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Facebook, tu me fais peur

Le réseau de Mark Zuckerberg a beau être incontournable, il promeut un web hyper-contrôlé et uniforme. Et je n'aime pas ça.

Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, présente Timeline, en septembre dernier, à San Francisco. REUTERS/Robert Galbraith
Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, présente Timeline, en septembre dernier, à San Francisco. REUTERS/Robert Galbraith

Temps de lecture: 5 minutes

Cher Mark Zuckerberg,

Est-ce que tu te souviens de The Twilight Zone? Pas la trilogie sur l’initiation à la sexualité adolescente, mais la géniale série (en français La Quatrième dimension):

 Si elle existait encore, je proposerais un épisode où le personnage principal, disons une jeune femme particulièrement séduisante, se lèverait un matin dans une nuisette transparente, se préparait du thé, se connecterait à sa boîte mails puis à son compte Facebook.

Et là, monsieur Facebook lui dirait qu’il n’est pas sûr qu’elle soit réellement qui elle est et exigerait ses papiers d’identité pour vérification auprès de ses services. S’ensuivrait un crescendo d’évènements incompréhensibles qui seraient un peu plagiés sur le Château de Kafka.

Bah figure-toi, cher Mark, que c’est peu ou prou ce qui m’est arrivé récemment avec ton entreprise —à la différence près que j’étais en jogging.

J’ai le même compte Facebook depuis 2007 me semble-t-il, au nom de Titiou Lecoq. A l’époque déjà, je me souviens avoir trouvé étrange que tu nous obliges à remplir un champ «nom de famille». Je trouvais que ça faisait un peu fiche d’identité, pas très webfriendly.

Il y a quelques jours, tu m’as donc écrit pour me dire:

fb1

Puis ça:

fb2

Cher Mark, je ne peux que rendre hommage à la sagacité de ton système de vérification puisqu’en effet, Titiou n’est pas mon nom civil. C’est un pseudo devenu un nom d’usage.

Du coup, je me suis retrouvée bien emmerdée. J’ai évidemment envisagé de demander un changement d’identité à l’Etat français pour obtenir un passeport au nom de Titiou Lecoq.

Et puis après, je me suis rappelée que le comité qui délivre les cartes de presse n’est pas aussi sectaire que toi et qu’ils m’avaient fait une carte au nom de Titiou. Donc j’ai pu t’envoyer ce papier très officiel avec sigle de la République Française et tout est rentré dans l’ordre quelques jours plus tard.

Il n’empêche que les contrôles d’identité par un représentant des forces de l’ordre, ça m’a toujours agacée, mais alors là, venant d’une entreprise privée, ça me donnerait presque envie d’éviscérer ton adorable petit chien dont tu postes de ravissantes photos:

beast

Au final, je reste stupéfaite par le durcissement de ta politique pro-identité civile. Durcissement puisqu’en 2011, nombre de personnes ont connu la même mésaventure que moi. Des inconnus mais aussi des personnalités comme Salman Rushdie. Son compte a été bloqué et on lui a demandé de fournir une pièce d’identité.

Il t’a naïvement donné son passeport et là, toi, Mark, tu as fait la chose la plus bête du monde. Tu as réactivé son compte mais en changeant son nom, c’est-à-dire en mettant son «vrai» prénom soit Ahmed Rushdie (puisque c’était le prénom noté sur son passeport). Il a quand même fallu qu’il te traite d’andouille sur Twitter pour que les choses reviennent à la normale.

Tu t’es excusé auprès de Salman, arguant qu’il s’agissait d’une erreur. Mais soyons franc, par rapport à ta politique de données privées, ce n’était pas une erreur. Le problème c’est de considérer que c’est une erreur quand il s’agit de quelqu’un de connu, mais que c’est tout à fait normal quand ça concerne des personnes pas médiatisées.

C’est déjà le principe d’un web à deux vitesses.

Mark, depuis notre rencontre en 2007, tu as changé. Que s’est-il passé?

Parfois, j’ai l’impression que tu as pris le melon. Ta position totalement hégémonique sur les réseaux sociaux te laisse le pouvoir d’exiger n’importe quoi de tes inscrits. Et c’est foutrement inquiétant.

Au début, tu cherchais à nous séduire, c’était la danse du ventre auprès des clients. Mais maintenant tu as pris l’ascendant et c’est à nous de nous plier à tes exigences.

Bien sûr, j’aurais pu renoncer à mon compte Facebook et partir sur Diaspora. Sauf que ton site me sert énormément précisément parce qu’il est celui qui compte le plus d’utilisateurs. Ton hégémonie s’auto-renforce sans cesse.

Ainsi, dans le cadre de mon travail, il me permet de contacter facilement des gens dont sinon je n’ai pas les coordonnées. Et inversement, il me permet d’être contactée par des gens pour des propositions de boulot. Du coup, je n’ai pas pensé une seconde à fermer mon compte.

L’ironie de la chose, c’est qu’avant d’être directement concernée par ta politique de «transparence», je m’y étais beaucoup intéressée notamment parce que je voulais en parler dans «L’Encyclopédie de la webculture» que j’ai co-écrite.

2011 aura été l’année où tu as propagé dans les médias ton idéal d’un web qui ressemblerait aux pages jaunes, c’est-à-dire un web sans anonymat ni pseudo. Avec comme justification le fait que les internautes inscrits sous leur vrai nom se comportent de façon plus responsable –par exemple pour poster des commentaires.

Cette polémique t’a opposé à Christopher Poole, fondateur de 4chan et Canvas, que pour l’occasion j’appellerai par son pseudo Moot. Sur 4chan, Moot a toujours défendu l’anonymat des internautes au nom d’une certaine liberté.

Selon lui, l’anonymat n’est pas une preuve de lâcheté mais une source de créativité sur le web. Combien de blogs n’auraient jamais vu le jour si leurs auteurs n’avaient pas eu droit au pseudo? Le parti pris de Moot est de s’intéresser davantage «au contenu qu’au créateur» là où ton intérêt, Mark, n’est pas que l’utilisateur crée quoique ce soit mais qu’il partage un contenu marchand pré-existant.

Sauf qu’un internet sans anonymat, c’est un luxe que peu d’internautes peuvent se payer. Comme l’a écrit la chercheuse danah boyd:

«Zuckerberg et sa clique pensent peut-être qu’ils savent ce qui est le mieux pour la société et les individus. Je désapprouve complètement: ils savent ce qui est le mieux pour la classe dirigeante.»

Une remarque qui trouve sa pertinence avec les printemps arabes. On nous a rabâché combien les réseaux sociaux comme le tien avaient aidé ces révolutions ou favorisé la contestation des dissidents chinois. Sauf que dans plusieurs cas d’activistes qui, évidemment, agissaient sous pseudo pour organiser cette contestation, tu as bloqué leurs comptes.

Au même moment, un sénateur t’a écrit une lettre ouverte pour te demander de mettre en place une option «anonyme» pour les dissidents de ces régimes et tu as refusé.

En réalité, l’idée d’un web «civilisé et policé» est le prétexte idéal pour défendre tes intérêts économiques. Soyons clairs, l’anonymat est économiquement nettement moins rentable.

En forçant les inscrits à renseigner leur véritable identité, tu t’offres une base de données qui se monnaie très cher auprès des publicitaires, des marques et des autres sites.

Or tu vas avoir besoin de cet argent puisque tu risques d’être obligé de faire entrer en bourse Facebook au printemps prochain. 

Dans le fond, on pourrait se demander où est la polémique. Finalement, un web transparent et un web anonyme pourraient tout à fait cohabiter comme c’était jusqu’à présent le cas. Ainsi, Moot ou danah boyd ne demandent pas la disparition des noms civils sur internet. Ils se contentent de défendre le droit à l’anonymat, sa possibilité.

Le problème, c’est que toi tu ne défends pas la possibilité d’utiliser le nom civil. Tu veux en imposer l’usage. Une volonté d’autant plus délicate que, à terme, tu cherches à faire de ton site la porte d’entrée sur le web, une sorte de nouveau Google qui écraserait tout le reste.

Rationnellement, je suis évidemment encline à suivre ceux qui veulent laisser le choix plutôt que ceux qui cherchent à imposer un seul usage uniforme pour tous. Sauf que quand tu m’as rendu mon compte Facebook, j’ai poussé un vrai soupire de soulagement.

Cette légère schizophrénie me fait penser que mon scénar d’épisode de Twilight Zone pourrait finir par une scène où l’héroïne hurlerait «je ne suis pas qui je suis» en s’auto-griffant le visage jusqu’au sang.

Bien à toi.

Titiou

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