L’Oktoberfest, la célèbre fête de la bière allemande, s’est achevée lundi 3 octobre à Munich, avec ses inévitables hordes de touristes avalant des litres de bière à 9 €, qu’ils «épongent» tant bien que mal en engloutissant des bretzels énormes, des chapelets de saucisses blanches et toutes sortes de viandes rôties, le tout servi par des Bavarois à dirndl et culottes de cuir. Ailleurs dans le monde, des bars tentent de profiter de l’aubaine en proposant à leurs clients des produits estampillés Oktoberfest ou de sombres ersatz. Il faut dire que les grandes brasseries industrielles les y encouragent en leur fournissant quantité de matériel décoratif, histoire d’associer leurs produits insipides à une tradition brassicole vieille de plusieurs siècles.
Bref, l’Oktoberfest est une mauvaise chose pour la bonne bière.
Qu’on ne se méprenne pas: d’excellentes bières sont servies sous les chapiteaux bondés de Munich (même si la plupart des touristes sont trop éméchés pour s’en rendre compte). Mais il ne s’agit que de lagers munichoises. La place qu’occupe l’Oktoberfest dans l’imaginaire collectif fait que, hors d’Allemagne, beaucoup ont tendance à considérer ces quelques semaines de fête dans un champ au sud de la Bavière comme le summum de ce que le pays a à offrir en la matière. C’est un peu comme si les Allemands pensaient que la culture et la gastronomie américaines se résumaient à ce qu’il est possible de voir durant l’Iowa State Fair.
Il suffit de se rendre dans l’une des nombreuses tavernes d’inspiration germanique qui existent de par le monde pour constater cet amalgame. Mes collègues du bureau new-yorkais de Slate.com n’ont que quelques pâtés de maisons à franchir pour rejoindre un bar de West Village baptisé Lederhosen, qui déborde véritablement de kitcheries bavaroises. Nombre de tavernes «allemandes» sont en fait spécifiquement bavaroises, avec des bières à la pression qui s’aventurent rarement au-delà des six principales brasseries munichoises. Cette tendance à confondre Allemagne et Bavière est en tous points regrettable, car l’Allemagne est un grand pays de 81 millions d’habitants, répartis sur des régions très distinctes, avec des traditions culinaires, culturelles et brassicoles différentes.
Beaucoup d’Allemands aiment déclarer qu’ils ne sont jamais allés et qu’ils n’iront jamais à l’Oktoberfest (on remarquera toutefois que, en dépit de tout le mal que certains Allemands disent de la fête de la bière, ils ne découragent pas les étrangers de s’y rendre. Les rivalités régionales semblent pouvoir être mises de côté lorsque l’intérêt du tourisme est en jeu). Être associé à la fête de la bière énerve passablement le reste de l’Allemagne. Et pour ne rien arranger, l’Oktoberfest est loin d’être le seul grief figurant sur la liste de ce que les Allemands reprochent à Munich (cela va du conservatisme social très strict de la région au club de football du Bayern Munich, qui «volerait» aux autres clubs leurs meilleurs joueurs grâce à ses moyens considérables).
Aussi, à moins d’être effectivement en Bavière à l’occasion de l’Okotberfest cette année, pourquoi ne pas plutôt essayer de découvrir ce que l’Allemagne a d’autre à offrir en matière de bière? Vous aurez toujours le temps de profiter plus tard des excellentes lagers et bières de froment munichoises.
Voici pour commencer un choix de cinq excellentes bières allemandes. Il n’est en aucun cas destiné à ériger telle ou telle bière en championne de son style. Certaines sont certes les meilleures de leur catégorie, mais c’est avant tout pour leur qualité et leur disponibilité en dehors d’Allemagne que je les ai choisies.
Uerige «classique»
Produite par le maître légendaire de ce style, cette Altbier a dernièrement
suscité beaucoup d’intérêt chez les brasseurs artisanaux et les spécialistes, qui
estiment que ce produit complexe et riche en goût mériterait d’être plus connu
à l’étranger. De couleur sombre, la bière est obtenue en combinant une levure
de fermentation haute et une maturation longue, plus typique des fermentations
basses.
En allemand, alt signifie «vieux». Certains pensent que le nom d’origine fait référence non pas au processus de maturation de la bière, mais à l’âge même du style, qui est plus ancien que la lager. Quoi qu’il en soit, il en résulte une bière d’une douceur étonnante et d’un équilibre extraordinaire. Le final frais et houblonné contrebalance parfaitement les riches arômes de caramel et de fruits rouges du malt.
L’Altbier est la bière caractéristique de Düsseldorf, en Rhénanie. Si vous avez un jour la chance de visiter la brasserie Uerige, vous pourrez la goûter directement à la pression. L’établissement ne servant que de la bière et du jus de pomme, les clients ne sont pas longs à se décider. Les voyageurs encore plus chanceux pourront visiter la brasserie lorsqu’est disponible la Sticke, une version plus robuste, mais toujours élégante, de l’Altbier, traditionnellement brassée en très petite quantité pour être offerte aux clients fidèles.
Aecht Schlenkerla Rauchbier Märzen
La Rauchbier, ou bière fumée, est un style de bière typiquement allemand vieux
de plusieurs siècles. Il est brassé dans la ville bavaroise de Bamberg, dans le
même Land que Munich, mais bien plus au nord, en Franconie. Les habitants de la
Franconie se considèrent très différents de leurs voisins du sud, tant par leur
histoire que par leur accent ou leur cuisine. Et ils sont, à juste titre, très
fiers de leur bière, qui n’a rien à voir avec les lagers munichoises.
La Rauchbier possède un goût fumé très caractéristique, obtenu très tôt dans le processus de production en faisant sécher le malt sur un feu de bois. La bière est presque noire et ne ressemble à aucun autre style de bière. Schlenkerla brasse plusieurs variétés de bières fumées, mais la Maerzen, disponible toute l’année, constitue une excellente introduction à ce style si particulier.
Gaffel Kölsch
J’ai presque failli ne pas mentionner de Kölsch, principalement parce
qu’elle a déjà reçu beaucoup d’attention dernièrement, mais je me suis fait
gronder par un collègue établi à Cologne, qui m’a affirmé que mon article
serait honteusement biaisé si je mentionnais l’Altbier de Düsseldorf sans
évoquer le style emblématique de Cologne. Les deux villes entretiennent une
rivalité farouche et ont mutuellement tendance à dénigrer la bière de l’autre. Vous
pourrez vous en apercevoir si vous avez le malheur de commander la mauvaise
bière dans la mauvaise ville.
La Kölsch est un cas à part. Brassée comme une bière de fermentation haute, elle connaît ensuite une période de repos à froid, comme une bière de fermentation basse. Ce processus hybride donne une bière dorée, facile à boire. La Kölsch est parfois qualifiée dédaigneusement par certains de bière d’été légère. Certes, c’est une bière agréable par temps chaud, mais son goût malté, fruité et subtilement houblonné la rend agréable tout au long de l’année.
Très peu gazeuse, elle est traditionnellement servie dans des petits verres droits de 20 cl, qui permettent de la boire rapidement, sans que sa légère effervescence ne diminue. Dans les tavernes de Cologne, les serveurs les portent sur des plateaux circulaires percés de dix trous, qu’ils rechargent à la manière d’un revolver. On vous en ressert un à chaque fois que vous videz votre verre, jusqu’à ce que vous indiquiez n’en plus vouloir en plaçant un sous-bock sur le dessus.
Leipziger Gose
La Gose est un style de bière méconnu qui emploie des ingrédients pour le
moins inhabituels, tels que la coriandre ou le sel. Spécialité de la charmante
ville de Leipzig, en ex-RDA, cette bière de froment non filtrée est riche d’une
histoire millénaire, qui faillit bien s’interrompre après la Seconde guerre
mondiale, les fonctionnaires soviétiques ne trouvant pas de place dans leur
société conformiste pour cette bière si spéciale.
Heureusement, la Gose a connu une renaissance ces dernières années et une petite quantité est désormais embouteillée et exportée. C’est une bière qui se moque allégrement de la Reinheitsgebot, la célèbre «loi de pureté» allemande, qui n’autorise à ne brasser de la bière qu’avec de l’eau, de l’orge et du houblon. La Reinheitsgebot n’est plus officiellement en vigueur, ce qui est une bonne chose en l’occurrence, puisque les ingrédients «honnis» de la Gose sont justement ce qui la rend si spéciale.
L’acidité de la Gose ravira les fans de gueuze belge et ses notes de céréales et d’agrumes ne sont pas sans rappeler les bières blanches. Ce n’est pas pour tout le monde, certes, mais c’est un incontournable pour tout amateur digne de ce nom. La renaissance de la Gose est une excellente nouvelle pour tous les amoureux de la bière.
Jever Pilsener
Impossible de s’éloigner plus de Munich sans tomber dans la mer du Nord.
Cette dernière bière vient de la ville de Jever, en Basse-Saxe, à plus de
800 km au nord de la fête bavaroise. C’est une excellente pilsner.
Comme nombre de bières du Nord de l’Allemagne, elle offre des notes herbacées fraîches et agréables, ainsi qu’une amertume finale franche et sèche. D’une belle couleur dorée, avec son col de mousse dense, c’est l’archétype même de la pils de qualité et la comparaison est plus que cruelle avec les prétendues pilsner des grandes brasseries industrielles, comme l’américaine Miller Lite, qui n’hésita pourtant pas, jadis, à se qualifier de «vraie pilsner» sur son étiquette.
Toutes ces bières, ainsi que d’autres que nous n’avons pas citées, montrent bien à quel point la culture brassicole allemande est loin de se limiter aux choppes énormes de la demi-douzaine de brasseries qui se partagent les tentes à la fête de la bière munichoise. Osez l’aventure des différents styles régionaux allemands. Vos papilles vous en remercieront.
Mark Garrison
Traduit par Yann Champion
Photos dans l'article: Jever Pilsener/VillaBacio, Gaffel Kölsch/puyol5, Uerige/Last Hero, Rauchbier/scaredy_kat via Flickr CC License by ; Gose-Flasche/ de:Benutzer:H.-P.Haack Wikimedia Commons