Monde

Etre athée (et libertine) dans la Turquie d'aujourd'hui

Quelque chose bouge en Turquie. De plus en plus d'artistes sont poursuivis pour obscénité ou blasphème. Signe qu'ils ont décidé de ne plus s'autocensurer.

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L’actrice turque Serra Yilmaz ne décolère pas. Elle fulmine contre ce chroniqueur qui propose d’imposer à ceux qui n’adoptent pas les normes musulmanes de vivre dans des «zones spéciales».

«Ce Monsieur veut nous cantonner dans des ghettos, symboles de décadence et de dépravation! Ici à Cihangir, au cœur d’Istanbul, la movida stambouliote est intense. Or ce quartier reste encore un peu mixte, socialement et culturellement, c’est ce qui fait son charme!», explique-t-elle attablée pour l’apéritif, face au Bosphore. Autre sujet de désolation aux yeux de Serra Yilmaz: depuis le mois du Ramadan, les terrasses des cafés et restaurants du centre d’Istanbul sont interdites. Ainsi, pense l’actrice, «ils [les musulmans conservateurs au pouvoir, NDA] veulent et réussissent à ce  qu’on ne puisse pas  voir les gens boire de l’alcool dans la rue».

Mais une grande majorité des Turcs musulmans pratiquants sont contents; ils ont voté pour que ce gouvernement fasse ce boulot-là, rendre ces principes de conduite plus aisés à suivre au quotidien. 

Pour les milieux libéraux, artistiques et intellectuels, minoritaires, en revanche, c’est une «dérive» moralisatrice et religieuse inquiétante.  L’actrice Serra Yilmaz ou bien encore l’écrivain Nedim Gürsel, comptent parmi les plus critiques. Ce dernier s’indigne que la chaîne publique TRT ait diffusé un «vrai spot de pub pour l’islam avec passages du Coran» durant le Ramadan: «Et qui l’a financé? Nous, les contribuables!», dénonce l’écrivain.  

Nedim Gürsel, qui vit entre Paris et Istanbul, est encore sous le coup d’un procès en appel pour  son dernier roman Les filles d’Allah.

«J’ai été accusé de dénigrer les valeurs religieuses de la population, selon l’article 216. Je suis jugé pour blasphème; au XXIe siècle!»

Selon lui, un tel procès n’aurait «jamais eu lieu il y a 20 ans. A l’époque c’était pour propagande communiste qu’on était jugé!». Tandis que le traducteur et l’éditeur turc du sulfureux et subversif William S. Burroughs encourent de six mois à trois ans de prison. Tous deux sont accusés de «publications obscènes» (art 226) pour avoir diffusé la version turque du roman Soft Machine, écrit par l’écrivain américain il y a cinquante ans.    

Et puis, le caricaturiste Baruter, de la revue Penguen, s’est moqué de la piété excessive et a fait profession d’athéisme. Son dessin représente un fidèle parlant au téléphone avec Allah. «Est-il possible que je loupe la dernière prière car j’ai beaucoup de choses à faire?», lui demande l’homme. Outrage supplémentaire: sur le mur de la mosquée, les mots suivants en caractères ottomans:

«Il n’y a pas de Dieu. La religion est un mensonge.»   

Il attend d’être jugé.

«Dans un état laïc, le délit de blasphème n’a pas sa place! Quand mon procès a été déclenché, la Turquie n’avait pas tourné la page de l’Union européenne. Maintenant, elle regarde de l’autre côté, elle va ailleurs et je risque plus gros», considère Nedim Gürsel, qui vient de sortir Belle et rebelle ma France (Empreintes, 2011) un hommage littéraire au pays qui l’a accueilli lorsqu’il était jeune homme. Fin septembre, il participait à un séminaire organisé à Istanbul par l’Institut du Bosphore, lequel réunit Turcs et Français qui veulent approfondir les liens entre les deux pays. Or la multiplication de ces procès est la preuve, selon l’écrivain, que le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan ne croit plus en la perspective européenne.

Malgré la tendance  prohibitionniste du gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, l’effervescence culturelle stambouliote n’est pas un vain mot. Ces derniers mois, des milliers de manifestants ont protesté contre la censure d’Internet décidée par le gouvernement. «Evidemment tous ces jeunes en ébullition ne correspondent pas vraiment au jeune “idéal” souhaité par le parti de la Justice et du développement (AKP, au pouvoir depuis 2002). Ils ne sont pas musulmans pratiquants, ont un sens moral bien à eux et ne sont pas du tout obéissants», se réjouit Serra Yilmaz, l’œil rivé sur son compte Twitter.

Lectrice ou interprète de Yourcenar, Koltès et Lagarce, polyglotte et voyageuse, cette actrice généreuse partage son temps et sa vie entre Istanbul, Paris et Rome. En Italie, elle est la vedette fétiche et muse du réalisateur italien d’origine turque Ferzan Ozpetek. Serra Yilmaz  s’est aussi produite dans des séries télévisées à grand succès, ce qui lui vaut une popularité certaine.      

Après avoir animé un talk-show gastro-culturel à la télévision, elle a imaginé et travaillé au pilote d’une nouvelle émission où l’on parlerait sexe, sur le mode informatif et ludique, scientifique et littéraire. «Tout est à faire dans ce domaine. En Turquie, les gens vivent  dans une grande ignorance de la sexualité: ma femme de ménage a été choquée et traumatisée à vie par sa nuit de noces», se désole cette féministe mâtinée libertine. Pourtant, l’émission, ce «Basic instinct d’utilité publique», restera dans les cartons. La chaîne de télévision qui était intéressée y a récemment  renoncé: le «pilote» n’est plus en phase avec le nouvel ordre moral et culturel en vogue. 

Dans un pays où le sujet reste largement tabou, Serra Yilmaz a choqué il y a deux ans en suggérant qu’un Turc sur deux était un homosexuel qui s’ignorait.

«A “l’époque des tulipes”, rappelle Nedim Gursel, les mœurs libertines encensaient l’homosexualité: ainsi au tournant du XVIIe et du XVIIIe, le poète Nedim était-il très explicite quand il célébrait les beaux garçons. Les Ottomans ont été hédonistes. Mais aujourd’hui on  veut nous présenter les Sultans comme des parangons de fidélité, c’est lamentable!»  

Nedim Gursel fait référence à une série télévisée, Le Siècle magnifique, lancée en 2010 et dans laquelle les Sultans sont représentés sous les traits d’hommes qui aiment l’alcool et les femmes. Le scandale a été tel que le rapport 2011, rendu public le 12 octobre, consacré à la Turquie par la Commission européenne en fait mention. Bruxelles y voit l’un des (nombreux) exemples préoccupants  d’atteinte à la liberté d’expression. Après que le producteur du Siècle magnifique a été condamné à payer une amende, il a modifié le comportement de ses héros: ceux-ci sont encore barbus, montent toujours des chevaux et vivent plus que jamais sous la tente mais ils ne boivent plus et leurs femmes sont voilées.  

«Le modèle de la Turquie, c’était le modèle d’Etat nation à l’occidentale. La valeur suprême, c’était la turcité. L’AKP fait pression pour changer de “printing”, ils veulent quelque chose  de plus musulman, d’“ottoman” comme ils disent», explique Serra Yilmaz. Or sur le sujet ottoman, l’actrice possède quelques lettres. Sa grande-mère, d’origine circassienne, a grandi et vécu dans le Harem du Sultan; elle y était éduquée pour recevoir les invités de prestige et sa petite fille en a sans doute hérité de cet art de la conversation dans lequel elle excelle. Serra Yilmaz a joué le rôle de son aïeule dans le film que Ferzan Ozpetek a tourné en 1999, Harem Suaré, avec l’actrice française Marie Gillain.

«Si on mettait nos islamistes de l’AKP face aux grandes familles ottomanes, ils se taperaient dessus à la minute! Complètement tournés vers l’Occident, les Ottomans étaient francophones et snobs, ils se méfiaient du commerce et méprisaient les paysans. Le contraire absolu de cette nouvelle bourgeoisie naissante et périphérique que représente l’AKP, aux goûts pas très raffinés et sans grandes références culturelles!»

Quelque chose bouge en Turquie. Les procès en obscénité ou blasphème vont sans doute se multiplier. Car certains artistes, intellectuels et journalistes libéraux  n’hésitent pas à produire des œuvres, des articles ou des livres dont le caractère sexuel ou libre penseur, libertin ou athée, les conduisent systématiquement devant le juge. Ils savent en général assez bien ce qu’il est «permis» de dire et ce qui ne l’est pas.  

«Dans la tête de chaque Turc persiste une sorte de comité d’autocensure! Tous les pouvoirs politiques qui se sont succédé –y compris les sociaux-démocrates– ont cherché à contrôler la culture et les arts; on est habitués», rappelle Serra Yilmaz. Si des artistes et des intellectuels ne s’autocensurent donc pas, s’ils dépassent la ligne rouge fixée par des lois très restrictives, c’est souvent en connaissance de cause. Parce qu’ils veulent dénoncer haut et fort l’archaïsme d’un nouvel ordre moral, sexuel et religieux qui convient à de nombreux Turcs mais qu’eux  rejettent. Une manière de résistance.  

Ariane Bonzon

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