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Rugby: pour en finir avec le «french flair»

Le génie à la française n'a peut-être jamais existé. Ou a quitté il y a longtemps les Bleus. Et pourtant, face aux Anglais samedi, il ne reste que ça au XV tricolore pour sauver sa compétition.

Temps de lecture: 8 minutes

Il y a bien longtemps que le jeu tout feu tout flamme n’est plus l’ordinaire des supporters du XV de France. Pourtant, dès ce week-end s’ils veulent battre Anglais, les Bleus auront besoin d’un petit supplément de quelque chose que le XV tricolore a perdu, ou oublié. Et si c’était ce fameux «french flair», qualificatif flatteur mais imprécis gracieusement offert jadis à la France par les journalistes anglais, qui a permis à plusieurs générations d’équipes de France de rugby de capitaliser sur le bazar magnifique que fut un jour le jeu à la française?

Indolence, brillance, déconcentration, panache, témérité, insouciance, les qualificatifs manquent pour définir cet autre «French paradox» dans lequel nous aimons nous complaire. Si tant est que cette vision du rugby ait un jour dominé chez nous, que peut bien signifier aujourd’hui cette notion de «french flair», qui semble avoir rendu son maillot bleu et n’apparaître que très épisodiquement dans le jeu de notre XV national?

Indésirable pendant l’ère Bernard Laporte, lequel fut souvent jugé le fossoyeur du jeu à la française, on a cru qu’il ressuscitait; même Jonny Wilkinson le pensait, mais non, ce n’était que l’ombre du «french flair»; pour Sébastien Chabal, il fallait en finir avec un «système» «dépassé», faisant bondir certains anciens du XV de France. Comme le résume le blog Misterrugby, un seul constat s’impose:

«Le “French Flair” est un peu au rugby français ce que Dieu est à l’Humanité: Il y a ceux qui y croient et ceux qui n’y croient pas.»

Sous cet angle, le «french flair» n’est un plan de jeu mais plutôt une arme secrète: peu importe son efficacité réelle, tant que nos adversaires la craignent... Décryptage.

Le french flair a existé

1. Parce que c’est un stéréotype

Le joueur de rugby français a toujours fait peur. Avec lui, il faut prévoir l’imprévisible comme le disait le All Black Andrew Mehrtens, francophile souvent martyrisé par les Bleus. À une époque, on accusait le rugbyman français d’être violent et peu fiable. A raison semble t-il, car si Alain Estève, Gérard Cholley ou Sébastien Chabal effrayaient physiquement leurs adversaires, Blanco autrefois et Médard aujourd’hui sont des joueurs qui donnent des sueurs froides aux défenses adverses tout autant qu’ils font frissonner par leurs audaces des supporters français qui n’aiment rien tant que voir leur propre équipe en équilibre au bord du précipice...

Dans le rugby, sport bien souvent conservateur, on aime distinguer la permanence des identités, les particularismes locaux, quitte à céder aux illusions d’un sport mondialisé qui porte de moins en moins les équipes à affirmer leur propre identité de jeu. Alors, pour les clichés, les Irlandais ont le «fighting spirit», les Gallois le panache, les Anglais sont «réalistes», tandis que les Sud-Africains sont «lourds et violents, et les Samoans, les Fidjiens et les Tongiens, «fantasques»...

Dans cet imagier du rugby mondial, les All Blacks quant à eux maitrisent à la perfection un jeu de mouvement, le même dont rêvent les Écossais qui s’y essayent sans succès et perdent toujours à force de ne pas prendre les points et de faire des en-avant. La caricature ne saurait être complète sans l’équipe de France qui, sans jamais sembler avoir un projet de jeu bien original, témoigne d’une permanence exceptionnelle dans l’incertitude, l’approximation et la gloire sans lendemain.

Alors, plutôt que le combat et la solidarité dans la douleur qui ont permis aux Bleus de battre les meilleurs plus d’une fois, jusqu’à l’exploit de Cardiff en 2007, l’identité rugbystique des Français aura donc été largement définie par l’inconstance de leurs performances.

Cette remarque statistique a un corollaire sur le plan du jeu en lui-même. Le «French flair» dont la légende ne fait pas que consacrer un jeu de prise de risque et de spontanéité révise également l’histoire des défaites du XV de France par une formidable esthétique de la lose qui ne remporte pas les matchs mais gagne indéniablement les cœurs et les esprits.

Si l’on pouvait apporter une définition du «french flair» par l’exemple, on devrait citer quelques uns de ces essais mythiques des années 80 et 90, à l’époque de Serge Blanco, Philippe Sella et Patrice Lagisquet. Le succès du jeu de l’équipe de France il y a vingt ans s’appuyait sur une originalité dans l’approche que l’on attribue parfois au «caractère latin» des Français: ils auraient alors innové par leur volonté de jouer au rugby en refusant l’ordre et en tirant parti du chaos, grâce à une capacité à s’adapter au désordre plus développée que celle de leurs adversaires anglo-saxons.

2. Parce qu’il est une lâcheté

Comment oublier le premier coup d’éclat français en coupe du monde, en 1987, et la fameuse victoire contre l’Australie en demi-finale? À la conclusion de l’essai de la gagne, Serge Blanco voit dans les tentatives déraisonnables de fin de match la raison d’être du «french flair»:

«Le “french flair” c’est quoi? C’est quand on croit que tout est perdu, on se dit: on ne risque plus rien. C’est même un acte de lâcheté le “french flair”... (...) On est capable de créer des situations où, dans la mesure où l’on croit que tout est perdu, on arrive à renverser la situation grâce à ça. Alors que si véritablement on était honnêtes envers nous-mêmes, pourquoi ne pas jouer à la première minute comme on peut jouer à la 75e minute?»

3. Parce que l’improvisation permet aux Bleus d’exister dans la défaite

Il y a du désespoir dans les relances inconsidérées des Bleus blessés dans leur honneur, alors le «French flair» est peut-être «la note bleue du rugby», un jeu par lequel les Bleus transforment leur «blues» en l’enthousiasme ineffable d’une improvisation. Il ne s’agirait donc pas tant d’une excentricité consubstantielle à la culture française que d’un orgueil national qui, comme le soutient l’ancien international Daniel Herrero, attend d’être poussé dans ses derniers retranchements pour se rebiffer...

Du milieu des années 80 jusqu’à l’avènement du professionnalisme, en 1995, le «french flair» apparaît bien souvent en effet comme un moyen de se distinguer des Anglo-Saxons qui nous battent bien trop régulièrement et d’amener de l’exceptionnel pour supporter l’ordinaire de la défaite. Si l’équipe de France ne gagne qu’une fois le tournoi pendant cette période, en 1993, elle inscrit en revanche plusieurs essais d’anthologie, notamment celui contre l’Angleterre lors du tournoi 1991, ou comme «l’essai du bout du monde» marqué contre les Blacks en 1994.

À l’époque de l’«amateurisme marron», du début de la suprématie toulousaine et des défunts coups de pieds de recentrage, ce sont ces moments fugaces qui ont construit la légende du «french flair».

Compilé en vidéo par Guetteba, cela donne ça : 

Le «French Flair» n’existe pas (ou plus)

1. Parce que les Bleus sont bons quand ils jouent collectif

Ne peut-on pas l’assimiler à ce que l’ancien arrière et entraineur de l’équipe de France Pierre Villepreux, parfois considéré comme le père fondateur du «french flair», appelait «intelligence situationnelle», cette capacité à lire le jeu, s’adapter et prendre la responsabilité d’un risque potentiellement payant? Ce n’est pas un exploit personnel, tel que ce numéro d’équilibriste de Cédric Heymans chez les All Blacks il y a deux ans, tel que la passe décisive entre les jambes de François Trinh-Duc pour Imanol Harinordoquy lors du tournoi des Six nations de cette année.

C’est autre chose, peut-être l’effort collectif soudain que proposent les Bleus lorsque tout semble décidé. On cite parfois comme évènement déclencheur la victoire française en terre All Black du 14 juillet 1979, lors de laquelle les Bleus présentèrent une synthèse admirable de propension au combat et de créativité collective. Mais c’était là une victoire méritée, indiscutable, qui ne devait à aucun miracle, à aucune folie. 

2. Parce que les joueurs n’ont plus l’initiative du jeu

Le jeu contemporain a beau être envisageable selon différentes formes tactiques, il présente aujourd’hui les signes d’une grande standardisation des méthodes d’entrainement et d’une liberté de décision restreinte pour les joueurs sur le terrain. Certains avouent leur pessimisme face à la survie sous perfusion de la notion de «french flair» dans le rugby professionnel, à l’image de Michel Brunet.

Selon l’ancien joueur et entraineur de Montpellier, aujourd’hui éducateur au club de rugby du Pic Saint Loup et auteur d’un livre d’enseignement et d’apprentissage du rugby sous-titré «Une autre idée du « french flair», cela tient largement aux méthodes d’entrainement des équipes professionnelles, soumises à la pression du résultat et naturellement gagnées par la nécessité du pragmatisme:

«Pour moi, la notion de “french flair” n’a plus de sens actuellement, parce qu’on ne laisse plus du tout l’initiative aux joueurs pendant le jeu. Même pendant les phases de désordre. (...) Pour ce qui est du haut niveau, pour moi, le « french flair», cela ne veut plus rien dire. Pour ce qui est du sport scolaire, du rugby éducatif, c’est peut-être autre chose. (...) À  l’heure actuelle, un entraineur, il aime se retrouver dans des choses basiques, simples. »

L’Afrique du Sud en 1995 et en 2007, l’Australie en 1999, l’Angleterre en 2003: les vainqueurs des quatre coupes du monde de rugby de l’ère professionnelle ne sont pas parvenus au titre mondial en jouant au rugby champagne mais en enchainant les drop-goals. À une conquête solide, sous l’impulsion de joueurs emblématiques du cinq de devant comme John Eales, Martin Johnson ou John Smit, ils ont ajouté une défense de fer et des coups de pieds placés pour faire tourner le compteur. 

3. Parce que les Bleus ne travaillent pas assez leur culture rugby

Pour Michel Brunet, «le “french flair” n’a jamais existé en termes méthodologiques. Jamais un entraineur n’a mis le doigt sur la façon dont on pouvait jouer à la française. Vous demandez à un entraineur de faire ça, mais c’est un casse-tête inimaginable, c’est un travail colossal...»

Comment permettre alors à un jeu laissant la place à l’initiative de se développer? Il faudrait peut-être que les joueurs jouent plus, qu’ils travaillent plus à l’entrainement «l’intelligence situationnelle» dont parlait Pierre Villepreux. Est-ce pour autant conciliable avec les exigences du jeu d’aujourd’hui, notamment sur le plan physique? Les joueurs professionnels doivent en effet exécuter un travail de préparation physique permanent, comprenant notamment la pratique intensive de la musculation.

Comme le souligne Michel Brunet, il faut noter que lors des entrainements de rugby à proprement parler, les contacts sont très encadrés pour éviter les blessures et que les oppositions d’entrainement en situation de match sont bien plus rares qu’autrefois. Même si les exercices dirigés peuvent impliquer un travail de prise de décision ou de réflexion sur le jeu, les joueurs semblent moins souvent amenés par leur entrainement à pouvoir prendre la responsabilité de sortir du cadre fixé par le projet de jeu.

Est-ce pour cela que les Néo-Zélandais parviennent aujourd’hui à développer un rugby ambitieux tandis que nous ne parvenons pas à le faire ? Selon Michel Brunet, qui s’attache particulièrement à la formation des jeunes joueurs, cela tient largement à la culture scolaire néo-zélandaise:

«Tant que le système scolaire français ne fera pas la part belle au rugby, cela sera difficile. Rendez-vous compte combien le rugby est important dans le système éducatif néo-zélandais... Quand vous voyez le pilier ou le deuxième ligne All Black capable de faire une passe sur un pas, une passe volleyée, cela veut tout dire. Cela veut dire que ces mecs-là, ils ont été formés comme ça depuis tout petits. Ils sont capables de tout faire. Franchement, je ne vois pas comment ils pourraient ne pas être champions du monde... »

Et si récemment les Australiens et les All Blacks ont montré que l’on pouvait gagner tout en refusant de se résoudre à pratiquer un jeu restrictif, cela ne témoigne certainement pas d’une liberté totale d’improviser son rugby mais au contraire d’une maîtrise des moindres détails d’un jeu ambitieux très exigeant techniquement et physiquement. Pour Michel Brunet, cela n’est en tout cas pas un signe de bonne santé pour le rugby français:

«On joue comme eux il y a dix ans. Et eux ils jouent comme nous il y a dix ans... C’est fou mais c’est ça. Pourquoi est-ce qu’ils jouent comme ça ? Je ne sais pas. Le fait de ne pas avoir un championnat classique avec montée et descente peut-être... »

4. Parce que les Français qui ont le «french flair» ne sont pas là

Heureusement se dit-on, le rugby français peut toujours compter sur certains joueurs capables de faire la différence à partir d’un coup de génie, ou inversement, d’une belle bourde. Maxime Médard et Cédric Heymans par exemple, ne sont-ils pas les héritiers des Blanco et Lagisquet?

Aujourd’hui, on doit pourtant constater que les joueurs les moins «fiables» n’ont pas été conviés dans les rangs de l’équipe de France, à l’image de Fred Michalak, Clément Poitrenaud ou de  Florian Fritz. Et quand bien même Imanol Harinordoquy et François Trinh Duc seraient là pour réaliser des exploits, le collectif français est-il disposé à jouer comme un seul homme en prenant des risques? Les garants du jeu à la toulousaine rangés au placard, il semble difficile d’être optimiste sur ce point-là...

À moins d’un retour miraculeux du «french flair», on ne voit pas vraiment non plus comment ils pourront remporter leurs trois prochains matchs, à commencer par le quart de finale contre l’Angleterre ce samedi. Alors on peut toujours rêver aux surprises à venir, mais est-ce le plus important? Certes, les Français pardonneront certainement aux Bleus s’ils en venaient à perdre, car ils ne sont pas favoris. Nul doute qu’ils leur en voudront en revanche de céder sans panache... 

Felix de Montety

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