Culture / Société

Aux Pays-Bas, le père Noël n’a pas d’elfes, il a des esclaves

La tradition raciste de Noël que les Hollandais commencent à combattre.

Un Zwarte Piet lors de la fête de Saint Nicolas aux Pays-Bas, le 21 novembre 2009 / Hotfield via FlickrCC License by
Un Zwarte Piet lors de la fête de Saint Nicolas aux Pays-Bas, le 21 novembre 2009 / Hotfield via FlickrCC License by

Temps de lecture: 6 minutes

En tant que nouvelle arrivante aux Pays-Bas, il y a beaucoup de choses que je ne fais pas bien. J’oublie d’apporter des présents dans les dîners, je remercie les gens trop chaleureusement, et je parle souvent trop personnellement avec des personnes que je viens à peine de rencontrer. Mais aucune de mes bourdes n’a jamais provoqué de réaction plus embarrassée que lorsque j’ai évoqué mes préoccupations au sujet du père Noël.

Une tradition bien ancrée

Voici ce qui me perturbe: aux Pays-Bas, le père Noël, ou «Sinterklaas» comme les Néerlandais le nomment, n’a pas de rennes; il a un petit assistant nommé Zwarte Piet, littéralement Pierre le Noir, qui enchante les enfants avec ses biscuits pepernoten et son comportement excentrique tandis que sa ressemblance avec Sambo le Petit Noir épouvante les visiteurs étrangers.

Chaque année, le 5 décembre, à la veille de la fête de Saint Nicolas, les enfants de tout le pays se réveillent excités de recevoir des cadeaux et des friandises, tandis que des milliers d’adultes se griment devant leur miroir, recouvrant leur visage de peinture marron et leurs lèvres de rouge. Dans leurs déguisements de Zwarte Piet, ils défilent dans le centre d’Amsterdam comme dans les rues des petits villages, ouvrant la voie à l’arrivée de Sinterklaas qui, dans la tradition néerlandaise, chevauche un cheval blanc volant.

Tenter d’expliquer à un Néerlandais pourquoi cette image vous perturbe ne provoquera que colère et frustration. Des adultes plus âgés et ouverts d’esprit peuvent avoir un mouvement de recul à l’évocation du sujet et réciter une liste apprise par cœur de raisons pour lesquelles Zwarte Piet ne devrait offenser personne. «Il n’est même pas noir», vous diront beaucoup d’entre eux. «Il est juste noir parce qu’il descend dans la cheminée». Alors, pourriez-vous rétorquer, pourquoi ses vêtements ne sont-ils pas maculés de suie eux aussi?

Saint Nicolas et son petit noir venu des colonies

Comme l’histoire de Zwarte Piet le dit clairement, l’explication de la suie de cheminée ne tient pas la route. Zwarte Piet –ou son ancêtre immédiat, peu importe– a été introduit en 1845 dans un récit intitulé Saint Nicolas et son Serviteur, écrit par un maître d’école néerlandais nommé Jan Schenkman. Dans l’histoire, Sinterklaas débarque d’Espagne en bateau à vapeur flanqué d’un assistant noir d’origine africaine. Le livre a connu une immense popularité et conduit à introduire l’assistant de Saint Nicolas dans les festivités de Noël. (Ce n’est que plus tard au cours du siècle que le nom de Piet lui a été donné).

En ce temps-là, l’empire néerlandais s’étendait sur trois continents et comprenait les colonies du Surinam et de l’Indonésie. Les Néerlandais étaient très impliqués dans le commerce des esclaves, dans la traite des esclaves africains comme dans leur exploitation dans les plantations de café et de sucre de leurs colonies. Les spectacles d’acteurs blancs grimés en personnages noirs étaient alors une forme de divertissement très répandue.

De nos jours, Sinterklaas, incarné chaque année par un acteur national célèbre, débarque aux Pays-Bas en bateau à vapeur à la mi-novembre. Son arrivée constitue un show télévisé en direct qui donne le coup d’envoi de la saison des fêtes, un peu comme la parade de Macy’s aux Etats-Unis, pour Thanksgiving. La ville à laquelle est accordé l’honneur d’accueillir Sinterklaas change chaque année.

«Zwarte Piet, c’est du racisme»

Cette année, le 12 novembre, tandis que Sinterklaas s’apprêtait à faire son entrée triomphale dans Dordrecht, Quinsy Gario était maintenu au sol et aspergé de gaz lacrymogène par la police. Gario est un poète publié, artiste et étudiant en Maîtrise d’études féminines à l’université d’Utrecht. Né en 1984 dans l’ancienne colonie hollandaise de Curaçao, il a grandi à Saint Martin. Il est venu en novembre 2011 à Dortrecht vêtu d’un T-Shirt sur lequel il avait lui-même inscrit au pochoir ces mots: «Zwarte Piet, c’est du racisme». Cette action a rapidement conduit à son arrestation –même si, lorsqu’il a ensuite demandé pourquoi, aucune loi précise n’a été citée.

Gario a immigré aux Pays-Ba avec sa mère en 1987. Il dit qu’il n’avait jamais vraiment remarqué les Zwarte Piets au cours des premières années qu’il a passées dans le pays, jusqu’au jour où sa mère est rentrée du travail en état de choc car le réceptionniste l’avait appelée la «Zwarte Piet» du bureau lorsqu’elle était entrée dans l’immeuble. Depuis, le personnage fait partie de sa poésie et de son travail artistique.

«Je le dis aux gens, je ne suis pas en colère. Je trouve seulement triste qu’on ne sache pas ce que cela signifie et je suis ici pour vous le dire», dit-il. Gario a commencé à imprimer des T-shirts semblables à celui qu’il portait à Dortrecht et à photographier des gens qui les portaient dans la rue puis à poster les clichés sur une page Tumblr

Il y a plusieurs semaines, tandis qu’il attendait parmi la foule amassée l’arrivée de Sinterklaas, vêtu d’un de ses T-Shirts, Gario et un compagnon ont été abordés par un policier, qui leur a intimé l’ordre de quitter les lieux. Lorsque Gario s’est enquis de la raison, arguant de sa liberté d’expression, le policier l’a plaqué au sol. Une vidéo de l’arrestation montre Gario qui se débat sur la chaussée en répétant: «Je n’ai rien fait» tandis que deux officiers le maintenaient au sol.

Alors qu’il était aspergé de gaz lacrymogène et traîné dans une rue adjacente, l’officier qui le tenait par le cou lui a frotté la bombe lacrymogène sur les yeux et le nez. Gario a ensuite été arrêté en compagnie du documentaliste et du journaliste qui les accompagnait afin de rendre compte de leur manifestation.

Les Néerlandais et le problème de l'immigration

Les Néerlandais disent souvent qu’ils n’ont pas de problème avec les races. Mais du point de vue de Gario (comme de bien d’autres à qui j’ai parlé), aux Pays-Bas, le sujet est inextricablement lié à l’immigration –ce avec quoi, en revanche, beaucoup de Hollandais ont un problème, comme le suggère la montée d’hommes politiques comme Geert Wilders, lequel professe une profonde méfiance envers les immigrés et réclame la fermeture des frontières. (Anders Behring Breivik, l’auteur des attaques terroristes en Norvège, ne tarissait pas d’éloges pour Wilders).

Allochtoon est un mot néerlandais pour désigner les immigrés et leurs descendants. Il signifie: «originaire d’un autre pays». Ces étrangers sont accusés par Wilders et d’autres de profiter des ressources du pays et des services sociaux alors qu’ils ne s’intègrent pas véritablement dans la société néerlandaise par ailleurs.

Gario n’est pas le seul artiste et activiste à considérer Zwarte Piet comme un problème. En 2008, Petra Bauer et Annette Krauss ont organisé une marche dans le cadre d’une exposition explorant la signification de Zwarte Piet. Lorsque les médias ont eu vent de l’exposition, les artistes ont reçu des menaces de mort, et le Musée Van Abbe de Eindhoven a annulé le défilé.

Etant Allochtoon, Bauer et Krauss ont été informées qu’elles n’avaient pas le droit de se dire offensées par Zwarte Piet. Bauer et Krauss ont été choquées de constater à quel point la plupart des gens refusaient même d’aborder le sujet. «Wilders a porté notre exposition jusqu’au parlement. Il réclamait la suppression des subventions pour le Musée Van Abbe coupable d’avoir permis à des gens de seulement évoquer la question de Zwarte Piet», dit Bauer. Mais Krauss ajoute que l’annulation du défilé fut finalement plutôt une bonne chose. «Des gens qui n’avaient jamais rien dit sur Zwarte Piet ont commencé à entrer en contact avec nous».

Des Zwarte Piets plus politiquement correct

Depuis la fin des années 1960, des modifications dans la tradition ont donné aux Zwarte Piets une place plus respectable et sympathique dans le décorum  des festivités de Noël aux Pays-Bas. En 1968, Hoofdpiet –le Zwarte Piet en chef, chargé de tous les autres– a été introduit, et depuis ce temps-là, d’autres figures de Zwarte Piets ont été ajoutées. L’un est chargé de la navigation, un autre d’emballer les cadeaux, et un autre Piet a la responsabilité des biscuits pepernoten. De légers changements dans l’apparence du personnage ont aussi été faits: le port de boucles d’oreilles est moins fréquent et les perruques sont devenues plus bouclées que drues et crépues.

Dans le passé, les Zwarte Piets avaient souvent un accent surinamais et jouaient le rôle de bouffons empotés. Mais désormais –au cours de la grande arrivée télévisée de Sinterklaas, au moins-  un Hoofdpiet s’occupe de l’organisation tandis qu’un autre fait le zouave au milieu de la foule qui se rassemble dans les rues dans l’attente de Sinterklaas, qui arrive dans leur sillage, saluant royalement depuis son cheval blanc, drapé dans sa houppelande et coiffé de sa mitre d’évêque.

De l'esclavage à l'amitié en passant par l'hostilité mutuelle

La maladresse de cette tentative de changement en un Zwarte Piet plus aimable et gentil est pointée de façon amusante par David Sedaris dans Six à huit hommes noirs, tout d’abord publié dans Esquire puis dans le livre intitulé Dress Your Family in Corduroy and Denim (Habillés pour l’hiver, Plon, 2006). Tandis que les Zwarte Piets étaient ouvertement «représentés comme des esclaves personnels», écrit Sedaris, ils sont désormais décrits comme «juste de bons amis»:

«Je pense que l’histoire a prouvé que quelque chose se produit souvent entre l’esclavage et l’amitié, une période caractérisée non par les biscuits et les moments paisibles au coin du feu mais par des effusions de sang et une hostilité mutuelle

Il est possible que cette période d’hostilité mutuelle soit arrivée en aux Pays-Bas. Dans les dernières semaines, des journaux comme le Volkskrant, plutôt de gauche, se sont mis à traiter du sujet avec une profusion de tribunes d’opinion. Dans la deuxième semaine de décembre, Flavia Dzodan, une activiste née en Amérique du sud et résidant à Amsterdam, a parlé avec Latoya Peterson, du site d’information The Root (la racine), petite sœur de Slate, du racisme véhiculé par la figure de Zwarte Piet. Pour le moment, au moins, il semblerait que l’arrestation de Gario ait aidé à élargir le débat que lui comme d’autres ont essayé de lancer depuis déjà pas mal de temps.

Jessica Olien

Traduit par Florence Boulin

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