Économie

Comment la Grèce est entrée dans l'euro

Une journée de la femme et un nom «magique», des comptes enjolivés et des rapports codés... Récit du feu vert obtenu il y a dix ans par Athènes pour entrer dans la monnaie unique.

Une sculpture «euro» installée devant le Zappeion, un monument d'Athènes, le 15 novembre 2001. REUTERS/Yiorgos Karahalis.
Une sculpture «euro» installée devant le Zappeion, un monument d'Athènes, le 15 novembre 2001. REUTERS/Yiorgos Karahalis.

Temps de lecture: 6 minutes

Cet article est originellement paru le 10 novembre 2001.

Costas Simitis est un homme galant: quand il officialise la candidature de son pays à l’euro, le 9 mars 2000, le Premier ministre grec sait depuis quarante-huit heures qu’il remplit les critères, mais a préféré attendre pour ne pas éclipser la journée internationale des droits de la femme.

Un peu de retard donc, mais un «jour historique» pour l'économie grecque, admise dans le «peloton de tête» de l’Europe et qui se voit offrir «une perspective de stabilité à long terme». Trois mois plus tard, les chefs d’Etat et de gouvernement —dont Jacques Chirac et Lionel Jospin— réunis dans la ville portugaise de Santa Maria da Feira donnent leur feu vert, assorti de félicitations pour les politiques «saines» menées en Grèce.

Une décision aujourd’hui contestée par Nicolas Sarkozy qui, en marge du sommet de Bruxelles du 23 octobre dernier, a déploré avoir à «gérer les conséquences de ceux qui ont fait entrer dans la zone euro» des pays qui «ne répondaient à aucun des critères». Avant de récidiver le 27 à la télévision:

«Ni Mme Merkel ni moi n'étions en fonction lorsqu'on a décidé de faire rentrer la Grèce dans l'euro. […] Ce fut une erreur.»

La critique n’est pas nouvelle: fin septembre, alors que Dominique Strauss-Kahn proposait un défaut partiel sur la dette grecque, le président de l’Assemblée nationale Bernard Accoyer rappelait que le gouvernement Jospin avait «soutenu l'entrée de la Grèce dans la zone euro en 2001, alors que déjà des voix se faisaient entendre sur des problèmes spécifiques posés par cette entrée». Et elle trouve un écho à gauche, par exemple chez Jacques Delors, fin septembre, dans une interview à L’Express:

«Si j'avais été en situation, je ne sais pas si j'aurais laissé entrer la Grèce dans la zone euro.»

Des caractères grecs sur les billets

Comment cette entrée a-t-elle été validée? Flash-back en janvier 1996: Simitis, surnommé le «Rocard grec», succède alors au vieil Andréas Papandréou, père de l'actuel Premier ministre, à la tête du gouvernement Pasok (socialistes). Trois mois plus tard, le ministre des Finances Yannis Papantoniou réclame, lors d’un sommet européen à Vérone, que des caractères grecs figurent aux côtés des caractères latins sur les futurs billets en euros. Son homologue allemand Theo Waigel lui réplique alors qu’il a «assez de problèmes pour vendre à l’Allemagne l’idée d’abandonner le mark» pour mettre sur les billets de «drôles de lettres», puis l'interroge:

«Qu'est-ce qui vous fait penser que vous serez un jour dans l'euro?»

Quand la Commission européenne annonce deux ans plus tard, le 25 mars 1998, le nom des onze pays admis dans l’euro au 1er janvier 1999, la Grèce en est effectivement absente, sans surprise. Elle manque le coche sur la plupart des «critères de convergence» définis par le traité de Maastricht, notamment le plafonnement du déficit à 3% du PIB: le sien dépasse les 4%.

A l’époque pourtant, DSK vante déjà «la crédibilité du processus d'ajustement» grec. Le gouvernement Simitis a choisi d’amarrer la drachme à l’euro et administre au pays une cure d’austérité: privatisations (banques, télécoms, énergie…), gel du traitement des fonctionnaires, hausses d’impôts…

Dès décembre 1999, l'Union lève la procédure engagée cinq ans plus tôt pour déficit excessif, et en janvier 2000, la Grèce réévalue sa monnaie pour la première fois depuis 1945. Alors que plus des deux tiers de la population manifeste le souhait de rejoindre l'euro, le gouvernement donne des gages politiques à ses partenaires en convoquant, en avril de cette même année, des élections anticipées, gagnées de justesse.

La presse parle alors d’un «miracle grec» qui se reflète dans les chiffres de sa candidature à l’euro: depuis l'arrivée du nouveau gouvernement, l’inflation est tombée de 8% à 2% et le déficit de 10% à moins de 2%. La Bourse d’Athènes a vu sa capitalisation doubler en un an et l’agence de notation Moody’s a relevé de quatre crans la note du pays (de Baa3 à A2).

Jamais en dessous de 3%

Au printemps 2000, la Commission, la Banque centrale européenne et l’eurodéputé luxembourgeois Robert Goebbels publient des rapports positifs sur la «convergence» de l’économie grecque avec ses voisines. Mais quelques bémols se glissent dans le concert de louanges: une dette encore élevée et diminuant trop lentement, une évolution de l’inflation incertaine en raison de la dépendance énergétique du pays

«Il y avait beaucoup de messages codés. Personne ne voulait ouvertement dire non, mais tout le monde voulait avoir lancé de légers avertissements au cas où», expliquera sous couvert d’anonymat un diplomate allemand au quotidien Bild en novembre 2010.

Ce que l’on apprendra que bien plus tard, c’est que les chiffres grecs étaient en fait… faux: entre 1997 et 1999, le déficit n’était pas passé de 4% à 1,8%, mais de 6,6% à 3,4%. La faute à une comptabilisation inventive des commandes d’armement et à des excédents surestimés des caisses d’assurance sociale. Et cela avant même que le pays ne décide en 2001 d’utiliser les techniques —légales à l’époque— de la banque américaine Goldman Sachs pour limiter le montant de sa dette…

Eurostat, l’organisme statistique européen, avait questionné la Grèce sur ses méthodes dès le milieu des années 1990, sans résultat tangible. «Nous nous sommes beaucoup surveillés avec les Allemands, tout le monde surveillait les Italiens et personne n'a vraiment regardé la Grèce», reconnaissait l’an dernier devant le Sénat Paul Champsaur, directeur de l’Insee à l’époque. «Personne ne voulait que l'on regarde sous le capot de l'autre», expliquait de son côté au Point en début d'année le patron de Lazard Matthieu Pigasse, à l’époque conseiller à Bercy, en pointant les «montages financiers osés» mis en place par beaucoup de pays. L’Italie, par exemple, avait voté en 1996 un impôt remboursable, et la France avait contenu son déficit en utilisant une contribution versée par France Télécom, en voie de privatisation.

Symbole de l'attractivité de l'euro

Les autres pays européens ont pourtant une arme pour barrer la route de la zone euro à la Grèce: à plus de 104% du PIB, sa dette est supérieure aux 60% fixés par le traité de Maastricht. Mais d'autres pays présentaient une dette encore plus élevée (120% environ) au moment d'entrer dans la zone euro...

«L’euro élargi incluant l’Italie et l’Espagne figurait dans le programme défendu par Lionel Jospin et, pour faire rentrer l’Italie mais aussi la Belgique, il a fallu déjà interpréter le critère des 60% en raisonnant en "tendance". Du coup, il était difficile de fermer la porte aux Grecs», explique Arnaud Chneiweiss, conseiller aux Affaires européennes à Bercy entre 1997 et 2000.

«On a voulu faire l’euro pour tous, on aurait dû le faire pour ceux qui étaient prêts, et être prêt ne se résume pas à des grandeurs économiques», résume Jacques Lafitte, conseiller chargé de l'euro au cabinet du commissaire Yves-Thibault de Silguy (1995-1999). Selon lui, l’adhésion de la Grèce à l'euro est une manifestation du «politiquement correct» général manifesté par l’Union envers le pays depuis son adhésion en 1981.

«On remettait des rapports deux fois par an et on voyait bien que les Grecs faisaient tout ce qu'ils pouvaient, avec des vrais et des faux efforts, pour rentrer dans les clous.»

La décision de laisser entrer Athènes était aussi stratégique, permettant à la zone euro de s'adjoindre un nouveau membre alors que la monnaie unique dévissait jusqu'à 0,80 dollar en septembre 2000. «L’euro élargi était un symbole politique, celui de l’attractivité de la zone euro. Et nous autres Français étions contents de ne pas nous retrouver en face-à-face avec l’Allemagne», explique Arnaud Chneiweiss.

«La Grèce, un nom magique en soi»

Car c'est d’outre-Rhin que viennent les critiques les plus virulentes: le dirigeant patronal Hans-Olaf Henkel dénonce un «signal ravageur», l'ancien ministre de l'Economie Otto Graf Lambsdorff une «erreur capitale». Bild révélera plus tard un courrier envoyé par le ministre de l'Economie Hans Eichel au président de la Bundesbank, enjoignant ses subordonnés de cesser d'exprimer des «opinions personnelles»: l'un d'eux venait de suggérer de reporter l'adhésion de la Grèce d'un an, faisant chuter la Bourse d'Athènes...

Le gouvernement, dirigé par les sociaux-démocrates depuis l'automne 1998, est lui en faveur de l'adhésion: «Il n'y a pas eu débat, y compris avec les Allemands, même si ce n'était pas leur priorité. On ne leur a pas forcé la main», affirme Olivier Ferrand, alors haut fonctionnaire au Trésor puis conseiller aux questions européennes à Matignon sous la cohabitation.

Ce «oui» européen permet aussi d'éviter d'humilier la Grèce, seul pays hors de l'euro contre son gré (le Royaume-Uni, la Suède et le Danemark s'étaient volontairement mis à l'écart) et qui craignait d'être marginalisée au moment de l'élargissement de 2004.

On trouvera d’ailleurs un eurodéputé italien, Carlo Fatuzzo, pour s'exclamer qu’on ne peut «pas dire non» à la Grèce, «un nom qui est déjà magique en soi». Comme en écho au «On ne fait pas jouer Platon en deuxième division» qu'aurait asséné Valéry Giscard d’Estaing à un fonctionnaire européen à la fin des années 1970, en défendant la candidature de la Grèce à la CEE.

«Nous faisons le grand plongeon»

Pour trouver trace d'une opposition politique franche, il faut d'ailleurs se tourner vers les archives du Parlement européen, qui approuva le rapport Goebbels sur l'entrée de la Grèce le 18 mai 2000. Un député néerlandais, Johannes Blokland, pressent des «cadavres dans le placard» et une «grande dette cachée de l’Etat». Une autre, Karla Peijs, reconnaît une performance «incroyable» mais peut-être pas «durable». Et un député d’extrême-gauche grec, Dimitrios Koulourianos, s’alarme du fait que le plan de convergence n’ait amélioré que «des indices numériques»:

«Nous faisons le grand plongeon, et sauve qui peut.»

Deux textes sont votés, avec à chaque fois environ 380 voix pour, 80 abstentions et 40 voix contre. Une poignée d’eurodéputés français venus des rangs de l’extrême gauche, des souverainistes et de l’extrême droite votent «non», rejoignant, notamment, bon nombre de députés de la CDU-CSU, le principal parti de droite allemand.

Les socialistes, les Verts, le RPR et l’UDF votent eux «oui» en bloc. Le reflet d'un élargissement consensuel chez les «cohabitants», tout comme l'intégration de l'Espagne et de l'Italie à la zone euro était approuvée en 1997 par Lionel Jospin comme Alain Juppé. Ce jour-là se côtoient, parmi cette quarantaine de «oui», François Bayrou, Harlem Désir, Daniel Cohn-Bendit et Brice Hortefeux, qui venait de suppléer quelques mois plus tôt à Strasbourg à un certain Nicolas Sarkozy.

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