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En Allemagne, l'époque n'est plus à la contrition

Et son assurance retrouvée met en péril l'équilibre de la zone euro.

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La confiance des marchés envers la Grèce et même l’Italie tendant à s’éroder encore, les réserves de liquidités allemandes semblent être le dernier espoir de sauver l’Euro. Sans une action allemande vigoureuse et à l’échelle continentale, la monnaie unique pourrait bien se désintégrer. Mais il apparaît aujourd’hui clairement, comme cela aurait déjà dû sauter aux yeux de tous depuis trois ans, que le gouvernement d’Angela Merkel préfèrera risquer un effondrement complet de l’Euro à une action résolue.

L’Allemagne a tiré d’immenses profits de l’adoption de la monnaie unique. Grâce à une économie très dynamique et qui exporte essentiellement à l’intérieur de la zone Euro, elle a profité, plus que tous les autres Etats, des facilités qu’offrent une monnaie unique de commercer avec ses voisins.

Les Allemands, qui se montrent souvent nostalgiques du Deutsch mark, devraient pourtant comprendre à quel point l’effondrement de l’Euro serait catastrophique. L’économie mondiale tomberait en récession. Les exportations allemandes chuteraient de manière dramatique. Les banques allemandes, qui détiennent de nombreux avoirs italiens et grecs, devraient faire appel aux contribuables pour les renflouer. Le chômage et le déficit national s’envoleraient.

Les Allemands, en d’autres termes, devraient mettre les bouchées doubles pour sauver la monnaie unique. Malgré cela, à chaque occasion, ils ont fait le minimum. Mise au pied du mur, Merkel a consenti à la mise à disposition de fonds modestes qui permettaient d’éviter un effondrement. Soumise à une intense pression internationale, elle a récemment persuadé le Bundestag d’augmenter la contribution allemande au Fonds européen de stabilité financière, le fonds de sauvetage de l’euro.

Malgré des promesses régulières, elle n’a pas même daigné se pencher sur la mise sur pied d’un plan financier ou politique de grande envergure, seul capable de mettre un terme à cette crise. Elle continue, au contraire, de s’opposer à toute proposition –comme celle d’une véritable politique fiscale harmonisée ou l’introduction d’eurobonds– qui pourrait permettre aux économies européennes de redonner confiance aux marchés. Pourquoi?

L'Allemagne aurait-elle égaré sa «batte de base-ball morale»?

Pour expliquer la réponse allemande à la crise, nous devons tout d’abord dire que le pays a connu, depuis vingt ans, une transformation immense. Durant la période de l’après-guerre, des hommes politiques tels que Konrad Adenauer ou Willy Brandt avaient compris que si l’Allemagne souhaitait être à nouveau admise dans le concert des nations, il convenait qu’elle fasse profil bas sur son passé récent.

L’Allemagne versa ainsi des indemnités de réparation à Israël, conclut des traités de paix avec ses voisins de l’Est et, surtout, des traités d’alliance avec ses adversaires d’hier: la Grande-Bretagne, la France et les Etats-Unis. Cette période de contrition d’après-guerre est de l’histoire ancienne. Depuis la réunification de l’Allemagne, le besoin d’expier pour Auschwitz a été remplacé par le désir de tracer un trait définitif sur les débats portant sur le Troisième Reich.

Le premier pas décisif dans cette direction fut initié par Martin Walser, romancier célèbre, qui décrivit Auschwitz comme une «batte de base-ball morale», agitée par l’étranger pour tenter de nuire aux intérêts de l’Allemagne. L’élite culturelle et politique de l’Allemagne accueillit les propos de Walser avec des cris d’enthousiasme. Cet appel à tirer un trait sur le passé a fini par influer sur la politique étrangère allemande.

En 2002, alors qu’il se lançait dans une difficile campagne pour sa réélection, le chancelier allemand Gerhard Schröder décida d’exploiter son opposition à la guerre d’Irak à des fins électorales. Son pays, promit-il, ne serait plus le chien fidèle de l’Amérique; il suivrait, au contraire, la «voie allemande». Contre toute attente, Schröder remporta les élections.

Enfin, lors de la crise de Libye, le gouvernement allemand de centre-droit démontra que même la partie la plus traditionnellement pro-américaine et suiviste du spectre politique était elle aussi grisée par cette notion d’indépendance. Le ministre des affaires étrangère Guido Westerwelle ne se contenta pas de refuser que des troupes allemandes participent à l’opération contre la Libye –il s’abstint lors du vote crucial de l’ONU qui autorisa la conduite de l’opération.

Ce sont les mêmes attitudes qui expliquent la répugnance de l’Allemagne à aider ses voisins dans la crise de l’Euro. De nombreux Allemands sont convaincus que la politique étrangère de leur pays a été, trop longtemps, marquée du sceau de la soumission servile. Ils ont été particulièrement indignés d’entendre certains suggérer qu’à la lumière de l’histoire allemande, l’Allemagne devrait sentir comme une obligation morale de sauver la Grèce. Soixante-cinq ans après la fin du Troisième Reich, ils entendent affirmer qu’ils n’ont plus aucune responsabilité morale à l’égard de leurs anciennes victimes. Comme le journal Bild, principal quotidien allemand, l’écrivait récemment:

«En 1960, le gouvernement Adenauer a versé 115 millions de Deutsche marks pour indemniser les victimes grecques des Nazis et leurs descendants. ‘Une fois pour toute’, comme l’indiquait l’accord.»

L'Allemagne n'a pas intérêt à voir la zone euro s'effondrer 

À bien des égards, ce ressentiment est compréhensible. Il serait en effet bien injuste que les contribuables économes d’Allemagne paient les factures du chaos grec. Mais il transparaît de plus en plus que l’indignation de l’opinion publique, qui risque fort d’empêcher l’Allemagne de faire ce qui doit être fait pour l’intérêt de ses voisins ainsi que pour le sien, va la mener droit dans le mur. Il serait certes injuste que les Allemands piochent dans leurs belles économies pour sauver l’Italie et la Grèce, mais l’Allemagne n’a aucun intérêt à voir l’économie européenne s’effondrer.

L’incapacité de Merkel et de ses soutiens à prendre conscience de ce fait pourtant simple, démontre à quel point la classe politique allemande confond les intérêts passés et présents de l’Allemagne. Or, les choses sont des plus simples: si l’attitude de coopération bienveillante de l’Allemagne à l’égard de ses alliés a pu, durant les années d’après-guerre, s’expliquer pour une petite partie par une contrition sincère, elle a également grandement profité au pays. Comparée aux Etats-Unis, à la Chine ou à la Russie, l’Allemagne était une petite puissance avec une armée des plus réduite. Elle avait besoin de l’aide de ses partenaires européens et états-uniens pour assurer sa sécurité, sa croissance économique et asseoir son influence.

Cette vérité demeure intangible. La Guerre froide est peut-être terminée, mais l’Allemagne actuelle ne parviendra pas plus à résoudre les grands défis internationaux, allant du terrorisme aux questions de sécurité énergétique, que l’Allemagne d’hier à se défendre seule face à l’Union soviétique.

L'Allemagne qui dit «non» joue le futur économique de ses citoyens

La volonté manifeste de l’Allemagne de laisser l’Euro s’effondrer suggère que le gouvernement Merkel sous-estime grandement le besoin qu’à l’Allemagne de posséder des partenaires stratégiques sur le long terme. Les hommes politiques allemands de l’immédiate après-guerre étaient parvenus à maintenir et protéger les intérêts allemands tout en parlant de réconciliation et en faisant profil bas.

Les politiciens allemands d’aujourd’hui semblent avoir pris la rhétorique naïve de leurs prédécesseurs pour argent comptant. Écoeurés par une soumission qui n’a jamais véritablement existé, ils ont décidé de taper du poing sur la table. Témoin, la récente sortie d’un membre du FDP, petit parti libéral membre de la coalition de gouvernement d’Angela Merkel: «Pour une fois, nous devons montrer que nous sommes capables de dire non.» Les gouvernants allemands se lancent donc dans une grande démonstration volontariste et ne parlent que de protéger les intérêts de leur pays, alors qu’ils sont en train de jouer avec le futur économique de leurs propres citoyens.

Cette nouvelle Allemagne menace aujourd’hui la stabilité de l’Euro et même le futur de l’Union Européenne. Ceci n’est pas dû au fait que l’Allemagne est devenue plus égoïste. Si les Allemands étaient simplement capables d’agir rationnellement, ils feraient en sorte de sauver l’Euro. Le véritable problème est que les dirigeants de la nouvelle Allemagne sont à ce point obnubilés par le passé qu’ils ont perdu de vue leur propre intérêt du moment.

Yasha Mounk
Fondateur du magazine Utopian, Yascha Mounk enseigne la théorie politique à l'université d'Harvard.

Traduit par Antoine Bourguilleau

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