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La carte (de supporter) et le territoire

[JE ME METS AU FOOT #2] Après des années d'exclusion sociale, notre chroniqueur Henry Michel a décidé de se convertir au foot et d'en discuter avec les spécialistes de Slate. Il s'interroge sur l'ancrage régional de son nouveau club, l'OM...

Des supporters de l'OM fêtent le titre de champion, le 16 mai 2010. REUTERS/Philippe Laurenson.
Des supporters de l'OM fêtent le titre de champion, le 16 mai 2010. REUTERS/Philippe Laurenson.

Temps de lecture: 7 minutes

Résumé de l'épisode #1: Acculé par une pression sociale grandissante, notre chroniqueur Henry Michel décide de se mettre au football et de suivre les conseils avisés de nos deux journalistes Jean-Marie Pottier et Grégoire Fleurot. Il doit désormais choisir l’équipe qu’il devra supporter durant toute la saison restante.

Cher Grégoire, cher Jean-Marie,

Sur vos conseils avisés, j’ai choisi mon équipe: j’ai décidé de supporter l’Olympique de Marseille. Même si je suis novice en football, le prestige et la renommée de ce club ne me sont pas étrangers. L’OM est une institution à la résonance internationale, ayant dépassé le cadre sportif pour devenir un monument culturel français. De plus, j’y ai assez d’attaches sentimentales, familiales et identitaires pour avoir de l’affection pour ce club.

Je me suis donc rendu sur le site officiel de l’OM pour découvrir cette équipe. J’ai noté soigneusement les noms et statistiques de l’effectif avec lequel je vais devoir me familiariser et que je supporterai pour tout le reste de la saison.

A ma grande surprise, des noms ont résonné à mes oreilles, ces patronymes exotiques prononcés par mes amis en soirée ou devant la machine à café, qui n’avaient alors aucune signification pour moi à ce moment-là, juste une suite de phonèmes: Alou Diarra, Lucho, Gignac. J’ai pu enfin attribuer des visages et des maillots à ces noms –les photos officielles les représentent de manière tout à fait sympathique, notamment ce jovial Lucho Gonzalez. Je suis satisfait sur ce plan.

J’ai tout de même été surpris d’une chose en parcourant les statistiques de mes joueurs, et si mon exemple concerne Marseille je doute que cela soit une exception: sur les 25 joueurs de l’effectif, seuls deux sont vraiment Marseillais (Jordan Ayew et Cédric D’Ulivo) et deux du coin (Fanni et Gignac étant de Martigues).

Qu’est-ce qu’un match de football si ce n’est un combat entre deux villes, portant chacune leurs valeurs, leur identité, l’histoire et les souffrances collectives du peuple qu’elles représentent?

L’exemple le plus proche du football qui me vient à l’esprit est Intervilles. Les équipes qui s’affrontaient dans cette émission étaient constituées de gars du cru, qui valorisaient leur terroir, leur accent rocailleux ou élancé: les Basques étaient massifs, les Parisiens chafouins, les Toulonnais trapus et vaillants, les villes s’affrontaient pour de bon avec leurs armes spécifiques.

Comment un Jérémy Morel de Lorient, un André Ayew de Lille, un Bracigliano de Forbach peuvent-ils être empreints des valeurs profondes, de l’âme de la ville pour laquelle ils doivent mouiller le maillot?

Grégoire, Jean-Marie, est-ce le cas pour toutes les équipes du championnat? Une équipe se distingue-t-elle actuellement des autres pour abriter dans ses effectifs plus d’enfants du pays que la moyenne? Est-ce le cas dans toutes les ligues?

En parcourant la presse sportive, je me suis aussi retrouvé atterré par l’absence totale de poétique territoriale en amont des matchs.

Lors de la dernière journée de championnat, Marseille affrontait Brest. Les articles ne parlaient que des enjeux pour Marseille, de sa position de favori fragile à la veille de la rencontre, etc. Aucune amorce un petit peu enlevée. On a deux ports face à face. Deux histoires antiques, deux peuples robustes, deux villes ouvertes sur le monde, la porte de l’Atlantique contre la porte de la Méditerranée, le fracas des marins, le chaud et le froid, l’Armorique et la Phocée, la lutte balle au pied de deux peuples chargés d’histoire, aux vieilles veuves ridées pleurant leurs marins sous des ex-votos rongés par le sel!

Rien de tout cela. On ne parle pas des villes en soi. Parce que peut-être que tout le monde est lassé. On s’intéresse aux stats et au classement. Avec des joueurs de Forbach ou de Lorient défendant la bouillabaisse. C’est donc ça le football?

J’ai voulu chercher ce sentiment d’appartenance dans les paroles des chants de supporters. Je me suis rendu sur des sites spécialisés, détaillant respectivement les paroles des chants de l’Olympique de Marseille et de ceux du Stade Brestois.

Pour les chants marseillais, j’avoue avoir été un peu déçu. Aucune allusion au moindre quartier de la ville, sa position stratégique, son cagnard et ses femmes, son énergie cosmopolite. L’ensemble des paroles reste métaréférentiel et s’articule autour de deux postulats solides et fortement répétés:

  • a) nous sommes les Marseillais
  • b) on est les meilleurs

Sur la page des chants brestois, même déception. Même vacuité des paroles sur 28 chansons, avec peut-être plus d’onomatopées d’ailleurs –beaucoup de «lalala» et de «lololo». J’allais fermer la page, dépité, lorsque la 29e chanson me réconcilia avec les chants de supporters.

Une chanson en plusieurs couplets, Fanny de Laninon, longue et inspirée, peuplée de marins, de mers en tourment, de quartiers-maîtres, de phares, un concentré de Bretagne qui vous emplit les poumons d’algues et la bouche de sel.

Du coup, j’ai très mal commencé ma carrière de supporter de l’OM en cette 9e journée car, inconsciemment, je supportais un peu Brest, qui m’avait tiré les larmes avec cette pauvre Fanny de Laninon et son pompon, tandis que Marseille suggérait juste d’être Marseillais et de sodomiser le gardien sans sommation. Match nul au final. Je ferai mieux la prochaine fois.

Le Brestois Lesoimier et le Marseillais Amalfitano lors de Marseille-Brest (1-1) le 2 octobre 2011. REUTERS/Jean-Paul Pelissier.

Cher Henry Michel,

Tu ne t’es pas trompé: avec seulement quatre joueurs nés dans le département, Marseille n’est pas une exception en Ligue 1, car dans la plupart des équipes, les joueurs du cru se comptent sur les doigts d’une main. Un exemple au hasard: lors de son dernier match, le champion de France Lille n'a fait jouer qu'un joueur de la région, le défenseur Mathieu Debuchy, né à Fretin —il n'est pourtant pas menu.

Et tu as aussi raison en parlant de «l’âme de la ville pour laquelle ils doivent mouiller le maillot»: du moment qu’ils se battent, les joueurs du coin bénéficient souvent d’une petite cote d’amour supplémentaire auprès des supporters, même si leur talent est limité. Un peu comme le régional de l’étape du tour de France qui s’échappe pendant cent bornes sur les petites routes de son enfance, avant d’être avalé par le peloton et de laisser un Australien gagner au sprint.

Il te sera difficile d’échapper à ce phénomène: si l’on ne dispose pas de statistiques européennes sur le nombre de joueurs évoluant en dehors de leur département de naissance, celui-ci est forcément énorme sachant que un tiers, déjà, n’évoluent pas dans leur pays, selon l’Observatoire des footballeurs professionnels.

Cela n’a pas toujours été le cas, et les expatriés étaient même rarissimes il y a quarante ans, époque où les transferts étaient rares, puisque le contrat signé par un joueur avec un club valait jusqu’à ses 34 ans (on parlait donc de «contrat à vie»). Ces contrats sont ensuite devenus des CDD, des «contrats à temps»: le club signe un joueur pour deux, trois, quatre ans… Mais le nombre de joueurs étrangers qu’un club pouvait aligner restait encore limité jusqu’à qu’un footballeur belge, Jean-Marc Bosman, décide d’introduire un recours devant la justice européenne pour pouvoir être transféré dans un club français: celle-ci, en 1995, lui donna raison et abolit les quotas de joueurs européens par club dans le célébrissime «arrêt Bosman».

L’idée de ce joueur belge était de signer à Dunkerque, ce qui, tu l’avoueras, n’était pas trop dépaysant pour lui, mais la décision de justice qu’il a engendrée a libéré les transferts dans toute l’Europe. Et permis au club londonien de Chelsea de rentrer dans l’histoire en alignant au coup d’envoi, lors d’un match disputé en décembre 1999, deux Français, un Roumain, deux Italiens, un Norvégien… mais zéro Anglais.

Si tu veux échapper à ce phénomène, tes options sont limitées:

  • 1) Option intermittent du spectacle: regarder seulement des matchs d’équipes nationales et te régaler de stéréotypes (plus ou moins fondés) sur les Italiens truqueurs, les Uruguayens rugueux ou les Allemands-qui-gagnent-toujours-à-la-fin. Problème: tout comme Intervilles n’était diffusé que l’été, les matchs de sélection sont une denrée trop rare et tu risques de ressentir un phénomène de manque.
  • 2) Option préférence nationale appliquée au sport: voter FN en 2012. Du moins si le parti d’extrême-droite ne change pas son programme: en 2007, il préconisait de n’ouvrir les compétitions nationales «qu’aux clubs dont une partie significative des joueurs sont de nationalité française, voire nés ou ayant résidé un temps minimum dans la région ou se situe le club».
  • 3) Option déménagement: abandonner l'OM et changer de club. Tu pourrais par exemple t’installer à Bilbao et soutenir le club du coin, l’Athletic, qui ne fait jouer que des joueurs formés dans son centre de formation (la cantera) ou des joueurs d’origine basque recrutés ailleurs. Si tu préfères plus à l'est, le club européen qui aligne le plus grand nombre de joueurs formés localement, toujours selon l’Observatoire des footballeurs professionnels, est le JK Tammeka Tartu (qui serait un excellent choix: le football estonien pourrait devenir hype, sa sélection étant à deux matchs de se qualifier pour l'Euro)

Pour ce qui est de l’absence de mise en perspective historique et culturelle des villes qui s’affrontent dans les articles d’avant-match, ton constat est indiscutable. On n’y avait jamais trop pensé, mais maintenant que tu le dis, c’est même une anomalie dans le monde du journalisme sportif, où comme nous le disions plus haut l'on s’en donne à cœur joie sur les stéréotypes et autres clichés régionaux lors des rencontres internationales (voir la Coupe du monde de rugby). Rien de tout ça dans les championnats nationaux.

Il arrive quand même que l’identité locale reprenne le dessus, notamment lors de ce que l’on appelle les «derbys», les matchs entre deux équipes de la même ville ou de deux villes voisines. Chaque année, les matchs entre Lyon et St-Etienne font ressortir la rivalité sportive, mais aussi culturelle et sociologique entre les deux villes. Et les échanges ne sont pas toujours très aimables.

Heureusement, l’appartenance régionale s’exprime parfois de manière positive et pas seulement en insultant la ville voisine. En 2009, quand Rennes et Guingamp se sont affrontés en finale de la Coupe de France au Stade de France, une marée bretonne avait déferlé sur la capitale et un élan de sympathie nationale s’était développé pour ces deux «vraies» équipes de foot AOC bretonnes. Au point de faire retentir l’hymne régional dans le stade.

Tu as encore vu juste pour les chants: la sodomie et l’homosexualité sont des thèmes bien plus utilisés que les références culturelles à la ville que l’on défend. Au Parc des Princes, on récite ensemble sa géographie («Ici c’est PARIS!») et son orthographe («P-A-R-I-S-PARIS !»), ou on s’amuse à traiter de «paysans» toutes les équipes qui visitent la capitale, même quand il s’agit de Lyon ou Marseille.

Il existe quand même quelques exceptions au vide intergalactique de la plupart des chants. A Lens, un des clubs les plus marqués par l’histoire (minière) de sa ville, le chant des Corons de Pierre Bachelet et son refrain («Au nord c'était les corons/La terre c'était le charbon/Le ciel c'était l'horizon/Les hommes des mineurs de fond») entonné à chaque match a de quoi donner des frissons au romantique du football qui sommeille en toi.

Enfin, nous te conseillons fortement un passage dans un stade anglais où, à défaut de chants qui sentent bon le local, les fans font preuve de beaucoup d’humour et inventent des chants chaque saison autour du nom improbable d’un nouveau joueur ou des exploits extra-sportifs d’un adversaire.

Bien à toi,

Grégoire Fleurot et Jean-Marie Pottier

PS: comme tu sembles avoir beaucoup apprécié le Stade Brestois et son chant Fanny de Laninon, nous avons un petit cadeau pour toi, l'hymne de supporter composé pour le club par l'enfant de la ville Miossec en 1997.

Retrouvez tous les épisodes de notre série «Je me mets au foot» ici.

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