Culture

Le waterboarding, la famille royale, l'Afrique: signé Hitchens

Extraits des meilleurs articles de ce grand journaliste, décédé le 15 décembre 2011.

Christopher Hitchens en juin 2010. REUTERS/Shannon Stapleton
Christopher Hitchens en juin 2010. REUTERS/Shannon Stapleton

Temps de lecture: 8 minutes

La Volonté mise à l’épreuve

Christopher Hitchens • Vanity Fair • janvier 2012

Le journaliste évoquait encore son combat contre le cancer dans le numéro de janvier 2012 de Vanity Fair.

Sur la question de savoir si ce que ne vous tue pas vous rend vraiment plus fort:

Avant que l’on ne me diagnostique un cancer de l’œsophage, il y a de cela un an et demi, j’avais lancé, de manière assez enjouée, aux lecteurs de mes mémoires que, face à la mort, je souhaitais être parfaitement conscient et éveillé, afin de «vivre» ma mort et de ne pas la subir. Aujourd’hui encore, j’essaie d’entretenir cette petite flamme de curiosité et de défi: j’ai bien l’intention de livrer la partie jusqu’au bout et que rien ne me soit épargné de ce qui constitue l’existence. Mais un des effets d’une maladie grave est de vous pousser à réviser des principes familiers et des idées toutes faites. Il est une maxime, au moins, que je ne professe plus avec la même conviction qu’auparavant: j’ai cessé d’affirmer à la ronde que «ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. »

À dire vrai, il m’arrive même de demander comment j’ai pu trouver une once de profondeur dans cette phrase. Elle est généralement attribuée à Nietzsche: Was mich nicht umbrigt macht mich stärker. En allemand, cette phrase semble bien plus poétique et c’est pourquoi il m’apparaît probable que Nietzsche ait emprunté cette phrase à Goethe, qui écrivait un siècle avant lui. Mais ce vers nous dit-il quelque chose? Peut-être, au moins émotionnellement. Je peux visualiser des moments clés de mon existence, faits d’amour et de haine, et dont je suis sorti renforcé par une expérience que je n’aurai pu acquérir autrement. Dans un autre registre, en sortant de l’épave d’une voiture ou en ayant, de peu, échappé à la mort sur le terrain d’un reportage, j’ai pu avoir, une ou deux fois la sensation stupide d’être à présent plus fort. Ce qui revient presque à dire que «j’ai été épargné par la grâce de Dieu» ou que «la grâce de Dieu, qui m’a épargnée, ne s’est pas étendue sur le malheureux que voici.»

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Les Windsor

Christopher Hitchens • New York Times Magazine • mai 1991

Sur la famille royale:

Il n’en demeure pas moins qu’en cette période de chômage élevé et de privations, les extravagances royales sont source d’un ressentiment considérable. La maison des Windsor coûte au contribuable l’équivalent de 101,5 millions de dollars par an, dont la moitié sert à entretenir et à pourvoir en personnel pas moins de cinq résidences royales. Cette somme coquette est par ailleurs attribuée, par l’Etat, à une imposante fortune privée, possédant des terres, des biens immobiliers, du bétail et de nombreuses œuvres d’art. Le magazine Fortune a récemment estimé la fortune privée des Windsor (en comptant tout, des collections de tableaux et de timbres précieux aux bijoux divers) à 10,73 milliards de dollars. La famille royale n’est pas le moins du monde imposée sur cette fortune: un fait embarrassant dans un pays qui a récemment vu les rues s’embraser et les vitres voler en éclats lors des émeutes provoquées par la réinstauration de la poll tax.

Un autre problème vient s’y ajouter à la liste: la famille est nombreuse. Le prince Andrew reçoit ainsi 481.000 dollars par an afin de pourvoir à ses «engagements officiels». Le prince Edward reçoit 186.000 dollars, la princesse Margaret, la sœur divorcée (et mondaine) de la reine, 423.000 dollars. La princesse Anne, fille de la reine, reçoit 441.000 dollars, et ainsi de suite. Et tous, à l’exception du prince Edward –encore célibataire et qui fait à ce titre l’objet des rumeurs les plus folles– ont des enfants (il existe un magazine londonien, ultraroyaliste, exclusivement consacré aux rejetons de la famille royale). On ne s’étonnera donc pas qu’en raison de l’appétit de la presse et du public pour les futilités de la cour, l’Angleterre ait bien souvent un air de parc à thème consacré à des souverains d’opérette.

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C’est de la torture ou je ne m’y connais pas

Christopher Hitchens • Vanity Fair • août 2008

Sur le «waterboarding», la «simulation de noyade»:

Vous avez, sans doute, pris connaissance du mensonge officiel sur ce traitement, qui «simulerait», soi-disant, la sensation de la noyade. C’est effectivement un mensonge. Il vous donne l’impression de vous noyer tout simplement parce que vous vous noyez –ou pour être plus précis parce que vous êtes noyé, lentement, sous contrôle, par ceux qui vous infligent ce traitement. La «planche» (board en anglais) est l’instrument, pas la méthode. Le mot qui compte dans «waterboarding», ce n’est pas le mot board, mais le mot water. L’eau.

J’en ai rapidement pris conscience lorsque, la capuche enfilée, qui laissait encore un peu passer de lumière, on a enveloppé ma tête de trois serviettes. Dans cette obscurité prégnante, la tête en bas, j’ai attendu un bref instant, jusqu’à ce que je sente une cascade d’eau descendre lentement dans mon nez. Déterminé à résister, ne serait-ce qu’en mémoire de mes glorieux ancêtres de la marine, qui bravèrent les dangers des océans, j’ai retenu mon souffle un temps, puis j’ai dû expirer avant –bien sûr–  d’inspirer. Cette inspiration a littéralement plaqué le tissu humide contre mes narines, comme si une immense patte humide enserrait mortellement mon visage. Incapable de savoir si j’étais en train d’inspirer ou d’expirer, noyé davantage par la panique que par l’eau, j’émis le signal convenu et fus alors soulagé de sentir que l’on me redressait et que l’on enlevait les tissus qui enserraient mon visage. Je crois que j’ai honte de vous dire à quel point ma résistance fut brève.

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Les médailles de ses défaites

Christopher Hitchens • The Atlantic • avril 2002

Sur le culte de Churchill et son héritage, post-11 septembre:

«Nous ne faiblirons pas, nous ne plierons pas, nous ne trébucherons pas et nous n’échouerons pas», déclarait le président George W. Bush au moment où commençait la campagne de bombardement contre l’Afghanistan en 2001. «Nous n’échouerons ni ne fléchirons. Nous ne nous affaiblirons ni ne nous fatiguerons», proclamait quant à lui Churchill soixante ans auparavant.

Le ministre [américain] de la Défense Donald Rumsfeld a déjà dépassé son prédécesseur, Caspar Weinberger –obsédé, lui aussi, par Churchill– en déclarant, dès le 12 septembre [2001], au personnel du Pentagone: «Alors que sa nation faisait face au plus grand péril, Winston Churchill parlait de la plus belle heure de sa nation. Hier, l’Amérique et la cause de la liberté des hommes ont été attaquées.» Une semaine auparavant, évoquant cette fois un système de missiles de défense, Rumsfeld avait déclaré devant une commission du Sénat: «Winston Churchill déclara un jour qu’il espérait ne jamais connaître le jour ou les forces du droits seraient privées du droit de la force.» Le 25 septembre, alors qu’on lui demandait si le ministère de la défense serait autorisé à tromper la presse dans sa poursuite de la guerre, il n’hésita pas à répondre: «Voilà qui nous amène à la fameuse phrase de Churchill qui déclarait qu’en temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’elle doit être dissimulée par un rempart de mensonges.»

Le maire de New York, Rudolf Giulian, parfois décrit comme le Churchill américain, avait lui-même tracé la voie à ses laudateurs en annonçant, après les attaques du 11-Septembre contre sa ville, qu’il était en train de lire un livre sur Churchill et la Seconde Guerre mondiale et affirmait que «rien n’est plus stimulant que les discours et les réflexions de Churchill sur la manière de faire face à ce genre d’épreuves». Ronald Reagan avait fait accrocher un portrait de Churchill dans le centre opérationnel de la Maison-Blanche. Le président Bush senior autorisa Jack Kemp à le comparer à Churchill durant la première guerre du Golfe; le président Bush junior demanda à l’ambassade de Grande-Bretagne à Washington de lui fournir un buste en bronze de Churchill, qui se trouve aujourd’hui dans le bureau ovale de la Maison-Blanche. Bill Clinton, très soucieux de son héritage, doit sans doute se désoler du manque de caractère churchillien de ses deux mandats, mais la plupart d’entre nous doivent sans doute espérer que si les Etats-Unis souhaitent se battre pour quelque chose, ce pays (ou la catégorie surpayée de ceux qui y rédigent des discours) est à même de puiser dans sa propre rhétorique.

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Gothique Africain

Christopher Hitchens • Vanity Fair • novembre 1994

Un reportage ancien sur l’état du continent africain:

Je ne sais qui il est ni ce qui lui est arrivé. Mais je pense qu’il ne lira sans doute jamais ces lignes. Il ne portait rien d’autre qu’un pantalon en lambeaux et il était traîné par une demi-douzaine d’hommes sur une route. S’il n’avait pas fait si sombre, je ne l’aurais peut-être même pas remarqué, mais les éclairages publics sont rares la nuit, à Kinshasa, et les phares de votre voiture définissent votre horizon. Il y avait un bidonville, plongé dans l’obscurité, d’un côté de la route, et un autre bidonville en face. Une bande avait décidé de traîner cet homme du premier bidonville vers le second. Il n’avait pas l’air très désireux de coopérer. Mon chauffeur accéléra dès que nous aperçûmes la scène et tandis que notre pick-up s’éloignait, j’enregistrai mentalement quelques détails de la scène: une bouche ouverte proféra un cri indistinct, des yeux qui roulaient dans leurs orbites, les muscles bandés et les tendons en extension –cet homme semblait, à raison, redouter le pire.

Dans la capitale du Zaïre de M. Mobutu, qui devais-je appeler? La police? Quand bien même la bande patibulaire que je venais de croiser n’était pas composée de policiers, les lignes téléphoniques étaient coupées partout. Et pas un Zaïrois, à commencer par le chauffeur du véhicule que j’avais emprunté pour l’occasion, ne songeait à intervenir dans une situation aussi macabre et routinière…

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Fragments d’une éducation

Christopher Hitchens • Slate • juin 2010

Un extrait des mémoires de Christopher Hitchens, Hitch-22, à propos de ses années terribles passées  en internat:

Nul endroit où se cacher. Les portes des toilettes n’avaient parfois pas de verrou. Nous étions constamment surveillés, de jour comme de nuit. J’appris rapidement ce que signifiaient les punitions collectives: «A moins que l’auteur ne se dénonce publiquement, déclarait une voix forte, tous vos “privilèges” sont abrogés.» Nous étions soumis à des couvre-feux, maintenus à nos pupitres ou dans nos dortoirs par de menaçantes imprécations, tandis que l’administration arpentait les couloirs en sa quête indistincte de crimes et de criminels.

J’insiste à nouveau sur l’effet d’échelle de la chose: comparés à nous, les professeurs étaient gigantesques, et tout ceci conférait à la scène un caractère fantasmagorique. A l’inverse, mais bel et bien pour renforcer l’effet premier, il y avait de longues périodes «joyeuses» où maîtres et élèves communiaient dans un même enthousiasme –généralement autour des performances d’une équipe de sport– et pouvaient célébrer les victoires de notre école face à des équipes d’écoles plus petites ou moins réputées que la nôtre. Je me souviens d’avoir lu, des années plus tard, que l’entourage de Staline était toujours plus inquiet quand le dictateur était apparemment de «bonne humeur» –et d’avoir immédiatement compris ce que cela voulait dire.

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Il savait qu’il avait raison

Ian Parker • The New Yorker • octobre 2006

Le portrait définitif de Hitchens:

Hitchens mène la vie qu’un garçon éveillé de 13 ans rêverait d’avoir à l’âge adulte: il se réveille à l’heure de son choix, travaille chez lui, est marié à une femme qui porte des chaussures à talons et en peau de léopard et refait le monde avec ses amis jusqu’à tard dans la nuit. J’arrive chez lui peu après midi et Hitchens m’accueille en décrétant qu’il est «l’heure de prendre un cocktail» et nous en sert un, bien tassé. Ses cheveux tombent sur ses yeux et il les balaie d’un léger mouvement du bout des doigts, avec des mains aussi droites que celles d’un mannequin.

Il me dit ne pas aimer se coucher: «Je n’aime pas tellement l’idée d’être inconscient. J’aurai tout le temps d’être inconscient.»

A Washington, sa vie mondaine se déroule généralement chez lui. «Ça me permet d’avoir un certain contrôle sur les personnes présentes, les sujets abordés, ce que l’on mange, avec quoi l’on se saoule et sur les cendriers», dit-il. Et il ajoute: «On peut dire que je suis casanier!» (le ton d’Hitchens est gentiment auto-parodique et même ses adieux sont ironiques: «Vous n’avez pas rêvé», «Restez cool.») Parmi les personnes présentes dans le salon se trouvent des gens qu’il a connus à Londres et qui l’appellent «Hitch», dont Salman Rushdie, Ian McEwan et son grand ami Martin Amis («la seule blonde dont j’ai été amoureux», a dit un jour Hitchens); de vieux amis américains, comme Christopher Buckley et Graydon Carter; un réseau international de dissidents et d’intellectuels; et ces derniers temps, des gens comme David Frum, auteur de discours pour l’ex-administration Bush et Grover Norquist, l’activiste conservateur. Au mois de septembre, il avait accueilli Barham Salih, vice-premier ministre kurde du nouveau gouvernement irakien. Bon nombre de ses hôtes affirment avoir souvent vu Hitchens quitter le salon après le repas, écrire un papier et réapparaître avant même que le sujet de la conversation ait changé.

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Max Linsky

Traduit par Antoine Bourguilleau

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