Culture

«Citizen Kane» comme vous ne l'avez jamais vu

Pourquoi le lifting offert au chef-d'oeuvre de Welles pour ses soixante-dix ans justifie l'achat d'un lecteur Blu-ray.

Temps de lecture: 6 minutes

En septembre 2008, j’ai écrit un article pour Slate encourageant les cinéphiles à acheter un lecteur Blu-ray afin de pouvoir regarder l’édition restaurée numériquement du Parrain et du Parrain 2e partie dans une version remarquablement proche des copies 35 mm originales en termes de clarté, de couleur et de précision.

Si vous n’avez pas suivi ce conseil à l’époque, il est temps de reconsidérer la question avec la sortie récente du grand classique du cinéma américain, Citizen Kane, en Blu-ray. Et la différence entre cette édition et n’importe quelle autre version que vous avez pu voir, sur le câble, dans une salle d’art et essai ou en DVD, est tout simplement stupéfiante.

Tout rappelle la pellicule

En 2002, le DVD avait permis de découvrir une édition du film qui se distinguait, par son éclat et sa netteté, des vieilles copies 16 mm vues sur le petit écran ou dans les ciné-clubs universitaires. Depuis, la technologie du DVD a progressé, les artisans du numérique ont affiné leur savoir-faire. Et entre-temps, les studios ont édité des DVD d’autres classiques comme Casablanca, Le Trésor de la Sierra Madre, Le Faucon maltais, ainsi que de vieux films muets de Buster Keaton and Charlie Chaplin, sur lesquels ces progrès sont visibles, si bien que la première version numérique de Citizen Kane n’était plus à la hauteur.

Elle était trop éclatante, trop propre. Elle avait été bien décrassée, mais avait perdu en texture, en profondeur et en grain. Quelques années plus tard, John Lowry, le brillant pionnier de la restauration numérique qui avait travaillé sur cette édition, m'a avoué être allé un peu trop loin. A l’époque, on manquait encore de recul par rapport à cette technologie encore balbutiante et il faudrait de longue années de pratique pour la maîtriser réellement.

Tout aussi impeccable (pour ne pas dire immaculée), la version Blu-ray a su garder la texture, le grain et tous les détails. Sur les plans étonnants où Orson Welles et son directeur de la photo Greg Toland éclairent le décor pour que tout soit net de l’avant-plan à l’arrière-plan, tout est parfaitement distinct. Dans le dernier plan, qui montre toutes les vieilleries accumulées par Kane, on identifie clairement chaque objet. Qu’il s’agisse des visages, du bric-à-brac sur les étagères, du contraste saisissant entre les scènes très sombres et les scènes très éclairées ou encore de celles où dominent les nuances de gris, tout est net et rappelle la pellicule. Le Blu-ray rend les ambiances, ou plutôt les subtiles variations d’ambiance, du film avec une intensité que je n’avais jamais remarquée auparavant.

De légères variations de lumière

Citizen Kane raconte l’histoire de Charles Foster Kane, un magnat de la presse qui se lance en politique avec de grandes ambitions, interprété par Welles, alors seulement âgé de 25 ans. Librement inspiré de la vie de William Randolph Hearst, le récit se construit par flashbacks, après le décès de Kane, à travers les points de vue de plusieurs de ses connaissances dont les opinions à son égard divergent largement. J’ai toujours considéré cette structure comme étant un peu gadget, mais le Blu-ray révèle les légères variations d’éclairage qui distillent une atmosphère visuelle différente pour chaque histoire: certaines séquences sont plus austères, d’autres plus chaleureuses, plus intimistes ou plus superficielles. Les versions précédentes étouffaient et aplatissaient ces contrastes, tandis que le Blu-ray restitue la richesse émotionnelle de Citizen Kane.

La narration gagne en fluidité. Bien que réalisé en 1941, Citizen Kane comporte de nombreux effets spéciaux, principalement élaborés par trucages optique: expositions multiples, surimpressions d’images sur des photos et sur des dessins animés, fondus enchaînés rapides d’une scène à l’autre. Aux débuts du cinéma, ces trucages optiques produisaient leur lot d’effets secondaires indésirables: tremblements, clignotements, désynchronisation des images des différentes couches. Au fil du temps, la poussière et les saletés venaient accentuer ces effets, en particulier avant qu’on ne commence à prendre au sérieux la conservation de la pellicule.

La nouvelle technologie numérique, qui s’est vraiment développée au cours des dix dernières années, a permis de nettoyer ces anomalies. Les trucages semblent moins factices, ou peut-être la fluidité de l’ensemble prend-elle le pas sur l’attention que nous portions à ces trucages. Quoi qu’il en soit, les astuces techniques de Welles nous détournent moins souvent de l’histoire (co-écrite avec Herman Mankiewicz).

Résolution nettement supérieure

Pour cette nouvelle édition, le progrès principal (et indispensable à la plupart des autres améliorations) est d’avoir scanné la pellicule dans une résolution nettement supérieure. Un peu de technique: on obtient une image vidéo numérique en passant la pellicule dans une machine qui scanne chaque photogramme et stocke les données sous forme de pixels; ensuite, une autre machine retransforme ces données en images. Plus il y a de pixels, plus la définition de l’image est précise et le rendu réaliste.

Le master numérique de l’édition DVD de 2002 provenait d’un scan «haute définition» effectué avec une machine ayant scanné 1.080 lignes et 1.920 colonnes, soit un total de 2 millions de pixels par image. Pour le Blu-ray, le master numérique provient d’un scan «4K» qui enregistre 4.096 lignes et 3.112 colonnes, soit un total de plus de 12 millions de pixels par image. Le scan 4K génère donc une image brute dont la résolution est six fois supérieure à celle d’un scan haute définition.

Aujourd’hui, les particuliers n’ont accès ni à des télévisions ni à des lecteurs de disque permettant de lire une image 4K. En revanche, lorsque les professionnels travaillent avec un scan 4K sur leur machine, ils peuvent manipuler les données pour corriger la couleur, ajuster les contrastes, nettoyer ou combler les manques dans les détails les plus infimes. Ensuite, le studio doit réduire la résolution du master 4K à celle d’un disque compatible avec les appareils grand public. Mais plus l’original est précis, meilleure sera la copie en résolution inférieure, de la même manière qu’une photo prise directement, même avec un appareil jetable, sera meilleure qu’une photo rephotographiée.

Le format Blu-ray rend vraiment justice à Citizen Kane. La résolution de l’image d’un DVD ordinaire est de 480p, ou 480 lignes et 768 colonnes, soit un total de 400.000 pixels par image. La résolution d’une image Blu-ray relève réellement de la haute définition, le terme 1.080 p indiquant une résolution d’environ 2 millions de pixels (1.080 lignes et 1.920 colonnes). Cette résolution cinq fois supérieure offre un rendu plus précis, des couleurs plus intenses, une image plus stable lors des mouvements d’objet ou de caméra, une plus grande impression de réalisme et une meilleure fidélité à l’original.

Trois sources séparées

La version restaurée de Citizen Kane est également disponible en DVD. De qualité largement supérieure à celle de 2002, elle a elle aussi bénéficié d’un nettoyage high-tech et elle est issue, comme l’édition Blu-ray, du master 4K généré à partir de meilleurs éléments originaux.

Idéalement, le studio aurait dû créer le master numérique à partir du négatif original du film. Mais hélas, celui de Citizen Kane a brûlé dans l’incendie d’un entrepôt. Pour les éditions 2002 et 2011 de Citizen Kane, Warner Home Video a dû travailler à partir de copies issues de ce négatif. Pour le DVD de 2002, Warner avait scanné une copie 35 mm empruntée au MoMA. D’excellente qualité, cette copie provenait d’un master 35 mm à grain fin. Ce n’était donc qu’une copie de négatif. En d’autres termes, la copie du MoMA était une copie de troisième génération et le scan numérique était à son tour une copie de cet élément.

Pour le Blu-ray, Ned Price et son équipe de Warner Brothers Motion Picture Imagery ont scanné plusieurs copies: la copie du MoMA, un master 35 mm à grain fin qui avait été retrouvé quelques années auparavant dans un laboratoire à Bruxelles et un autre master 35 mm à grain fin, découvert récemment en Europe dans des archives de films.

Selon Price, «les trois éléments présentaient des atouts et des défauts différents»: «Par exemple, l’un d’entre eux tremblait moins sur une bobine mais le grain était plus épais sur une autre. Nous avons donc sélectionné les meilleurs fragments des trois éléments.» Malgré tout, lui et son équipe ont dû nettoyer les traces et corriger les défauts d’alignement image par image, notamment sur les effets optiques et les fondus enchaînés. Ce travail de restauration a duré plus d’un an.

Emporté ou brûlé dans un entrepôt?

L’histoire du master récemment découvert dans ces mystérieuses archives européennes a de quoi intriguer. Selon Price, ces archives (et probablement plusieurs autres) détiennent d’autres films appartenant à Warner Bros, mais elles sont restées discrètes puisque, pour employer un euphémisme, la question des droits est ambiguë. Ces archives ont commencé à fournir à Warner des listes de titres, et plus récemment certains films, à condition qu’on ne divulgue pas leur nom (actuellement, Citizen Kane a quatre distributeurs dans le monde. Warner n’a pas entamé de poursuites, mais l’un des trois autres ayants droit pourrait décider de le faire.)

Entre les copies dont on ignorait l’existence, les masters à grain fin et les éventuels négatifs qui pourraient refaire surface, qui sait quels trésors il reste encore à découvrir? On a longtemps cru que le négatif original de La Grande Illusion de Jean Renoir avait été détruit par les nazis. Mais au début des années 90, on l’a retrouvé dans une grange du sud de la France. En 2003, l’éditeur Criterion a retardé la sortie prévue de longue date du DVD de La Règle du jeu de Renoir parce que ses techniciens venaient de découvrir un master à grain fin bien meilleur que l’élément qu’ils étaient en train d’utiliser.

Le négatif de Citizen Kane a-t-il vraiment brûlé dans l’incendie de l’entrepôt? Ou quelqu’un l’a-t-il emporté in extremis? «Je n’ai jamais trouvé la preuve irréfutable qu’il avait été détruit», confie Ned Price. «On peut toujours y croire.»

Fred Kaplan

Traduit par Sylvestre Meininger

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