France

Germanophobie: le retour des revanchards

Depuis 1870, en France, on bouffe du «boche» du matin au soir, sans précautions verbales. Les dernières sorties politiques sont l'occasion de se pencher sur un courant littéraire oublié: le roman revanchard.

<a href="http://commons.wikimedia.org/wiki/File:%27DestroyThisMadBrute%27-US-poster.jpg?uselang=fr">«Destroy this mad Brute»</a>, propagande anti-allemande pour recruter dans l'armée américaine pendant la Première Guerre mondiale, via Wikimedia Commons
«Destroy this mad Brute», propagande anti-allemande pour recruter dans l'armée américaine pendant la Première Guerre mondiale, via Wikimedia Commons

Temps de lecture: 7 minutes

Tout commence avec cette déclaration d’Arnaud Montebourg. Le chantre de la démondialisation s’en prend cette fois aux «diktats allemands». Lors de l’émission «Questions d’info» LCP/France-Info/Le Monde/AFP, il estime que «la question du nationalisme allemand est en train de resurgir à travers la politique à la Bismarck employée par Mme Merkel (…). Ça veut dire qu'elle construit la confrontation pour imposer sa domination». Il est vivement mis en cause, notamment par Dany Cohn-Bendit:

«Montebourg sombre dans le nationalisme au clairon qui ne sert qu'à raviver des sentiments qu'on croyait définitivement derrière nous. C'est du mauvais cocorico. Il fait du Front national à gauche.» (1)

Germanophobie? Le débat enfle quelque peu et voici François Hollande tenu de se réconcilier avec nos voisins, en prononçant quelques mots «dans la langue de Goethe».

Dembêde tans un ferre t’eau?

Pourtant, Arnaud Montebourg a fait preuve de prudence: plutôt que d’en référer au Troisième Reich, ce qui lui aurait valu un Point Godwin, il a évoqué Bismarck. Pas de reductio ad hitlerum ici, un simple retour du casque à pointe. Ce faisant, le passionné de la Sixième République s’inscrit dans l’obsession revancharde de la Troisième République. Bien joué?

Pas forcément. En tout cas, il n’est pas politiquement correct… Depuis 1870, en France, on bouffe du «boche» du matin au soir, sans précautions verbales. La détestation des casques à pointe a commencé avec le Traité de Francfort, signé un… 10 mai (1871), par lequel la France perd l’Alsace et la Lorraine.

Humiliation nationale. Des décombres de Sedan, naît une République fragile. La Revanche s’installe dans toutes les têtes. Ne crée-t-on pas Sciences-po pour surmonter la «crise allemande de la pensée française»? Le Tour de la France par deux enfants n’est-il pas celui de deux orphelins lorrains poussés à l’exil?

Le roman revanchard

 C’est à cette époque qu’émerge une veine littéraire peu connue aujourd’hui mais particulièrement féconde, qualifiée par Marc Angenot de «roman revanchard».

«Des récits structurellement très divers qui intègrent un certain nombre d'axiomes idéologiques chauvins et présentent une image fortement partisane et naïvement roublarde de l'opposition politique franco-allemande, opposition transposée au niveau de conflits interindividuels.» (2)

D’où viennent-ils? Du roman populaire. Souvent situés en dehors du champ de la «grande littérature», ces textes sont le fait d’auteurs à succès. Successeurs plus ou moins talentueux d’Eugène Sue ou d’Alexandre Dumas, ils produisent des romans interminables, souvent sous forme de feuilletons. Des textes palpitants (parfois), larmoyants (souvent). Si le roman populaire connaît un tel succès, c’est qu’il accompagne l’essor de la presse française et l’apprentissage de la lecture.

La plupart de ces écrivains succombent un jour ou l’autre à la veine revancharde, de la simple allusion au texte ouvertement germanophobe, en passant par le méchant allemand décoratif. Comme le colonialisme, la Revanche est une évidence.

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La plupart de ces romans se situent dans l’est de la France; ils mettent en scène des Alsaciens, soit victimes, soit traîtres. Il y est question de violences, de spoliations, d’erreurs judiciaires, d’espions. Car le roman d’espionnage trouve en partie sa source dans les romans revanchards.

«- D'abord, c'est un Allemand... et puis c'est un espion. 

- Qui dit l'un, dit l'autre...» (Théodore Cahu)

L’intrigue est généralement simple: une famille française est victime de soudards infâmes (donc Allemands). Chassés de chez eux, subissant la vindicte publique, ils vivent dans la misère, voire l’opprobre (car accusés à tort), tandis que leurs bourreaux s’éclatent. Quelque 20 ans plus tard, tout rentre dans l’ordre (entendez: la France a pris sa Revanche).

Orphelins d’Alsace, L’Espionne du Bourget, Le Passeur de la Moselle…: avec de tels titres, Paul Bertnay illustre parfaitement ce que fut cette littérature aujourd’hui tombée dans l’oubli qui parvenait à faire pleurer Margot avec l’accent alsacien.

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Le roman revanchard, témoignage de la haine décomplexée

Ce qui frappe à la lecture de ces textes, c’est l’étonnante désinvolture raciste avec laquelle les auteurs qualifient les Allemands. «Teutons», «schwobs», «Boches» ou «Alboches» sont monnaie courante. Nos «ennemis héréditaires» ont des «têtes carrées», évidemment recouvertes de «casques à pointe».

Pour le lecteur peu perspicace, on a recours à une physiognomonie manichéenne. Le corps allemand est massif: «gros, gras, court, le torse ramassé, l'abdomen ballonné, la face large». Le mot «kolossal» comme l'abusif mais explicite «kolossalement» reviennent fréquemment (3).

Le «Boche» bâfre. On le voit «mâchant béatement sa choucroute et sa charcuterie». Les soldats envoyés en train envahir la France se goinfrent de pelletées de cochonnailles:

«Encore une station, encore des cris, des soldats entassés dans des fourgons auxquels on jette des chapelets de saucisses, toujours de la saucisse...»  (Gaston Leroux)

Les comparaisons avec les animaux sont légion. Ici ce sont des «corbeaux avides», là des «vautours», voire des «ours de Silésie» ou des «ours tudesques». Dans le roman populaire, la nuance psychologique n’existe pas:

«A son accent, à sa tête aplatie, celle d'un reptile, à son col engoncé entre de lourdes épaules, à sa démarche d'ours en goguette, Jean, facilement, reconnut un Prussien, un vrai.» (Paul Bertnay)

L’Allemand est fat, le Français crâne

Par nature, l’Allemand est brutal, vulgaire, fat. Beaucoup sont avares, tous sont envieux et colériques, dans cette «race infatuée», il n'en est aucun qui ne soit «bouffi d'orgueil».

En face, les Français sont élégants, fins, distingués. Ils se battent au nom «du Droit et de la Vérité jusqu'aux limites de la douleur». Surtout, ils font face à l’adversité avec «crânerie». Comme Arsène Lupin qui toise l’empereur Guillaume dans 813, le Français est «crâne» –l’adjectif d’une époque… En plus, ça plaît aux filles:

«Dites-moi: “Je vous aime, Gérard, et je serai votre femme!“ Si vous me dites cela, je partirai content et je vous jure de revenir après avoir tué beaucoup d'Allemands!»

Ce serment martial issu des Fiancés de la Revanche (joli titre de Jules Cardoze à qui on doit une Alsacienne écrite sur le modèle de La Marseillaise –cliquez ici pour lire le texte) ne doit pas faire oublier que la cruauté se situe toujours outre-Rhin. Celle des Allemands est sans pareille. Entre deux aventures de Rouletabille, Gaston Leroux écrit un roman peu glorieux: La Colonne infernale.

Des soldats entrent en France en poussant des «hoch! hocch!» frénétiques. Après avoir massacré un village, une «bocherie» ordinaire, ils observent en riant un jeune Allemand borgne, qui arrache les yeux de tous les enfants tués... pour jouer aux billes. Comment avoir le courage de cette guerre-là, questionne l'auteur? «Une guerre où les enfants des vainqueurs jouent aux billes avec les yeux des enfants des vaincus»?

Une France encerclée

Il en faut de la crânerie pour tenir tête à un tel envahisseur. D’autant plus qu’il dispose d’alliés multiples, insaisissables. Dans les romans d’aventure, les Français doivent lutter contre des Allemands (et leurs alliés ou espions) aux quatre coins du monde –on retrouve la thèse du «complot cosmopolite».

Dans Le Triangle d’or (Maurice Leblanc), Essarès Bey, Siméon, Bournef, Fakhi et Mustapha Rovalaïoff (noms qui s’opposent à ceux d'Arsène Lupin, Patrice Belval et même du rassurant sobriquet de Y'a Bon, les gentils de l’histoire) servent «évidemment tous l'Allemagne», avec l'aide d'une «demi-douzaine de Levantins équivoques, faux naturalisés, Bulgares plus ou moins déguisés, agents personnels des petites cours allemandes de là-bas». Arsène Lupin voit en Essarès Bey un «sous-boche». A l’inverse, dans L'Ile aux Trente Cercueils, Vorski, un Polonais, est traité de «super Boche».

Plus explicite, avec «trois Allemands, un Autrichien et un Italien», Théodore Cahu, grand admirateur du général Boulanger, recrée la menace de la Triplice conçue par Bismarck, dans son roman Vendus à l'ennemi!, point d’exclamation inclus.

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Tous mobilisés, y compris Bécassine

A l’approche de 1914, la haine se traduit par des textes et titres de plus en plus farouches, tous ardemment propagandistes: Serrez vos rangs, Mamzelle la Revanche, Cœur de Française,  Zizi dit le «Tueur de Boches», L'Amour dans les ruines, Elles n'oublient pas, Sur les Routes sanglantes, Suppliciées, Démon Boche, Notre Terre , La Fille du boche, Pendant la guerre, l'Espionne de Guillaume, Tête de boche, Le Sang de la France, Zigomar au Service de l'Allemagne

La guerre est si jolie! En 1915, le chansonnier Théodore Botrel réinvente la Tonkinoise :

«Quand elle chante à sa manière,

Ta ta ta ta ta ta ta ta ta ta ta tère,

Ah ! que son refrain m'enchante,

C'est comme un oiseau qui chan-ante (...).

Ma p'tite Mimi, ma p'tit' mimi, ma mitrailleuse...»

La littérature enfantine n’est pas en reste. Le «revanchisme» de La Guerre des boutons (1911) ne fait guère de doute. Qui se souvient que Pinchon et Edouard Zier ont mobilisé Bécassine en plein conflit? Bécassine pendant la Guerre, Bécassine chez les Alliés, Bécassine Mobilisée et Bécassine chez les Turcs. Quatre albums font voisiner l'inévitable panégyrique des poilus avec la haine crûment affichée des «Boches».

La paysanne bretonne simplette «incarne un “arrière” admirable, toujours prêt à vibrer d'enthousiasme (et qui) s'exaspère des récriminations des civils, dont les difficultés sont constamment mises en balance avec les souffrances des combattants, “qui endurent des choses terribles sans se plaindre”.»

(Stéphane Audouin-Rouzeau, Le Monde, 11 août 1994)

Après guerre, la veine s’épuise –et pour cause. La France des «gueules cassées» et des veuves est désormais pacifiste. Dans le roman d’espionnage, l’URSS s’impose peu à peu. Après 1945, l’ennemi héréditaire est affaibli. La germanophobie est apaisée, à l’image du mot célèbre de Mauriac:  

«J'aime tellement l'Allemagne que je préfère qu'il y en ait deux.»

 Parfois, la haine ancestrale revit, le temps d’une bataille homérique, comme celle des équipes de foot en 1982 à Séville.

En 2011, les derniers poilus sont morts et Bismarck n’était plus qu’un vague souvenir. Jusqu’à Arnaud Montebourg…

Jean-Marc Proust

1 - Arnaud Montebourg n’est pas seul. Jean-Marie Le Guen compare Sarkozy et Daladier… Lors de l’émission Ce soir ou jamais (29-11-2011 - vers la 7e minute), se posant en «historien professionnel», Emmanuel Todd énonce doctement que «l’histoire ne nous a pas dit que l’Allemagne était un pays raisonnable. C’est un pays dont le génie particulier est de s’enferrer dans des erreurs. Et dans une obstination irrationnelle.» Quant à Patrick Besson, il reçoit une volée de bois vert pour un éditorial où il se moque d’Eva Joly, en pastichant Balzac. Retourner à l'article

2 – Marc Angenot: Le Roman populaire. Recherches en paralittérature, Presses de l’Université du Québec, 1975. Retourner à l'article

3 - Les citations ou titres sont dus à des auteurs pour la plupart oubliés: Jean d’Agraives, Marcel Allain (un des créateurs de Fantômas), Arthur Bernède , Paul Bertnay, Jean Biso, R. Bringer  L. Valbert et Méricant, Aristide Bruant, Jules Cardoze, Paul Dancray, Henri Germain, Paul d’Ivoi, Maurice Landay, Maurice Leblanc (plusieurs Lupin traitent explicitement de la Guerre), Gaston Leroux, Henri-Jeanne Magog , Jules Mary, François de Nion, Lise Pascal… Retourner à l'article

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