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La démolition d'Israël par ses juifs ultra-orthodoxes

L’étude de la Torah pour les hommes, d’innombrables grossesses pour les femmes... Comment des mesures politiques ont provoqué l’essor des haredim en Israël –et pourquoi c’est un désastre économique.

Des hommes juifs ultra-orthodoxes à l'enterrement du Rabbin Natan Tzvi Finkel à Jerusalem, le 8 novembre 2011. REUTERS/Nir Elias
Des hommes juifs ultra-orthodoxes à l'enterrement du Rabbin Natan Tzvi Finkel à Jerusalem, le 8 novembre 2011. REUTERS/Nir Elias

Temps de lecture: 8 minutes

Je me tiens dans le quartier Kerem Avraham de Jérusalem (1). De l’autre côté de la rue s’élève l’inébranlable immeuble où l’écrivain israélien Amos Oz a grandi dans un petit appartement du rez-de-chaussée.

Les derniers vestiges du judaïsme

Dans ce temps-là, les années 1940, Kerem Avraham abritait de «petits employés de bureau, petits détaillants, caissiers de banque ou vendeurs de billets de cinéma, instituteurs ou professeurs particuliers», ainsi que l’écrit Oz dans son roman autobiographique, Une histoire d’amour et de ténèbres.

Ils respectaient les derniers vestiges du judaïsme –allumer les bougies de Shabbat le vendredi soir, se rendre à la synagogue pour Yom Kippour– et débattaient avec passion de points précis de l’idéologie sioniste séculière.

Voilà qu’un groupe d’adolescentes me dépasse, vêtues de chemisiers bleus boutonnés jusqu’au col, de jupes plissées et de longues chaussettes, ne laissant rien paraître de leur peau que celle de leur visage et de leurs mains.

Puis vient une famille, le père coiffé d’un grand chapeau rond et noir à dessus plat, sa femme derrière une poussette, tous deux flanqués de trois autres enfants âgés de moins de six ans.

La mère porte une perruque, méthode habituelle des épouses haredi (ultra-orthodoxes) pour cacher leurs cheveux en signe de modestie. Dans une rue transversale, je passe devant un Kollel –une Yeshiva où les hommes mariés touchent de petits salaires pour étudier à plein temps.

Torah pour les hommes, grossesses pour les femmes

Kerem Avraham est aujourd’hui l’un des quartiers de la ceinture haredi de Jérusalem-nord, un endroit où s’étalent des affiches dénonçant la télévision, internet, et les factions religieuses rivales; un lieu de vies entières consacrées à l’étude de la Torah pour les hommes et à d’innombrables grossesses pour les femmes; d’écoles qui prodiguent une bien modeste préparation pour gagner sa vie et aucune préparation du tout pour participer à la vie d’une société démocratique.

Un juif ultra-orthodoxe marche devant des écolières à Jerusalem, le 8 novembre 2011. REUTERS/ Baz Ratner.

Le voisinage a commencé à changer dans les années 1950, après le départ du jeune rebelle Oz pour un kibboutz, qu’il ne quitta que bien des années plus tard.

Un voisinage qui a changé

A moins d’1,5 kilomètre de distance de l’immeuble où Oz passa son enfance se trouve un ensemble immobilier dans lequel vivaient des Haredim aisés il y a plusieurs années de cela.

Hauts de neuf étages, ces immeubles surplombent une cour intérieure dont l’aire de jeu se peuple d’une foule d’enfants en fin d’après-midi. Au sous-sol, il y a trois étages de garage où de petits celliers s’alignent le long des murs de cette caverne de béton à moitié éclairée.

Les celliers, une dépendance courante des appartements israéliens, appartiennent aux résidents qui vivent au-dessus. Mais certains ont des sonnettes, des noms sur la porte, des compteurs d’eau et de hautes fenêtres qui donnent sur l’obscurité du garage. J’entends les voix d’un couple à l’intérieur de l’un d’eux, et les pleurs d’un bébé. A l’extérieur d’un autre, du linge sèche sur un étendoir en métal.

Ils ont été loués comme logements à de jeunes familles haredi qui n’ont pas les moyens d’habiter ailleurs.

Des conséquences économiques fâcheuses

En apparence, les Ultra-orthodoxes donnent l’image d’une communauté florissante. Mais sous la surface, on a vite fait de découvrir une partie du prix payé par les Haredim eux-mêmes, et par Israël dans son ensemble, pour l’étrange essor de l’ultra-orthodoxie dans ce pays.

Aujourd’hui, les Haredim se marient plus tôt et ont beaucoup d’enfants, même si les hommes consacrent le plus clair de leur vie d’adultes à étudier le Talmud plutôt qu’à travailler.

Lorsque l’Etat a été créé, le milieu haredi «était entièrement différent», explique le sociologue Menachem Friedman. «C’était un milieu normal où l’on travaillait», semblable au reste de la population juive. Le taux de fécondité y était à peu près le même.

Tout comme l’âge moyen du mariage, et d’ailleurs les hommes haredi désireux de poursuivre leurs études religieuses se mariaient même un peu plus tard. En effet, pour se marier un homme devait quitter ses études talmudiques à la Yeshiva et trouver un travail.

Une création de l’Etat hébreu

Bien loin d’offrir une image de la vie juive traditionnelle d’Europe de l’Est d’avant l’Holocauste, comme de nombreux israéliens et visiteurs le pensent, la version actuelle et israélienne du judaïsme ultra-orthodoxe est une création de l’Etat hébreu.

Des mesures politiques aux effets inattendus ont favorisé l’essor de cette nouvelle forme de judaïsme, à la fois cloîtrée et militante.

A l’instar d’initiatives fécondes prises par des responsables haredi charismatiques pour raviver une communauté réduite à peau de chagrin par la modernité et décimée ensuite par l’Holocauste.

Et bien qu’un renouveau similaire se soit aussi produit dans les communautés haredi des Etats-Unis et d’autres pays d’Europe de l’Ouest après la seconde guerre mondiale, leur dépendance aux subventions publiques est nécessairement plus limitée.

Du coup, la proportion d’hommes adultes se consacrant entièrement aux études religieuses plutôt qu’à travailler est aussi moindre.

Une catastrophe pour l’économie…

D’un point de vue économique, le renouveau haredi en Israël a été catastrophique. La communauté ultra-orthodoxe est toujours plus dépendante de l’Etat et, à travers lui, du travail des autres.

Abusant du patronage de l’Etat, les responsables religieux ultra-orthodoxes se sont largement emparés de la bureaucratie religieuse, imposant leurs interprétations extrêmes de la loi juive aux autres juifs.

… et la démocratie

En dispensant les ultra-orthodoxes d’acquérir le minimum d’éducation générale requis, l’Etat démocratique encourage l’émergence et le développement d’un secteur de la société qui ne comprend pas plus la démocratie qu’il n’y attache la moindre importance.

Et pour protéger l’expansion de leurs propres implantations, les partis politiques haredi sont désormais des partenaires obligés dans les coalitions de droite favorables à la colonisation.

Cette histoire est ironique à bien des égards. Ainsi le catalyseur décisif de la transformation du milieu ultra-orthodoxe en Israël est la loi de 1949 instituant l’éducation gratuite obligatoire.

Des subventions qui ont sauvé le judaïsme ultra-orthodoxe

Dans un premier temps, l’Etat subventionna les systèmes scolaires existants, lesquels étaient liés à des mouvements politiques. Dans la Palestine sous mandat britannique, les écoles ultra-orthodoxes étaient rares, dispersées, et disposant de peu de moyens.

Après l’indépendance, la plupart rejoignirent un système scolaire chapeauté par le parti ultra-orthodoxe Agoudat Israel.

Au cours des discussions d’élaboration de la loi sur l’éducation obligatoire à la Knesset, le fait qu’elle procurerait des fonds aux écoles ultra-orthodoxes retint à peine l’attention. Après tout, le judaïsme ultra-orthodoxe était en train de disparaître.

Des jeunes juifs ultra-orthodoxes étudient dans une synagogue à Jerusalem, le 7 avril 2011. REUTERS/ Baz Ratner.

Mais c’est le contraire qui se produisit. Les subventions de l’Etat rendirent possible l’ouverture de nouvelles écoles ultra-orthodoxes et le paiement de salaires stables. Les jeunes femmes haredi pouvaient recevoir la formation de professeurs des écoles aux séminaires d’Agoudat Israel dès l’âge de 18 ou 19 ans et occuper ensuite des postes d’institutrices.

Au même moment, nombre d’immigrants juifs en provenance du monde islamique choisirent d’inscrire leurs enfants dans des écoles haredi, créant le besoin de nouveaux postes.

La différence avec les orthodoxes d’Europe de l’Est

En 1953, lorsque la Knesset vota pour éliminer les écoles dirigées par des partis politiques et instituer un système national d’éducation, des lacunes dans la Loi d’Etat sur l’éducation permirent toutefois aux écoles d’Agoudat Israel de continuer leurs activités et de recevoir des subventions de l’Etat.

A mesure que l’économie d’Israël se modernisait, les lycées devinrent la norme. L’Etat aida financièrement les écoles secondaires ultra-orthodoxes comme les autres, mais les lycées réservés aux jeunes garçons haredi n’enseignaient que les matières religieuses.

La plupart étaient des internats où les élèves vivaient nuit et jour de l’étude de la Torah, avec des rabbins pour remplacer leurs parents.

A partir de là, les jeunes hommes –et pas seulement les quelques brillants érudits comme c’était le cas dans l’Europe de l’Est avant l’Holocauste, mais la masse– approfondissaient leurs études religieuses dans des classes supérieures de Yeshivot.

Et le mariage jeune fut

Rabbi Avraham Yeshayahu Karlitz, éminente figure religieuse haredi en Israël, utilisa ces changements pour promouvoir une mutation au nom du conservatisme le plus extrême: les hommes et les femmes haredi se marieraient jeunes.

Les hommes continueraient à étudier la Torah dans des Kollel après leur mariage, soutenus par leurs épouses-institutrices. Leurs parents, qui travaillaient, les aideraient.

Les fonds pour permettre aux étudiants des Kollel de percevoir de petits salaires provenaient de la diaspora des pays occidentaux. Les donateurs n’étaient pas forcément orthodoxes.

Ils considéraient plutôt leurs contributions comme un moyen d’honorer le monde disparu des juifs d’Europe de l’Est, vu à travers le prisme distordu de la perte et de la nostalgie.

Le milieu haredi pour échapper au service militaire

Ironiquement, la centralité de l’armée dans la vie d’Israël accentua l’évolution, précisément parce que le milieu haredi tenait à ce que ses jeunes hommes échappent au service militaire, considéré comme la contrainte séculière imposée par l’IDF (Forces de défense israéliennes).

Le fait de demeurer étudiant de la Torah à plein temps permettait à un homme de se tenir loin de l’uniforme. L’exemption contribuait à garder les jeunes hommes dans les Kollel.

Une scolarité qui ne prépare pas au monde moderne

De même que l’écart éducatif: même si les ultra-orthodoxes passent des années à étudier, leur scolarité ne les prépare en rien à occuper des emplois dans une économie moderne. Dès leur adolescence, leur curriculum reste dépourvu de mathématiques, sciences, langues étrangères et autres matières générales.

Ainsi «la société des érudits» –comme l’appelait le sociologue Friedman– prit forme. Les vieux haredi, devenus majeurs avant le changement, travaillaient pour gagner leur vie.

Un juif ultra-orthodoxe montre du tissu à des clients de son échope, près de Tel Aviv, le 28 septembre 2005. REUTERS/ Gil Cohen Magen

Un nombre croissant de jeunes hommes resta dans les kollel après le mariage, souvent pour une décennie ou plus. Le père était charpentier, boutiquier ou tailleur; le fils étudiant talmudique à temps plein.

Dans un univers de mariages arrangés, les érudits de la Torah étaient les partis les plus convoités.

Le fossé entre haredis et reste de la société

Entre 1952 et 1981, l’âge moyen du mariage des hommes ultra-orthodoxes en Israël s’abaissa de 27 ans et demi à 21 ans et demi. Au début de cette période, l’époux haredi typique était à peine plus âgé que la moyenne dans la société juive israélienne. En 1981, il avait quatre ans de moins.

Quant aux femmes haredi, se marier avant vingt ans devint la norme. Les couples ultra-orthodoxes commencèrent à avoir des enfants plus tôt et continuèrent à en avoir souvent beaucoup. Ceci rendit encore plus difficile de quitter le milieu haredi, pour les femmes comme pour les hommes.

Dans les années 1940, les éducateurs et les parents haredi avaient pu croire que rien ne pourrait empêcher les jeunes gens d’abandonner la religion. Mais aujourd’hui, l’hémorragie a cessé.

Le fossé entre la société des érudits et le monde séculier est devenu trop large pour être franchi. Les rabbins ont écrit avec satisfaction que les enfants surpassaient leurs parents en piété. Leurs mots décrivaient une révolution dans une société qui se croyait immuable.

Un fondamentalisme comme les autres

Les jeunes israéliens haredi finirent par considérer que la précédente génération n’était pas suffisamment religieuse –un paradoxe dans une communauté pour laquelle religion et tradition sont synonymes.

Pour montrer qu’ils ne faisaient aucun compromis avec la modernité, les jeunes s’employèrent à suivre la loi juive de la plus rigoureuse des façons. Ils créèrent ainsi une nouvelle interprétation de la pratique juive, un constructivisme strict qui était lui-même un produit de la modernité.

En cela, la communauté fermée des ultra-orthodoxes relève du phénomène global des mouvements fondamentalistes –des créations du présent se réclamant de l’ancienne religion.

Gershom Gorenberg

Traduit par Florence Boulin

Ce texte est tiré du dernier livre de Gershom Gorenberg The Unmaking of Israel (La démolition d’Israël). Parus, l’extrait expliquant pourquoi, exactement, Israël a fini par perdre la plupart de sa population arabe en 1948. Et un dernier extrait sur la façon dont Israël pourrait résoudre la crise tragique avec les Palestiniens. Retour à l'article.

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