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Le vrai piège de Guantanamo

Fermer le camp est facile; savoir qui sont les prisonniers encore présents — et ce qu'il faut en faire — est bien plus compliqué.

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Jeudi dernier, le président Barack Obama a signé le décret [lien vers PDF] qui fermera dans l'année le camp de prisonniers de Guantanamo Bay, à Cuba. Il a expliqué qu'il poursuivait « non seulement un engagement que j'ai pris pendant ma campagne, mais un accord qui remonte à nos pères fondateurs, selon lequel nous entendons observer des normes de conduite fondamentales - pas seulement quand c'est facile, mais aussi quand c'est dur. »

De l'avis général, fermer le camp est ce qu'il y a de plus facile. Disposer des 245 détenus qui s'y trouvent est une autre paire de manches. Au milieu des commentaires houleux et du tumulte suscités par cette annonce dans le monde entier, des questions épineuses émergent sur le nombre de détenus faisant partie des « pires du pire » (selon le jargon de l'ancien secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld) et sur la proportion d'entre eux qu'il est tout simplement impossible de retourner à l'envoyeur.

La plupart des détenus sont-ils des génies du terrorisme ou simplement d'infortunés vagabonds ? Si la première hypothèse est la bonne, le sénateur républicain du Kansas Sam Brownback a raison d'être terrorisé à l'idée qu'ils soient tous relâchés en bas de chez lui, à Leavenworth. Si c'est la seconde, le Center for Constitutional Rights [lien vers PDF] est en droit de suggérer que fermer le camp n'est pas aussi dur qu'on a voulu le faire croire. Il ne s'agit pas là d'une question morale, politique ou existentielle. C'est une question empirique, et il est vraisemblable que ce sujet peut être résolu par l'étude « rapide et complète » commandée par le décret présidentiel.

Une chose est sûre : l'exagération maniée par les deux camps, selon laquelle le camp regorge soit d'assassins, soit d'enfants de chœur, n'aidera personne à avancer.

Combien de vrais méchants reste-t-il vraiment à Guantanamo ? Voici quelques éléments de réponse.

Commençons par passer définitivement à la trappe les chiffres farfelus des anciens détenus soi-disant « retournés sur le champ de bataille » après leur libération. Un de ces chiffres a été jeté quasiment au hasard par les partisans du maintien de la prison de Guantanamo. Le juge Antonin Scalia, dans la dissidence Boumedienne v. Bush, affirme : « au moins 30 des prisonniers jusqu'ici relâchés de Guantanamo Bay sont retournés sur le champ de bataille. » Sa source est un rapport vieux d'un an et largement discrédité depuis. Il y a deux semaines, lors de la séance de confirmation [du ministre de la Justice] Eric Holder, c'est le sénateur républicain du Texas John Cornyn qui a fait exploser les statistiques en avançant que 61 soldats auraient rejoint le champ de bataille depuis leur libération de Gitmo.

Soixante et un, c'est la statistique la plus récente du département de la Défense de Bush, qui a craché cette boulette lors d'une conférence de presse tenue le 13 janvier 2009. Si la porte-parole du département de la Défense n'a alors pas voulu justifier ce chiffre alors que le précédent était de 37, ni s'étendre sur l'identité de ces 61 hommes, ni expliquer où ils avaient été identifiés comme soldats de retour sur le champ de bataille, ni même indiquer combien étaient encore en vie, elle était tout à fait sûre que « il y a certainement des gens à Guantanamo décidés à faire du mal à l'Amérique, aux Américains et à nos alliés... Il faudra donc qu'il y ait des solutions pour ces gens-là. »

Statistiques peu fiables

Selon une nouvelle étude de Mark Denbeaux [lien vers PDF] et de son équipe de la faculté de droit de Seton Hall University, il s'agissait de la 43e tentative de l'administration Bush de quantifier le nombre de détenus ayant rejoint les rangs des combattants. Les 42 précédentes n'étaient pas plus impressionnantes. L'étude Seton Hall révèle que les statistiques sur les récidivistes ne sont même pas orientées à la hausse : un rapport du département de la Défense de 2007 revoit à la baisse l'estimation précédente, faisant passer le nombre de récidivistes de 30 à 5. Il est aussi notoire que cette administration a qualifié de récidivistes de nombreux individus qui n'ont à aucun moment été détenus à Guantanamo.

En outre, l'étude Denbeaux montre que pour le département de la Défense, parler aux journalistes ou publier des chroniques critiques de Guantanamo entre dans la catégorie « retour au combat. » Le problème ici n'est pas que les données sur les prisonniers de Guantanamo ne valent pas un clou. Le vrai problème, c'est de réussir à dépasser cette tendance à citer des « faits » statistiques basés sur des rapports hautement suspects de l'administration Bush (et à utiliser tous les chiffres possibles et imaginables) concernant la future dangerosité de ces prisonniers.

Alors, combien de terroristes réellement endurcis sont-ils en train de faire le pied de grue à Guantanamo ? Nous avons la certitude que parmi les 245 détenus figurent 17 Ouïghours chinois, qui, bien que blanchis de toute accusation de « combattants ennemis, » ne peuvent être renvoyés en toute sécurité en Chine et n'ont nulle part ailleurs où aller. De même, à en croire l'administration Bush, entre 50 et 60 autres hommes également libérables n'ont pas de destination d'accueil possible (le Portugal, l'Australie et la Suisse vont peut-être en recevoir certains.)

Enfants soldats

Nous savons aussi que le principal facteur qui déterminait l'entrée ou le maintien d'un prisonnier à Guantanamo était sa nationalité. Comme le rapporte le Center for Constitutional Rights [lien vers PDF], les hommes originaires de pays européens ont été relâchés plus vite que les autres, et presque tous les Yéménites y sont encore - le « plus chanceux » des Yéménites est Salim Hamdan, le chauffeur d'Oussama ben Laden, inculpé par une commission militaire, qui a purgé une courte peine et est rentré dans sa famille. Le fait qu'un prisonnier soit encore à Gitmo relève autant de la diplomatie internationale que de sa dangerosité potentielle.

Parmi les prisonniers qui restent à Guantanamo, beaucoup correspondent clairement à la définition des enfants soldats, notamment le Canadien Omar Khadr, accusé d'avoir lancé une grenade sur un soldat américain et qui a été conduit à Guantanamo alors qu'il était âgé de 15 ans. Nous avons appris la semaine dernière qu'au cours d'un violent interrogatoire, Khadr aurait identifié un autre Canadien, Maher Arar, comme le visiteur d'un repaire d'Al-Qaeda en Afghanistan. Le problème est qu'il n'est absolument pas contestable qu'Arar était au Canada à cette époque.

Mohammed Jawad, autre prisonnier de Gitmo, était comme Khadr un enfant soldat (entre 15 et 17 ans, sa date de naissance est inconnue) lorsqu'il a lancé une grenade qui a blessé des soldats américains. Comme l'écrit Glenn Greenwald, Jawad aurait subi des violences et des tortures telles que son principal procureur a démissionné et a témoigné lors de sa requête en habeas corpus. Greenwald estime que le principal argument du gouvernement contre Jawad est une confession qu'il a « 'signée' (avec son empreinte digitale car il ne sait pas écrire son nom) un document rédigé dans une langue que Jawad ne parlait pas ni ne pouvait lire, et qui lui avait été présenté après qu'il avait été battu, drogué et menacé plusieurs jours durant - alors qu'il n'avait probablement que 15 ou 16 ans. »

Cela nous mène à la question presque insupportable de ce qui arrive à toute personne, coupable ou innocente, battue, humiliée, et tenue en isolement pendant presque sept ans. Mère Teresa elle-même aurait pu être tentée de « rejoindre le champ de bataille » après de tels traitements. En gérant la question du rapatriement de ceux qui dont arrivés à Gitmo relativement innocents, il nous faut à présent vivre avec l'idée que ce sont nos propres actes, et non les leurs, qui ont rendu dangereux certains d'entre eux.

Menace réelle

Mais tout cela, c'est encore le plus facile. Les vrais problèmes se posent avec les détenus qui représentent vraiment une menace pour ce pays - des gens comme Khalid Cheikh Mohammed, auquel l'administration Obama aura désormais affaire. La communauté des défenseurs des droits civils s'est divisée sur la question ces derniers mois, et les partisans de la création de tribunaux terroristes et de la détention préventive à long terme se sont opposés à ceux qui préconisent des procès criminels ordinaires. C'est ce problème qu'il nous faut aborder aujourd'hui, et nos discussions doivent se nourrir de faits, pas de fiction ou d'affabulation.

L'une des études les plus complètes de la population de Guantanamo a été menée par mon collègue Ben Wittes pour son livre «Law and the Long War». Il avertit que certains hommes du camp sont extrêmement dangereux, tandis que d'autres ne sont que de la malheureuse chair à canon. Les considérer tous d'un seul bloc est, et a toujours été, une erreur. En cherchant l'endroit où rapatrier les derniers détenus de Guantanamo, où les enfermer avant de les juger, ou comment les juger, essayons de voir plus loin que ces combinaisons orange toutes identiques qui nous parlent aujourd'hui comme elles l'ont toujours fait : en ne nous disant rien.

Dahlia Lithwick

Cet article, traduit par Bérengère Viennot, a été publié sur Slate.com le 23 janvier 2009.

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