques encourus et qu’elles critiquent celles qui cèdent aux pressions sociales pour avoir «de plus gros seins». Les femmes interrogées expliquèrent avoir fait cette démarche pour elles-mêmes, nullement  «pour leur mari, leur chirurgien ou la société». Et, comme les femmes suédoises, la plupart se dirent satisfaites du résultat.

«Comme les gros seins représentent un idéal profondément ancré dans la culture américaine, leur réduction n’a pas pris la même ampleur que leur augmentation. Pourtant, la mammoplastie réductrice est de plus en plus populaire», observe Yalom. Notamment parce que les femmes dotées de très gros seins souffrent souvent d’un certain nombre de problèmes médicaux, en particulier des douleurs dans le cou et le dos, des épaules qui se voûtent et des irritations de la peau. «Certaines se plaignent que leurs gros seins les empêchent de courir ou de prendre de l’exercice, explique la chercheuse américaine, d’autres sont simplement gênées par la taille de leurs seins.»

Quel jugement les féministes portent sur ce recours à la  chirurgie esthétique? S’agit-il ici du droit des femmes à user comme elles l’entendent de leurs corps et de leur féminité? Faut-il au contraire voir là non pas l’expression d’un libre arbitre mais la soumission à un modèle né des fantasmes masculins et médiatiquement véhiculés via des canons de beauté standardisés? Se refaire la poitrine comme on achète une crème?

Jean-Yves Nau

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