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Le «business» des prisonniers palestiniens

Un ministère spécifique, une commission parlementaire, une journée nationale, des campagnes de presse, des programmes de télévision… Le prisonnier palestinien est aussi courtisé en Cisjordanie et à Gaza qu’il est redouté en Israël, jusqu’à faire l’objet d’un véritable «business» parallèle.

Des familles palestiniennes brandissent le portrait des leurs emprisonnés, à Gaza le 5 décembre 2011. REUTERS/Ismail Zaydah
Des familles palestiniennes brandissent le portrait des leurs emprisonnés, à Gaza le 5 décembre 2011. REUTERS/Ismail Zaydah

Temps de lecture: 9 minutes

La seconde phase de libération des prisonniers palestiniens, dans le cadre de l’accord qui a permis la libération, il y a deux mois, du soldat israélien Gilad Shalit, a eu lieu dans la soirée du 18 novembre: 550 nouveau détenus ont recouvré la liberté, s’ajoutant aux 477 prisonniers libérés le 18 octobre dernier.

Effusions de joie devant les caméras, procession des représentants politiques palestiniens, «marche du libéré» à Ramallah, Hébron, Naplouse, Gaza… Depuis la fondation de l’OLP et les débuts officiels de la «résistance» palestinienne, le prisonnier tient une place à part dans une société sans Etat qui s’est construite autour de lui: un ministère dédié aux prisonniers, une commission parlementaire, une journée nationale –le 17 avril– un traitement financier durant les années d’incarcération, des primes exceptionnelles pour les nouveaux libérés, des campagnes de presse…

La figure du prisonnier est l’une des plus valorisées dans le système de représentation palestinien. C’est d’ailleurs la mère de 7 prisonniers palestiniens en Israël, Um Nasser Abu Hmeid, qui a été choisie pour conduire la délégation palestinienne devant les bureaux de l’ONU à Ramallah, début septembre, marquant officiellement le début de la campagne d’adhésion aux Nations unies.

20% de la population palestinienne

Dans une société divisée entre deux factions –le Fatah et le Hamas–, entre deux populations qui n’ont plus de contacts physiques –si ce n’est par Internet–, entre la Cisjordanie et Gaza; entre des villes plus modernes et occidentales et d’autres plus traditionnelles et repliées sur elles, le prisonnier reste, peut-être le seul trait d’union de tous les Palestiniens.

Au niveau national, Marouane Barghouti, le célèbre prisonnier du Fatah, condamné à cinq peines de prison à perpétuité, est peut-être encore le seul Palestinien à pouvoir fédérer l’ensemble de la population, rien qu’à l’évocation de son nom. Son image, les mains menottées en l’air comme un V de la victoire, est sans conteste celle qui est la plus reproduite sur une floraison de produits dérivés: posters, échappes, tee-shirts, cartes de vœux, tasses…

Les détenus viennent, indirectement, alimenter un large réseau d’imprimeries et d’entreprises de graphisme. Les affiches des prisonniers font bien partie du mobilier urbain de chaque ville et village palestiniens. Un commerce juteux et concurrentiel: rien qu’à Ramallah, on compte plus de 70 entreprises d’imprimerie et de graphisme. Chaque parti, ministère, association ou camp de réfugié a son propre réseau. Le 18 octobre dernier, lors de la libération historique de la première vague de prisonniers de l’Accord Shalit, elles ont fonctionné à plein régime. La demande est constante: pendant le Ramadan, les fêtes religieuses, les campagnes de presse, les manifestations de soutien ou encore pour la journée nationale des prisonniers…

Difficile, voire impossible, de rencontrer une famille qui ne connaisse pas, de près ou de loin, un détenu en Israël. Selon le Bureau palestinien des statistiques, 20% de la population palestinienne est passée par la case «détention» au moins une fois dans sa vie. Selon le ministère des Prisonniers, c’est un homme palestinien sur deux âgé de plus de 18 ans. D’après les derniers chiffres parus sur le quotidien Haaretz, 4.772 Palestiniens seraient actuellement détenus dans les prisons israéliennes pour des motifs de sécurité. 552 auraient été condamnés à la perpétuité; 446 à une peine de prison dépassant les 20 années, 452 à une période allant de 15 à 20 ans; et la plus grande proportion, 724, à une peine allant de 10 à 15 ans.

Un ministère, une grille de salaires, des primes «post-libération»

Une situation qui a donné naissance à une organisation politique et une gestion des finances publiques, inédites. Les Territoires palestiniens sont, en effet, la seule entité au monde qui compte un ministère des Prisonniers. Un véritable Etat dans l’Etat qui possède le troisième plus important budget de l’Autorité, après l’Education et la Santé. Loin devant le ministère de la Justice, qui s’occupe lui des prisonniers des geôles palestiniennes.

L’influence de ce ministère des Prisonniers est tentaculaire: il verse des pensions mensuelles pour chaque prisonnier incarcéré; finance les études à l’intérieur des prisons, s’occupe des dépenses alimentaires dans les centres pénitenciers israéliens; distribue les primes à la sortie… Sans compter les programmes dits de «réhabilitation». 

Au ministère, le prisonnier incarcéré en Israël n’est pas un détenu classique mais un «employé». Et les «salaires» croissent de manière exponentielle en fonction des années passées en prison. Les plus bas sont d’environ 400 euros par mois pour les prisonniers récemment incarcérés, pour atteindre plus de 1.500 euros après 10 ans passés derrière les barreaux.

«Nous avons même changé la loi cette année pour relever encore le plafond. Pour les prisonniers depuis plus de 30 ans, le salaire mensuel dépasse les 2.500 euros par mois», explique Ziad Abu Ein, le numéro 2 du ministère des Prisonniers à Ramallah. Difficile d’évoquer une manne financière: pour l’opinion palestinienne il s’agit plutôt d’une  «aide sociale» qui s’avère néanmoins plus élevée que le salaire moyen palestinien (environ 380 euros par mois en 2010).

En réalité, l’échelle des salaires mensuels des prisonniers est fixée en fonction d’une ancienneté professionnelle supposée à l’extérieur des barreaux:

«On détermine la somme comme si le détenu, avec les années, était devenu un cadre dans une entreprise ou une administration.»

Par ailleurs, le versement des salaires de l’Autorité palestinienne n’est pas restrictif à la nationalité: les prisonniers arabes-israéliens (Palestiniens avec la carte d’identité israélienne) reçoivent le même traitement financier.

Depuis la fondation de l’Autorité palestinienne, le budget dédié aux détenus palestiniens en Israël n’a cessé d’augmenter. Entre juin 2002 et juin 2004, durant la Seconde Intifada, plus de 25 millions d’euros ont été versés, directement ou indirectement, aux prisonniers: pensions, frais d’avocats… Soit une hausse de plus de 700%  par rapport aux années post-Oslo entre 1995 et 2002 (1). Elle s’explique, certes, par l’augmentation du nombre de prisonniers palestiniens durant cette période noire des relations israélo-palestiniennes. Mais pas seulement, car la hausse du budget dépasse alors largement celle du nombre de détenus. La Seconde Intifada a élevé la question des prisonniers au rang de priorité financière nationale.

Une manne dormante qui vient, indirectement, alimenter le secteur bancaire palestinien, l’un des piliers les plus solides de l’économie palestinienne avec celui de la téléphonie: «De nombreuses familles décident de laisser fructifier le capital jusqu’à la libération du prisonnier», explique Maya Rosenfeld, sociologue israélienne spécialiste de la société palestinienne.

«Mon cousin a 100.000 dollars sur un compte en banque, fruit du salaire versé chaque mois par le ministère des Prisonniers et de l’argent mis de côté par la famille. Il fait partie des prisonniers expulsés en Turquie (Accord Shalit, 18 octobre)», explique Adib, dentiste à Jérusalem-Est.

Loin de se limiter à la période d’incarcération, l’assistance du ministère des Prisonniers s’étend aux programmes de réhabilitation post-libération: études, formation professionnelle, construction de maisons… Avant la Seconde Intifada, des pays européens, dont la Suisse, participaient activement aux programmes de réhabilitation de prisonniers palestiniens à hauteur de plusieurs millions d’euros chaque année. Une aide qui a tourné court après la Seconde Intifada, l’Europe ne voulant plus être associée à la cause des prisonniers palestiniens désormais synonyme de terreur.  

Une bonne ligne dans le CV

Dans les Territoires palestiniens, en revanche, le prisonnier est plus que jamais une figure respectée, socle de la lutte palestinienne. A bien différencier des prisonniers incarcérés dans les geôles palestiniennes dont la situation subit une omerta totale.

Seules quelques associations évoquent ces prisonniers qui ne bénéficient d’aucun traitement financier ou de programme de réhabilitation post-libération. L’association Addameer dénonce ainsi des conditions d’incarcération très éprouvantes pour les prisonniers «politiques internes» (toujours de rigueur à cause des relations tendues Fatah/Hamas): cellules dans les bâtiments désaffectés, mauvais traitements…

A l’opposé, un passage dans une prison israélienne est perçu, surtout pour la jeune génération, comme une forme de consécration citoyenne; comme le service militaire du côté israélien. Un passage qui peut même faciliter certaines trajectoires professionnelles: «C’est vrai qu’à CV égal, un candidat ayant fait un séjour en prison “pour la cause”, aura davantage de chances d’être choisi pour un emploi», explique Qaddoura Farès à la tête de «Nadi al-Aseer», le puissant Club des prisonniers.

Après la fondation de l’Autorité palestinienne en 1993, de nombreux anciens prisonniers ayant purgé une longue peine en Israël ont été intégrés dans les forces de sécurité naissantes. D’autres ont été embauchés dans les ministères. Ziad Abu Ein a fait quatre séjours en prison. Même destin pour son homologue à Gaza, Mohammad Alkatari, qui a passé 18 années derrière les barreaux israéliens.

Les prisonniers ou le sceau de respectabilité pour les médias

Les anciens prisonniers sont également très présents dans la sphère médiatique. Ainsi la puissante agence de presse palestinienne, Ma’an News, basée à Bethléem, est dirigée par Nasser Laham, un ancien du camp de réfugiés de Deheishe qui a fait de multiples séjours en prison durant la Première Intifada. Un média dans les Territoires palestiniens ne peut pas se construire sans prendre à bras le corps la question des prisonniers. Le site de Ma’an présente une section entièrement dédiée aux détentions en Israël.

Durant des semaines les quotidiens palestiniens, comme Al Ayyam proche du Fatah, ont consacré près de la moitié de leurs pages aux détenus libérés, en particulier des photos à foison de représentants de l’Autorité palestinienne en visite chez les familles. Une méthode efficace pour s’assurer le soutien de l’opinion publique.

En période creuse, ce sont 3 à 4 pages qui sont néanmoins dédiées chaque jour aux prisonniers. A la télévision comme à la radio, les programmes les plus populaires traitent des détenus palestiniens en Israël: «Lorsqu’une nouvelle radio veut se lancer, elle consacre une très large partie de sa grille aux prisonniers. C’est la seule façon d’acquérir une légitimité au sein de l’opinion publique palestinienne», confirme Qaddoura Fares, du Club des prisonniers.

La télévision nationale palestinienne réserve deux programmes par semaine aux prisonniers et anciens détenus. L’une des principales radios palestiniennes, Ajyal, y consacre son programme du vendredi: 1 heure 30 d’immersion dans la famille d’un détenu, à Naplouse, Hébron, Djénine en fonction des fréquence locales. «Si on fait un calcul rapide, il y a environ 5.000 prisonniers palestiniens. En comptant les membres de la famille et le cercle proche, on arrive presque à un quart de million d’auditeurs potentiels», explique Walid Nassar, le manager de la station de radio.

Depuis la première vague de libération, il y a deux mois, même les flashs infos sont dédiés aux prisonniers. «Nous suivons chaque jour un prisonnier libéré: son expérience en prison, sa famille, sa nouvelle vie, ses  difficultés… Avec la seconde vague de libération, nous avons encore une grille prête d’avance jusqu’à la fin du mois.»

Sur Internet, de nombreux sites gravitent autour des détenus: ceux de puissantes associations de défense comme le Club des prisonniers, la Société des prisonniers à Bethléem, Addameer, ou Al-Haq; les comités de soutien comme celui de la figure du Fatah, Marouane Barghouti, mais également de simples sites de documentation ou de militantisme.

Affrontement Fatah/Hamas pour le monopole du cœur

Depuis la libération historique de la première vague de 477 prisonniers, les deux factions palestiniennes rivalisent dans la surenchère financière. A Gaza, le Hamas –à l’origine de l’accord, ce qu’il ne manque pas de souligner– a vu les choses en très grand, en particulier pour les 165 prisonniers de Cisjordanie qui ont été exilés dans l’étroit territoire. A commencer par un séjour durant plusieurs semaines dans un tout récent palace cinq étoiles en bord de mer, le Al-Mashtal. A 140 dollars  la nuit, l’investissement a dépassé les 200.000 euros.

Les prisonniers ont, dès leur sortie, reçu une prime de 2.000 dollars (1.500 euros) que la plupart ont utilisée pour acheter vêtements et chaussures (ils n’ont pu ramener que le strict minimum de leur cellule israélienne).

Une manière indirecte, aussi, de faire vivre une économie gazaouite qui tourne à vide. Avec un salaire moyen qui avoisine les 260 euros par mois, en 2010, et un taux de chômage d’environ 40%, sans compter des exportations quasi nulles, la population de l’étroite bande de terre n’est certainement pas l’une des plus consommatrices.

Le territoire a ainsi vécu ces deux derniers mois au rythme du retour des prisonniers: parades, barbecues géants chaque jour dans les parcs de la ville… Les prisonniers ont été mis bien loin des difficultés quotidiennes de la population de Gaza.

Aujourd’hui, les détenus exilés ont presque tous quitté l’hôtel. Ils ont reçu un second chèque de 10.000 dollars pour trouver un appartement dans Gaza, le meubler et y rester sans frais pendant près d’un an. Autre cadeau promis par le gouvernement: une voiture pour chacun.  

Depuis deux mois, beaucoup se sont mariés, certains avec des femmes qu’ils ont fait venir de Cisjordanie. Là encore, les coûts ont été pris en charge par le Hamas. La plupart ont fait le choix de prendre ou reprendre le chemin de l’université à Gaza (dont les frais de scolarité ont aussi été entièrement pris en charge par le gouvernement). Une façon aussi de prolonger une période de grâce, qui prendra fin lorsque les prisonniers se frotteront aux énormes difficultés pour trouver un travail dans une économie sous perfusion, où le chômage frappe près d’un habitant sur deux.

Autant de prisonniers qu'avant la libération de Shalit

A Ramallah, en Cisjordanie, l’Autorité palestinienne, dépassée dans les premières heures par le faste déployé par le Hamas, a tenté de reprendre la main. Elle s’est, elle aussi, engagée à verser des primes allant de 2.000 à 10.000 dollars aux anciens détenus. Et, à la mi-novembre, le président de l’Autorité palestinienne a promis de construire une nouvelle maison pour chaque prisonnier libéré. Une action qui devrait être financée le Fond d’investissement palestinien (PIF).

Mais difficile de démêler les effets d’annonce des promesses qui seront véritablement tenues sur le long terme. D’autant que les 550 prisonniers libérés durant la seconde phase de l’accord ne devraient pas bénéficier du même traitement de faveur que ceux de la première vague: «Aucun des 41 prisonniers libérés à Gaza le 18 décembre n’appartient au Hamas, alors je doute qu’ils recevront le même bonus financier de la part du gouvernement», explique un observateur de Gaza.

Par ailleurs, les détenus libérés n’ont pas le même parcours derrière les barreaux que leurs aînés –aucune peine de prison à vie, ni de participation directe dans les opérations de la Seconde Intifada. L’immense majorité n’est restée que 2 à 3 ans en prison –la plus longue peine monte à 18 ans. L’effort national devrait ainsi être plus modeste.

Mais la mobilisation et le prestige qui entourent les prisonniers ne risquent pas de s’atténuer. Selon l’organisation Addameer, 470 Palestiniens ont été arrêtés depuis le 18 octobre et la première vague de libération. En d’autres termes, selon l’organisation, la population carcérale palestinienne serait aujourd’hui au même niveau qu’avant l’accord historique qui avait permis la libération du soldat Gilad Shalit.

Hélène Jaffiol

(1) Source: Jerusalem Times. Retourner à l'article

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