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Paris ou le choc de la réalité

[FOLIES DE VOYAGE 3/5] Chaque année, quelques centaines de touristes craquent à l'étranger, incitant certains spécialistes à parler de «syndromes du voyageur» très contestés. Troisième étape de notre cartographie de ce phénomène avec le supposé «syndrome japonais».

Des touristes japonais devant le Louvre lors d'une grève, en juin 1999. REUTERS/John Schults
Des touristes japonais devant le Louvre lors d'une grève, en juin 1999. REUTERS/John Schults

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Touristes pris d'un étrange accès de folie face à un tableau de maître, routards en plein délire mystique sur les routes de l'Inde, Japonais qui dépriment à Paris, vagabonds se prenant pour le Messie à Jérusalem, Robinsons occidentaux échoués sur les plages de Tahiti... Quelques centaines de voyageurs «décompensent» chaque année à divers points du globe au cours de ce que les psychiatres appellent «voyages pathologiques», la grande majorité de ces touristes ou expatriés souffrant déjà d'un trouble psychiatrique avant leur départ. Certains spécialistes font eux l'hypothèse de l'existence d'un «syndrome du voyageur». Au-delà des définitions, une cartographie culturelle se dessine en pointillés, comme si «là où l'on allait» délirer dépendait aussi de «là d'où l'on venait». Tour du monde en cinq étapes.

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«Arrêtez de croire que tout le monde vous regarde. Arrêtez de croire que tout le monde vous juge et que tout le monde vous en veut. Vous êtes à Paris, vous avez de la chance», s'entend répéter chaque fois qu'elle se rend à l'ambassade du Japon l'étudiante japonaise déprimée qu'imagine l'écrivain français Philippe Adam dans sa nouvelle Le Syndrome de Paris.

Identifié dans les années 1980 par le psychiatre japonais Hiroaki Ota, ce syndrome frapperait des Japonais choqués par le décalage entre le Paris romantique et raffiné qu'ils pensaient découvrir et la réalité qu'ils arpentent. «Très souvent, cette déception concerne des étudiantes qui viennent avec une vision de la France assez liée aux films de Godard», estime Philippe Adam, qui a séjourné au Japon et rencontré des Japonaises vivant à Paris avant d'écrire sa nouvelle consacrée au sujet. Qualité de service laissant à désirer, insécurité et impolitesse sont les principaux griefs des Japonais qui séjournent dans la Ville-Lumière.

«Il y a pas mal de grèves, les gens peuvent être un peu agressifs verbalement, on peut se faire voler son porte-feuille dans le métro, le taxi peut arriver avec un quart d'heure de retard», indique la psychanalyste japonaise Eriko Thibierge-Nasu. «C'est quelque chose d'inconcevable au Japon car c'est un pays où tout fonctionne dans la vie quotidienne. On peut par exemple se donner rendez-vous à 13h01 sur le quai et être sûr d'arriver à l'heure. Les Japonais qui sont fragiles peuvent donc devenir très dépressifs à Paris, avoir le sentiment d'être rejetés, ignorés», ajoute la psychanalyste, qui trouve le terme de «syndrome» exagéré et lui préfère celui de «malaise».

Différences de comportement

Difficile d'obtenir des informations précises sur les observations d'Hiroaki Ota, ancien médecin-conseil auprès de l'ambassade du Japon à Paris et attaché à l'hôpital Saint-Anne: il se refuse à toute interview depuis plusieurs années et son livre consacré au sujet n'a été publié qu'en japonais. Ses travaux parallèles sur les voyages pathologiques de Japonais à Paris, qui sont le fait de patients souffrant d'un trouble psychiatrique antérieur au voyage, sont en revanche consultables dans la revue psychiatrique Nervure.

Une étude publiée en 2004, et dont Ota est co-auteur, indique que 63 patients japonais ont été admis à l'Hôpital Sainte-Anne «dans un état aigu» entre 1988 et 2004. Il s'agissait de personnalités fragiles «en quête d'une liberté ou d'une libération illusoires» ou de personnes souffrant d'une psychose et dont la venue était motivée par des convictions délirantes. La plupart des patients avaient moins de 30 ans, près d'un sur trois était schizophrène. À l'instar d'une Japonaise de 39 ans, qui s'était rendue à Paris après avoir vu une affiche touristique dans le métro de Tokyo avec pour slogan «La France vous attend», persuadée que cette injonction lui était personnellement destinée.

L'étude pointe les obstacles auxquels sont confrontés les Japonais qui viennent s'installer à Paris, au-delà de la déception liée à la ville, telles que la barrière de la langue et les différences de comportements en société. «Ces difficultés, qui peuvent créer très vite une incapacité de communication ou être sources d’erreurs grossières, entraînent sentiment d’étrangeté, angoisse, isolement», notent les chercheurs.

Le suivi du patient par un psychiatre de langue japonaise et une médication adaptée aux troubles permettent de calmer la crise. La plupart des patients n'étant pas en état de rentrer seuls au Japon, ils sont généralement accompagnés par un proche dépêché à Paris ou bien rapatriés. Contactée à ce sujet, l'ambassade du Japon à Paris indique ne pas avoir «procédé à des rapatriements de ressortissants japonais touchés par ce type de syndrome» en 2011, contrairement à ce qu'affirmait récemment le magazine américain The Atlantic, sans citer ses sources.

«Ça n'existe pas»

Le syndrome de Paris continue d'être le sujet de nombreux reportages dans les journaux du monde entier, mais il est largement remis en cause par la communauté psychiatrique française. «Ça n'existe pas», laisse choir avec une pointe de lassitude dans la voix Youcef Mahmoudia, psychiatre à l'Hôtel-Dieu, pour qui «il ne faut pas confondre un état d'angoisse passager qui peut survenir chez quelqu'un qui est en voyage et n'arrive pas à s'adapter et un état délirant entraînant des troubles du comportement sur la voie publique».

Sur la cinquantaine de «voyageurs pathologiques» qui sont hospitalisés chaque année à l'Hôtel-Dieu, à deux pas des principaux sites touristiques, la majorité ne sont d'ailleurs pas des Japonais mais des provinciaux, fait remarquer Youcef Mahmoudia:

«Il y a aussi des Italiens, des Belges, des Allemands... Seuls 3 à 5 % sont des Japonais.»

Ce phénomène ne semble en tout cas pas décourager les Japonais: 700.000 d'entre eux se sont rendus en France en 2010 et la plupart sont bien informés de la réalité parisienne avant le départ, et munis de plans de Paris mentionnant les quartiers dans lesquels Amélie Poulain n'irait jamais se perdre.

Annabelle Georgen

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