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L'Allemagne cherche de nouveau à dominer l'Europe

Ce n'est plus avec son armée, ce n'est plus le Blitzkrieg. L'Allemagne d'Angela Merkel veut enseigner aux nations surendettées les vertus de la prudence et de l'effort.

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Une fois par jour, au minimum, un membre de la blogosphère ou des médias souligne l'ironie: après avoir essayé par deux fois au siècle dernier de soumettre ses voisins par la force des baïonnettes, au XXIème siècle, l'Allemagne s'est dotée d'une nouvelle arme: le défaut souverain. 

Nommez-la Schnittskrieg: une guerre où des coupes budgétaires alliées à une austérité profonde et néfaste amputent, taxent et réaménagent les économies en ligne de mire jusqu'à ce que – du moins en théorie – on leur accorde le droit de conserver sans risque leurs liens avec le Reich... Je veux dire, la zone euro.

La description est injuste? Peut-être un chouïa exagérée, je le concède. Mais du point de vue de nombreux Européens – et pas seulement des «assez vieux pour s'en souvenir» – jouer aujourd'hui de l'hyperbole semble tout à fait justifié.

Les Allemands exportent beaucoup, même les plans d'austérité

La nécessité qu'ont les PIIGS (Portugal, Italie, Irlande, Grèce et Espagne) d'élaborer des plans viables et à moyen terme de réforme majeure et de désendettement fiscal ne peut être discutée. Mais les actions de l'Allemagne (et son inaction, dans certains cas) ont aggravé la situation, en imposant des mesures d'austérité radicales qui ont anéanti la moindre chance de croissance au sein de ces économies. Parallèlement, les décideurs allemands ont dicté à l'Europe des politiques monétaires et autres qui ont généré un euro très fort sur les marchés internationaux de devises, rendant les fleurons de ces petites économies – la marine marchande en Grèce, les entreprises high-tech en Irlande, par exemple ou les secteurs florissants des télécommunications et du vin en Espagne – incroyablement non-compétitifs au moment-même où ils sont les plus indispensables à leur survie nationale.

En apparence, la chancelière allemande Angela Merkel semble tiraillée entre des intérêts politiques nationaux («cessez d'envoyer nos deniers durement gagnés pour renflouer ces paniers percés de Grecs») et une dure réalité économique (l'effondrement du marché unique européen sera, plus qu'à toute autre économie, préjudiciable à l'Allemagne et à son secteur manufacturier qui n'a cessé de prospérer depuis la création de la zone euro).

Mais c'est encore trop schématique. Pour les décideurs économiques allemands, paramétrés tels des faisceaux laser pour cibler une hyperinflation comparable à celle qui fit tomber la République de Weimar et porta vous savez qui au pouvoir, le moment est formateur. Selon les consignes de nombreux économistes, le dépannage évident consiste à permettre à la Banque Centrale Européenne d'agir comme l'avait fait la Réserve fédérale des États-Unis en 2008 – qu'elle se prépare à donner de sa personne et évite l'enlisement des marchés de crédit ou des risques systémiques comme les défauts de banques majeures et la contagion qu'impliquerait l'effondrement de l'économie mondiale.

Irwin Stelzer, directeur de la politique économique au sein de l'Hudson Institute, expose ainsi le plan de bataille de l'Allemagne dans le Wall Street Journal:

«Les bailleurs de fonds répugnant au risque ont placé leur argent dans des obligations sûres, garantissant la faiblesse des taux d'intérêt allemands et faisant économiser 20 milliards d'euros à l'Allemagne entre 2009 et 2011, ce à quoi s'ajouteront encore 20 milliards selon un institut de recherche bruxellois. Les problèmes de la Grèce et al. maintiennent l'euro à un niveau plus bas qu'il ne devrait être, ce qui alimente la machine exportatrice de l'Allemagne. Et les électeurs allemands soutiennent de tout cœur l'insistance de Mme Merkel à vouloir enseigner aux nations surendettées les vertus de la prudence et de l'effort germaniques».

«Et alors ?» J'entends soupirer les réalistes... L’Allemagne est en droit de veiller sur elle-même – comme le font toutes les grandes nations. Peut-être, mais pour les autres «grandes nations», l'enjeu est énorme et avec l'intervention jeudi de la Fed, les idiots qui se demandaient encore si la grippe européenne pouvait se propager à travers l'Atlantique ont dû obtenir leur réponse.

Allergique à l'intervention de la BCE

Se rangeant justement derrière une telle initiative, les codirecteurs du Center for Economic Policy Research ont précisé ces enjeux mondiaux tout en exigeant des actions:

«Le risque d'une débâcle financière en Europe est significatif et ne cesse de croître de jour en jour», ont écrit Dean Baker et Mark Weisbrot.

«Les conséquences financières pourraient être plus importantes que lors de la faillite de Lehman Brothers en 2008, et facilement pousser l'économie américaine vers la récession. Les autorités européennes agissent bien trop lentement pour contenir ce risque. En particulier, la Banque centrale européenne (BCE) ne remplit pas sa fonction de banque centrale et de prêteur de dernier recours dans une situation de crise».

L'action coordonnée de la Fed a été une bouffée d'air frais pour Wall Street et d'autres marchés, mais en réalité, elle n'a fait que fournir du sang à un patient dont les hémorragies jaillissent de multiples blessures souveraines. Et pourtant, l'Allemagne refuse toujours d'agir – ou d'autoriser l'intervention de la BCE, qu'elle contrôle en pratique.

Merkel a certifié que l'idée d'un «Eurobond» appuyée par les six économies les plus saines de la zone euro ou l'intervention massive de la BCE visant à restaurer la confiance en un «bout du tunnel», étaient toutes les deux hors de question. La crise de la dette, a-t-elle expliqué à son parlement aujourd'hui, est un marathon, pas un sprint. Une Allemagne forte – et l'économie allemande s'en est pas mal sortie jusqu'ici, merci bien – est synonyme d'une Europe forte. Ipso facto, je ne vais pas faire quelque-chose qui pourrait mettre à mal l'économie allemande même si, à l'extérieur, cela génère une souffrance énorme.

«Les marathoniens disent souvent que l'effort devient particulièrement pénible et difficile passé le  35ème kilomètre. Mais ils affirment aussi que vous pouvez finir la course si, dès le départ, vous avez conscience de la magnitude de la tâche».

Quelques conseils pour la chancelière: ne laissez pas les coureurs irlandais ou espagnols s'emparer de ce pistolet de départ. Ils sont en colère – et s'ils savent qu'ils sont les principaux fautifs pour avoir laissé dégénérer la situation pendant les années de bulle spéculative, ils comprennent aussi parfaitement qu'en cherchant à résoudre les choses de manière égoïste, l'Allemagne aggrave encore davantage leur cas. Ils se rendent aussi bien compte que les véritables intérêts de l'Allemagne – protéger ses mastodontes financiers tels la Commerzbank, la Deutsche Bank et tous ceux qui ont prêté sans réfléchir pendant les années de boom économique – l'emportent sur le reste.

Les PIIGS deviennent-ils germanophobes?

La colère dirigée contre Berlin prend des tournures spécifiques selon les endroits, évidemment. Les médias grecs se sont mis à déguiser Merkel en uniforme SS. Dans une de ces caricatures, un «collaborateur» grec désigne un homme se prélassant dans un café à un groupe de soldats allemands  vêtus d'un brassard (la swastika remplacée par le symbole de l'euro, €). Avec comme légende, un incrédule: «En voici encore un qui savoure un café!»

En Irlande, renflouée l'an dernier par le Fonds européen de stabilité financière (FESF), certains se demandent s'ils ont combattu l'Angleterre pendant 300 ans pour se retrouver aujourd'hui sous la coupe de Berlin. Comme l'a formulé un commentateur irlandais, «L'Irlande en est-elle arrivée là? Une nation qui, en 2016, célébrera le 100ème anniversaire des Pâques Sanglantes... a vendu nos actifs [et] cédé notre souveraineté à un pays qui, voici 60 ans, transperçait l'Europe de sa botte assassine».

Mais les dés semblent jetés et la Schnittskrieg, en s'appuyant comme elle le fait sur les marchés plutôt que sur la Luftwaffe ou la Wehrmacht pour assujettir des nations plus petites, marche comme sur des roulettes. Doit-on en déduire qu'à la maison, Merkel est encouragée par son Volk?

A peine. Les comparaisons ont ici leurs limites. Car les Allemands, partisans enthousiastes des invasions continentales de leur dirigeant au siècle dernier, veulent aujourd'hui qu'on les laisse en dehors de ça.

Le Spiegel, le meilleur magazine d'information allemand, a publié sur son site web une synthèse des éditoriaux de la semaine intitulée «L'Allemagne est aussi isolée sur l'euro que les États-Unis l'étaient sur l'Irak». L'ensemble est composé de différents propos inquiets sur le dilemme allemand, tenus dans des journaux de droite comme de gauche.

Die Welt, l'hebdomadaire conservateur, a publié une tribune qualifiant l'Allemagne de «nation indispensable de l'Europe», empruntant la formule à la Secrétaire d’État américaine, Madeleine Albright. Dans les années 1990, évidemment, Albright avait utilisé cette expression pour souligner la volonté de l'Amérique d'être un acteur à part entière dans l'Europe de l'après Guerre Froide. Par contraste, Die Welt y voit une calamité.

«Rarement un peuple n'a été aussi peu adapté à une telle tâche que les contrits Allemands, qui ont passé des décennies à prétendre qu'ils étaient plus petits que leur taille réelle, et qui préféreraient être aussi gros que la Suisse en termes de politique étrangère. Mais aujourd'hui, ils réalisent subitement que le monde les attend pour sauver l'euro et éviter un désastre à l'économie mondiale. Les Allemands vont devoir suivre une formation accélérée en hégémonie».

Espérons qu'ils saisissent rapidement la leçon. 

Michael Moran

Traduit par Peggy Sastre

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