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Chine-Russie: l'axe du non

Comment le printemps arabe a fait de Moscou et Pékin des alliés involontaires.

Un militaire russe sur un char pendant la manoeuvre militaire sino-soviétique de la Mission de paix 2007, à Chebarkul, en Russie - REUTERS/Sergei Karpukhin
Un militaire russe sur un char pendant la manoeuvre militaire sino-soviétique de la Mission de paix 2007, à Chebarkul, en Russie - REUTERS/Sergei Karpukhin

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Vous vous rappelez la rupture sino-soviétique? Moscou et Pékin, eux, l’ont oubliée. La Chine et la Russie semblent de nouveau sur la même longueur d’ondes, tout au moins vis-à-vis de la situation au Proche-Orient et au Maghreb.

Au Conseil de sécurité de l’ONU, elles ont soit bloqué les initiatives occidentales, soit fait part de leurs réserves. Certains y voient une forme de solidarité entre deux États autoritaires, d’autres un effort concerté pour desserrer (et finir par défaire) l’emprise des Etats-Unis et de l’Occident sur la politique mondiale.

Il y a du vrai dans ces deux explications, mais la réalité est bien plus complexe et doit être mieux comprise par l’opinion et les responsables politiques occidentaux.

Tout d’abord, ce n’est pas une question d’idéologie. Bien que la Chine se dise communiste, il y a bien longtemps qu’elle a rejeté le dogme maoïste, y compris en matière de politique étrangère.

Quant à la Russie, elle a abandonné le communisme il y a exactement 20 ans. Et bien qu’il s’agisse de deux États autoritaires (à des degrés différents), il n’existe aucune «internationale de la dictature» prônant la solidarité entre les autocraties. (Comme il n’en existe pas au Moyen-Orient, si l’on considère comment le Qatar a traité Mouammar Kadhafi, ou comment l’Arabie saoudite traite Bachar el-Assad). La Russie et la Chine sont pragmatiques avant tout.

«Ni Pékin ni Moscou n’ont d’affinités particulières avec les dirigeants arabes»

De plus, il existe très peu de rivalités géopolitiques entre les deux pays. En effet, les intérêts de la Chine dans le monde sont essentiellement économiques.

Par exemple, un quart du pétrole qu’elle importe du Moyen-Orient provient de l’Iran, et ses entreprises sont impliquées dans un grand nombre de projets de la région. La guerre en Libye a d’ailleurs laissé 20.000 travailleurs chinois sur le carreau, presque autant que de touristes russes coincés en Egypte à la chute du régime de Moubarak.

Bien sûr, pour la Russie, cette partie du monde n’est pas qu’un lieu de villégiature, vu qu’elle fournit plusieurs pays en armes ou en technologie de production d’énergie nucléaire. Mais Moscou n’essaie nullement de se placer en concurrent de Washington dans la région.

Par ailleurs, ni Pékin ni Moscou n’ont d’affinités particulières avec les dirigeants arabes. Moubarak, après tout, était un allié de longue date des Américains, Ben Ali était proche de la France, et Kadhafi s’était réconcilié avec l’Occident en 2003.

Bien sûr, pour el-Assad, c’est différent. Pendant la guerre froide, Damas était l’allié de Moscou, et les relations amicales entre les deux pays ont perduré. L’armée syrienne est équipée de matériel russe depuis les années 1960, et le port méditerranéen de Tartous abrite un complexe militaire utilisé par la marine russe.

«Pour Moscou et Pékin, intervenir dans un conflit interne à un pays n’est ni sage ni utile»

Il est clair que la Russie ne veut pas perdre la Syrie. Depuis le début de la révolte contre Bachar el-Assad en mars, Moscou a entamé le dialogue avec l’opposition syrienne.

Mais, tout en accueillant les ennemis d’el-Assad à Moscou et en déplorant l’usage de la violence, les Russes pressent Damas d’engager des réformes politiques.

Dans le même temps, au Conseil de sécurité, ils mettent leur veto à une résolution condamnant la répression en Syrie. L’approche de la Chine est sensiblement la même: Pékin exige des réformes de Damas, mais discute aussi bien avec le gouvernement syrien qu’avec l’opposition, et refuse de voter des sanctions contre la Syrie.

Pékin a proclamé «son soutien au peuple syrien». Cependant, il y a une énorme différence entre cette position officielle et l’attitude adoptée par les gouvernements occidentaux.

Pour ces derniers, ce soutien se traduit par un engagement effectif qui n’exclut pas, en principe, l’utilisation de la force. Le «soutien» des Chinois se limite à laisser les Syriens régler leurs problèmes entre eux sans intervention extérieure, et reconnaître à la fin le choix du peuple –comme Pékin a fini par le faire en Libye.

Comme la Chine, la Russie est contre toute forme d’ingérence militaire dans les affaires internes d’un pays, que ce soit au nom de l’urgence humanitaire ou de la démocratie.

Mais Pékin et Moscou ne s’inquiètent pas seulement de leur propre sécurité. La Libye leur a démontré que, sous la pression d’une opinion publique soucieuse des droits de l’homme (bien sûr inexistante en Russie et en Chine), les pays occidentaux peuvent se retrouver engagés dans des guerres civiles étrangères à l’issue incertaine.

Cependant, si la Libye est un pays d’importance secondaire d’un point de vue stratégique, ce n’est pas le cas de la Syrie. Les Chinois, et même les Russes (qui ont pourtant de meilleurs services secrets), n’ont aucune idée de ce qui se passera quand le régime de Bachar el-Assad tombera.

Une guerre civile en Syrie ferait paraître la situation en Libye bien inoffensive. Car, pour les Russes et les Chinois, un tel conflit mènerait plus sûrement aux violences sectaires et au radicalisme religieux qu’à une démocratie et un État de droit.

Une guerre civile en Syrie affecterait les pays limitrophes

La Syrie étant située en plein cœur de la région, une guerre civile affecterait les pays limitrophes (en particulier le Liban et Israël) et attirerait des groupes régionaux comme le Hezbollah et le Hamas. Dans ces conditions, les Russes, qui s’inquiètent de l’extrémisme islamiste en Asie centrale et dans le Caucase du Nord, et les Chinois, qui importent la majorité de leur pétrole du Moyen-Orient, voient forcément d’un mauvais œil l’effondrement de la Syrie.

En théorie, mettre la pression sur Damas tout en facilitant le dialogue inter-syrien devrait éviter le pire. En réalité, cependant, Moscou et Pékin estiment sûrement que l’Occident a fait une croix sur el-Assad et se prépare à un changement de régime. De leur point de vue, les sanctions participent donc à l’escalade et devront être suivies par des mesures encore plus énergiques, comme la démonstration vient d’en être faite en Libye.

La position de la Chine et de la Russie vis-à-vis de la Syrie diffère de celle des Etats-Unis et de l’Europe pour deux raisons très simples. Premièrement, pour Moscou et Pékin, intervenir dans un conflit interne à un pays n’est ni sage ni utile.

Deuxièmement, la chute du régime d’el-Assad fait partie d’une stratégie anti-iranienne qui, pour eux, ne présente aucun intérêt immédiat. De toute façon, les Chinois et les Russes doutent de l’existence d’une quelconque stratégie. Pour eux, les Américains et leurs alliés ont été pris au dépourvu par les révoltes arabes et agissent sans aucune vision à long terme.

Ces inquiétudes sont au moins en partie justifiées. Pourtant, Moscou et Pékin doivent admettre que la critique est aisée, mais l’art du leadership, difficile. La Russie convoite ce leadership, et la Chine ne pourra plus refuser de l’assumer longtemps. Or un leadership international moderne nécessite de proposer des alternatives réalistes, de s’ouvrir aux autres et d’arriver au consensus. Dire non, ça ne suffit pas.

Dmitri Trenin

Il dirige le bureau moscovite de la Fondation Carnegie pour la paix internationale. Son dernier essai, Post-Imperium: A Eurasian Story, a été publié récemment par la Fondation Carnegie.

Traduit par Florence Curet

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