Culture

«Les Marches du pouvoir» et «L’Exercice de l’Etat», exercices primaires

Le film de Clooney et celui de Schoeller sont deux variations habiles et nerveuses sur des schémas connus mais ne ré-inventent pas le politique.

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Deux films politiques sortent en même temps cette semaine. «Films politiques» veut dire ici, un peu platement, films qui concernent l’activité des hommes politiques. L’un vient des Etats-Unis, Les Marches du pouvoir de George Clooney, l’autre est français, L’Exercice de l’Etat de Pierre Schoeller, deux titres qui ont le mérite de ne pas tromper sur leur thème. Ce qui indique que les distributeurs considèrent qu’en France, le sujet politique est vendeur (aux Etats-Unis, le film de Clooney porte un titre moins explicite, The Ides of March).

Différents par leur manière d’aborder le thème politique, ces deux films sont pourtant étonnamment semblables. Et, contrairement à ce que pourrait espérer qui se soucie de la place du politique dans le monde actuel, leur similitude n’est guère réjouissante.

Les Marches du pouvoir raconte un épisode d’une campagne pour les primaires démocrates, dans le camp d’un candidat que tout paraît promettre à la Maison blanche (George Clooney). A ses côtés, mais en fait dans le rôle principal, Ryan Gosling, ayant à peine lâché le volant de Drive, interprète un jeune conseiller aussi habile qu’idéaliste, tandis que Philip Seymour Hoffman campe une savoureuse imitation d’un Karl Rove sur le déclin.

Dans leur sillage, un aréopage de figures secondaires décrit avec précision les forces en présence et mécanismes en action dans ce contexte —spin doctors, conseillers médias et logisticiens. Le film, rondement mené, produira son compte de retournements et désillusions, autour d’un incident résumé par la réplique-choc:

«Dans ce pays, le Président a le droit de déclencher des guerres stupides ou de mettre la nation en faillite, mais il n’a pas le droit de sauter les stagiaires».

On est dans un registre connu, celui du dévoilement d’une brutalité des rapports réels sous les apparences séduisantes, amicales et progressistes, thématique dont les fictions américaines possèdent un riche catalogue littéraire et cinématographique.

L’Exercice de l’Etat, lui, accompagne le parcours d’un ministre des transports d’un gouvernement français aujourd’hui (sans qu’on puisse assimiler les personnages à des politiciens réels précis, la prégnance de l’idéologie libérale n’étant plus vraiment un marqueur). Olivier Gourmet exécute un numéro de haute voltige pour donner vie à ce politicien rompu aux ruses du pouvoir, technicien qualifié de la gestion de la chose publique aux échelons les plus élevés.

Pierre Schoeller mène son affaire tambour battant, «à l’américaine» serait-on tenté d’écrire, même si ce sont bien les ors et les verbes de la République française qui servent de décor, d’outils, et parfois d’armes. Là aussi, le spectacle est rondement mené, les entourages prestement croqués, pour dire le cynisme brutal des rapports entre dirigeants politiques tout en gardant la touche d’humanité, au moins au bénéfice du personnage principal.

Ce ne sont pas les hommes qui sont mauvais, mais l’exercice du pouvoir qui les rend inévitablement tels, sous-entendent ensemble scénario, mise en scène et interprétation où les acteurs (Michel Blanc, Zabou Breitman, Didier Bezace, Jacques Boudet) s’en donnent à cœur joie pour distiller les fragrances de la trahison, de la fidélité, de l’arrivisme, de la futilité...

A vrai dire, on pourrait construire exactement la même dramaturgie, avec comme toile de fond un club de foot ou une famille de propriétaires de puits de pétrole à la place des responsables de la nation. Et on pourrait sans peine la décliner en une succession d’épisodes. 

Et la politique dans tout ça? La politique au sens de l’action publique, de la possibilité de faire quelque chose qui influe sur le sort de ses concitoyens, en bien ou en mal. Disparue, pas même mise en question, mais placée d’emblée hors champ, hors sujet. Les Marches du pouvoir est produit par deux stars qui sont aussi parmi les principaux porte-parole de la gauche états-unienne, George Clooney et Leonardo DiCaprio, L’Exercice de l’Etat se situe explicitement dans une position critique vis-à-vis des dérives immorales de ceux qui nous gouvernent.

Mais ni l’un ni l’autre ne se pose la question d’une autre pratique, d’une autre visée. A rebours des dénonciations vertueuses dont ils se veulent porteurs, ces deux films participent de fait de l’affaiblissement de la notion même d’action politique, réduite à des pratiques (sans aucun doute réelles, et condamnables) mais considérées d’emblée comme dépourvues de toute finalité.

Ce sont deux variations habiles et nerveuses sur des schémas connus, parfaitement en phase avec un air du temps qui ne cesse d’accréditer davantage l’effacement du politique, faute – y compris dans ce travail de la fiction et du spectacle – d’être capable de lui (ré)inventer une place et un rôle. La politique existe au cinéma, mais ailleurs que dans les «films politiques».

Jean-Michel Frodon

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