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Le caviar n'a plus rien de sauvage

Impossible, cette année, pas plus que l’an dernier ni d'ailleurs que l’an prochain, de déguster les ruineux petits œufs noirs de l’esturgeon de la mer Caspienne, dont la pêche est interdite jusqu’à nouvel ordre. Mais le caviar d’élevage a pris le relais, notamment en France.

Du caviar. REUTERS/Michael Buholzer
Du caviar. REUTERS/Michael Buholzer

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Si, pour Noël, vous décidez de vous offrir, crise ou pas crise, quelques grains de caviar, vous aurez le choix entre, par exemple, l’Acipenser Baeri d’Aquitaine (ou de Chine), le Transmontanus américain, l’Ossetra (Gueldenstaedtii) importé d’Israël ou d’ailleurs ou même, soyons fou, un peu de Huso Huso bulgare. Il vous en coûtera entre 40 euros et 400 euros les 30 grammes selon l’espèce d’esturgeon et la marque.

Mais, à moins qu’il ne soit acheté en contrebande, il s’agira forcément de caviar issu de l’élevage (même si ce n’est pas toujours clairement mentionné), le caviar sauvage étant formellement interdit à la vente. En effet, la pêche de l’esturgeon est désormais proscrite dans la mer Caspienne (d’où provient 90% du caviar noir sauvage). La décision a été prise il y a trois ans par les 5 pays riverains: Russie, Iran, Azerbaïdjan, Turkménistan et Kazakhstan. Depuis, les autres pays concernés leur ont emboîté le pas.

Il suffit pour s’en convaincre de se rendre sur le site de la Cites (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction) à la page des tableaux de quotas d’exportation 2011 des esturgeons sauvages de la Caspienne, de la mer d’Azov, du Danube ou du fleuve Amour, et de faire défiler une impressionnante liste de zéros [PDF].

La situation n’est pas nouvelle et va durer. Victime de la pollution et d’un braconnage intensif depuis les années 1990, l’esturgeon de la Caspienne –le sevruga, l’osciètre ou le mythique beluga– est en voie d’extinction depuis des années. Les efforts de régulation et de contrôle déjà anciens de l’Iran et ceux de la Russie à partir de 2002 n’ayant guère donné de résultats, les pays riverains ont donc interdit la pêche en 2008. 

Il y a urgence

En mars dernier, ils ont décidé un moratoire de 5 ans pour laisser une chance de survie à l’espèce. Il y a urgence: en 12 ans, la production mondiale (officielle) de caviar sauvage est passée de 300 tonnes à  quasi zéro aujourd’hui. Un effondrement certes en partie enrayé par l’essor spectaculaire de l’élevage d’esturgeons, dont la production de caviar a bondi parallèlement de 500 kg à 140 tonnes. 

Jusqu’aux années 1980 pourtant, soucieux de préserver ce précieux or noir, l’Union soviétique et l’Iran ont lutté avec un certain volontarisme pour encadrer la pêche. Mais l’effondrement de l’URSS en 1991 a entraîné une période de déréglementation, de chaos et de crise qui, liés à l’effondrement du rouble et à l’hyperinflation, ont favorisé l’explosion du braconnage et de la contrebande.

En 2001, le constat dressé par la Cites est consternant: les prises officielles d’esturgeon sont passées «d’un pic d'environ 30.000 tonnes à la fin des années 1970 à moins d'un dixième de ce chiffre à la fin des années 1990», évalue alors l’organisme, mettant en cause «la réduction du débit fluvial, la destruction des sites de reproduction, la corruption, le braconnage, le crime organisé et le commerce illicite»

En effet, les prises illégales atteignent, en 2001, 10 à 12 fois le montant des prises autorisées. Si le marché officiel du caviar est évalué à 100 millions de dollars, en revanche, «le prix du caviar illicite variant considérablement d'un pays à l'autre, il est difficile d'estimer la valeur du commerce illicite mais à l'évidence, il s'agit de sommes considérables», ajoute alors la Cites. En tout cas, au début des années 2000, le marché noir s’emballe et les prix aussi. Le prix du kilo de beluga (le plus haut de gamme) atteint 20.000 euros le kilo (contre 8.000 à 12.000 aujourd’hui…).  

«Dans un sens, cette flambée des prix a été la chance du caviar d’élevage, car elle a permis de rentabiliser les fermes piscicoles», remarque Armen Pétrossian. Le «pape» du caviar, qui revendique à lui seul 15% à 20% du marché mondial, a joué très tôt la carte de l‘élevage en en proposant dès 1998 à la vente, tout en pariant sur la transparence. Fort de sa position de leader, il a carrément annoncé à l’AFP, il y a deux ans, que l’essentiel du caviar venait désormais de l’élevage, à la fureur de certains de ses concurrents inquiets de voir l’image de luxe du produit se dégrader. «Avant, le métier vivait dans le mensonge, ce qui était pire », rétorque Armen Pétrossian, tout en soulignant que les progrès de la pisciculture ont permis d’aboutir à une qualité très voisine de celle des esturgeons sauvages.

Du caviar de France, d’Amérique, de Chine ou d’Arabie saoudite

Les Etats-Unis s’y sont mis les premiers en élevant leur espèce endémique, le Transmontanus, jadis abondante en rivière (aujourd’hui également élevée en Italie). La France a échangé en 1985 avec la Russie une souche de truites contre la souche d’esturgeon Baeri (originaire des fleuves sibériens), qui s’acclimate bien en France et représente désormais la quasi totalité des 20 tonnes de caviar produites dans les fermes piscicoles de Gironde, de Dordogne, de Sologne ou des Pyrénées, apparues dès les années 1990. 

En rachetant une de ces fermes, l’Estudor, puis le célèbre restaurant Prunier en 2000 et en s’associant avec Caviar House, Pierre Bergé a d’ailleurs participé à l’essor du caviar français. L’Allemagne, l’Uruguay et surtout la Chine, élèvent aussi, désormais, cette souche Baeri. Israël produit de l’Ossetra, de même que la Bulgarie qui élève également, à toute petite échelle, le très prisé «huso huso»,  équivalent du beluga. L’Arabie saoudite se lance, elle aussi, avec une souche hybride.

Dans ces conditions, on peut se demander si le caviar ne va pas vite devenir trop abondant. Armen Pétrossian n’y croit pas. D’abord parce qu’avec 140 tonnes de production, on est encore loin des 300 tonnes du marché (légal) de 1998. Quant aux prix, après une forte baisse, ils ont plutôt remonté ces derniers temps et ne devraient pas s’effondrer car, explique-t-il, l’élevage reste une activité coûteuse: il faut attendre 7 à 10 ans pour qu’une femelle esturgeon parvienne à maturité et produise des œufs.

Ne craint-il pas néanmoins, avec l’essor d’élevages tous azimuts, une certaine banalisation du produit? «Non, si on ne cherche pas à produire des ersatz et si on préserve la qualité.» Un bon caviar ne se résume pas, dit-il, à l’élevage des poissons et à la récolte des œufs, mais aussi «à notre savoir-faire ancestral: la sélection et la maturation». Selon lui, c’est l’espèce de l’esturgeon et la qualité du traitement des oeufs qui distinguent les caviars les uns des autres.

Autrement dit, seule la marque compte, l’origine géographique n’a aucune importance, les poissons étant, d’ailleurs, tous élevés dans des eaux douces de pompage ou de forage, filtrées et standardisées. Une pierre dans le jardin des pisciculteurs de Gironde et de Charente-Maritime, qui veulent faire de l’appellation «Caviar d’Aquitaine» une Indication géographique protégée (IGP). Sans résultat pour le moment en raison des divergences entre éleveurs.

Quoi qu’il en soit, la montée en puissance du caviar chinois destiné uniquement à l’exportation, et la multiplication de fermes commercialisant leur propre caviar, complique la concurrence pour des maisons comme Petrossian, Kaspia ou Volga, sans parler de la floraison sur Internet des offres de caviar, parfois trompeuses. Le marché noir a certes reflué par rapport au début des années 2000, même si le WWF vient de dénoncer la poursuite du braconnage dans l’estuaire du Danube et du commerce frauduleux à partir de la Roumanie et de la Bulgarie.

La Caspienne est passée à un autre or noir

A terme, Armen Petrossian, qui se fournit un peu partout dans le monde (et commercialise environ 15% du caviar français), n’exclut pas de posséder des élevages en propre. Mais il déplore que les Russes n’aient pas compris assez tôt «le caractère irrévocable de cette évolution» et ne se soient lancés dans l’élevage que «7 à 8 ans après tout le monde». «Pourtant, aux Etats-Unis et en Israël, ce sont des Russes immigrés qui ont importé la technique d’élevage puis de fabrication du caviar, souligne-t-il. Après tout, ils ont été les pionniers de l’alevinage.»  Aujourd’hui, la production de caviar russe d’élevage n’excède pas les 10 à 15 tonnes, et l’exportation débute à peine.

Interdire purement et simplement la pêche, qui signe la fin du caviar sauvage, ne lui semble pas la meilleure solution. Il prône «un plan de pêche raisonné avec des quantités limitées et contrôlées» et plaide pour une relance de l’esturgeon dans la Caspienne à partir de l’alevinage des espèces endémiques, à une échelle étatique et collective.

Cependant, malgré une approbation de principe des pays concernés, la volonté politique semble manquer. Il faut dire qu’aujourd’hui, l’enjeu économique majeur de cette mer fermée, ou plutôt de cet immense lac faiblement salé, ce sont les énormes réserves de pétrole et de gaz qu’elle recèle et que les cinq pays riverains commencent à exploiter, sur fond d’âpres disputes et de rivalités. L’esturgeon, or noir d'hier, n’est plus vraiment la priorité.

Anne Denis

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