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Les théories du complot ne meurent jamais

LES COMPLOTS DU 11-SEPTEMBRE [6/6] Le mouvement du complot du 11-Septembre s’est affaibli, mais la théorie du complot perdurera.

L'installation lumineuse à la place des tours du World Trade Center en hommage aux victimes du 11-Septembre. REUTERS/Gary Hershorn
L'installation lumineuse à la place des tours du World Trade Center en hommage aux victimes du 11-Septembre. REUTERS/Gary Hershorn

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Le 2 mai dernier, lorsqu’un commando des Navy Seal a tué Oussama ben Laden au cours d’un raid, beaucoup dans les médias se sont posé la question: un nouveau groupe conspirationniste de «deathers» allait-il émerger et prendre la place du groupe des «birthers», dont la bulle s’est depuis peu dégonflée?

Le nombre potentiel de «deathers» —qui doutent de la mort de Ben Laden— se situe entre 12% et 15%, selon deux sondages conduits en mai par Fox News et Zogby. Dans les rangs des conspirationnistes du 11-Septembre, en revanche, que le raid du 2 mai fut une mystification est une quasi-certitude. Pour bon nombre, Ben Laden est mort depuis longtemps, probablement dès 2001, et que les enregistrements vidéo et audio du leader d’al-Qaida diffusés depuis sont des fabrications du gouvernement.

Le raid du 2 mai «était pour Barack Obama un moyen de dire qu’on se prend la pâtée en Afghanistan, que l’empire s’effondre, alors on met en scène l’exécution d’Oussama, on crie victoire et on rentre à la maison», explique Michael Ruppert, théoricien historique du complot du 11-Septembre.

Pour Ruppert, pour justifier son plan de retrait des troupes d’Afghanistan, Obama avait besoin d’un Ben Laden mort. Le nouveau projet, selon Ruppert, est d’envoyer ces troupes en Irak, ou «de les ramener à la maison pour y lutter contre un soulèvement populaire. Qui va se produire dans très peu de temps». De son côté, David Ray Griffin, autre tête de file des complotistes, déclare que l’histoire du raid «sonne faux», le corps de Ben Laden ayant été rendu à la mer avant qu’on ait pu l’identifier de façon suffisamment certaine au goût de Griffin.

L'apanage des tragédies

Et ainsi de suite. La décennie qui s’est écoulée depuis le 11-Septembre a vu naître tout un éventail de théories du complot accusant le gouvernement de complicité dans les attaques. Ces théories, confinées aux extrêmes de la vie politique dans les premières années après le 11-Septembre, ont vu leur popularité grandir au milieu de la décennie avec l’impopularité de Bush et la guerre en Irak, et refluer avec la fin de l’administration Bush. Sans mourir totalement, néanmoins. Tant qu’il subsistera au sein du public de la méfiance vis-à-vis du gouvernement —or, du fait de la crise financière, de l’effondrement de l’économie et du récent débat sur le plafond de la dette, l’opinion du public vis-à-vis de Washington est à un niveau historiquement bas— les théories conspirationnistes perdureront.

Pour être plus précis, les théories du complot du 11-Septembre ne disparaîtront probablement jamais. «Je pense qu’il était inévitable qu’on voit émerger une, voire plusieurs, théories du complot, car une tragédie d’une telle envergure s’accompagne presque toujours de ce genre de complot», déclare Lawrence Wright, dont l’ouvrage récompensé du prix Pulitzer sur la montée d’al-Qaida Looming Tower, fait référence. «Les gens ont une vision du monde et cherchent à rendre les faits conformes à cette vision.»

Bien des années avant 2001, les complotistes professionnels comme le journaliste radio Alex Jones et Ruppert prêchaient déjà des théories du complot. Mais pour beaucoup de «truthers», comme ils se sont eux-mêmes nommés, la conspiration du 11-Septembre a joué le rôle de drogue de passage. Bien des militants de premier plan avec lesquels j’ai pu m’entretenir se sont impliqués dans le mouvement en raison de la guerre en Irak, mais leur colère vis-à-vis de l’administration Bush s’est très vite étendue aux principales institutions gouvernementales et aux médias.

«Pour entretenir la bulle de la conspiration, elle doit être de plus en plus démoniaque, et englober de plus en plus de monde», explique Charlie Veitch, apostat du complot du 11-Septembre. «On cherche le mal partout, jusqu’au moment où l’on se heurte à un mur d’absurdité.»

La théorie à laquelle Veitch accordait le plus de foi était celle d’un ancien ordre maçonnique, ou illuminati, d’une famille de banquiers centraux immensément riches qui depuis l’époque de Babylone tireraient les ficelles de tous les événements du monde. Selon cette théorie, le 11-Septembre est un spectacle de propagande, orchestré pour instiller la crainte chez le commun des mortels. «Elle possède quelque chose qui flatte l’ego», confie Veitch. «Le fait de se retrouver dans le secret vous confère un sentiment de puissance.»

L'épouvantail du «gouvernement mondial»

Une autre théorie, très répandue, sur les instigateurs d’événements comme le 11-Septembre, que partage Alex Jones, est qu’un méli-mélo d’intérêts disparates dans la banque, les mondialistes, les institutionnels et l’armée travaille de conserve dans le but d’instaurer un Nouvel Ordre Mondial fondé sur un gouvernement centralisé et «mondialisé». L’épouvantail du «gouvernement mondial» de Jones existe depuis très longtemps. Dans son essai fondamental sur la psychologie de la paranoïa dans la vie politique américaine, The Paranoid Style in American Politics, Richard Hofstadter relate un épisode remontant à 1964:

«Peu après l’assassinat du président Kennedy, on a beaucoup parlé d’un projet de loi, principalement parrainé par le sénateur Thomas E. Dodd du Connecticut, visant à renforcer le contrôle fédéral sur la vente par correspondance des armes à feu. Lors des auditions publiques en commission, trois hommes firent 4.000 km de route depuis Bagdad en Arizona jusqu’à Washington pour témoigner de leur opposition. Or, si l’on peut trouver des arguments contre le projet Dodd qui, aussi peu légitime qu’on puisse les juger, appartiennent au registre du raisonnement politique conventionnel, l’un des Arizoniens y opposait des arguments qu’on peut considérer comme typiquement paranoïaque, affirmant qu’il s’agissait “d’une nouvelle tentative de la part d’une puissance subversive de nous incorporer dans un gouvernement socialiste mondial’ et qu’il menaçait d’“engendrer un chaos” qui allait aider “nos ennemis” à prendre le pouvoir.»

Dans le cas du 11-Septembre, la politique de Bush en Irak et la circonspection de l’administration vis-à-vis de la commission du 11-Septembre ont contribué à créer les conditions permettant à la théorie du complot de gagner un auditoire. Mais de toute façon, il y aurait eu une théorie du complot.

«Comme dans le cas de l’assassinat de Kennedy, lorsqu’on a affaire à une tragédie horrible et apparemment absurde, et qu’il est difficile d’accepter qu’un unique individu soit en mesure d’infliger une telle douleur au pays, on a naturellement tendance à penser que la réalité est plus complexe», affirme Lawrence Wright.

«Dans le cas du 11-Septembre, on a ressenti de l’incrédulité quant au fait qu’un homme depuis sa grotte en Afghanistan ait pu être en mesure d’humilier la nation la plus puissante de l’histoire. Comment cela était-il possible? Il y a forcément une autre explication à tout ça, et puisque nous sommes si forts, c’est sûrement nous qui sommes les auteurs.»

En tournée pour promouvoir son livre, Wright a souvent été confronté par des théoriciens de la conspiration qui n’avaient pas lu le livre, mais pensaient que par quelques questions bien ajustées, ils seraient à même de démolir des conclusions obtenues au terme de cinq ans de recherches et d’entretiens avec 600 personnes. «J’ai passé beaucoup de temps à tenter de raisonner avec des gens partageant ce point de vue. C’est extrêmement frustrant», indique-t-il. «Il est impossible de discuter avec eux, car ils refusent d’admettre les preuves factuelles, quelles qu’elles soient.»

Après la sortie de son livre, Wright a eu l’opportunité de discuter de l’autre vision du 11-Septembre avec Alex Jones. Tous deux résident à Austin, et sont amis avec le réalisateur Richard Linklater qui dans deux de ses films, A Scanner Darkly et Waking Life, fit figurer Jones en prophète des rues. Lors d’une soirée chez Linklater, près des Lost Pines du centre-est du Texas, le réalisateur de Slacker a réuni ces deux représentants des théories opposées du 11-Septembre. La conversation ressemblait à celles que Wright avait eues avec d’autres théoriciens du complot. «Ce qu’ils tiennent pour des faits ne sont pas généralement des faits», indique Wright.

«On dirait des faits. Ils sont mis sur la table comme tels. Mais en résumé, les conspirations sont basées sur des théories sans fondement.»

Bien que la théorie du complot du 11-Septembre soit fondée sur des hypothèses, elle résiste. Le nombre de partisans du complot a reflué depuis le départ de Bush, mais le nombre de ceux qui en partagent la version la plus radicale est resté plutôt stable. En 2006, 16% des personnes interrogées dans un sondage Scripps Howard ont indiqué qu’il était soit assez ou très probable que l’effondrement des tours jumelles ait été assisté par des explosifs secrètement installés dans les bâtiments. Un nombre à peu près inchangé dans un sondage Angus Reid Public Opinion paru au cours du mois, et ceci en dépit d’une baisse de 12 points en 2007 et 2009 du nombre de sondés d’accords avec l’affirmation selon laquelle l’administration Bush avait laissé se dérouler les attentats afin de partir en guerre au Moyen-Orient. Et en dépit du recul de l’adhésion à ces théories d’une façon générale, ce n’est pas le cas des doutes dans l’opinion sur une éventuelle dissimulation menée par le gouvernement. Dans le sondage Angus Reid le plus récent, 66% des sondés ont indiqué croire à la version officielle des événements présentée par la commission du 11-Septembre, contre 12% n’y croyant pas. Mais 22% restent sans opinion.

Comme une secte

Veitch compare l’adhésion à la théorie du complot et l’appartenance à une secte. «Beaucoup de gens ont tout intérêt, d’un point de vue politique et psychologique, à entretenir une vision du monde que je qualifie de “conspiranoïaque” —qu’en arrière-plan, des démons invisibles tirent les ficelles», déclarait Veitch à Max Igan, théoricien du complot. Veitch est un rare exemple de théoricien du complot revenu sur ses idées. Des sites comme 911myths.com, debunking911.com et Screw Loose Change, d’une utilité inestimable, apportent des réponses permettant de réfuter les théories du complot.

Les théories du complot «sont un peu comme les maladies sexuellement transmissibles, dit Wright. Il faut prendre ses précautions, car elles seront toujours présentes, mais il ne faut jamais céder à ces théories sans les avoir explorées sous toutes les coutures. Je suis vraiment atterré de voir à quel point des gens très intelligents peuvent se laisser happer par des théories parfaitement absurdes.»

Ce qui me ramène au camarade d’université qui m’avait le premier confronté à une théorie du complot du 11-Septembre, dès le lendemain des attaques. Je l’ai retrouvé le mois dernier, constatant qu’il avait toujours cet esprit vif et politiquement averti dont je me souvenais. Au téléphone, il s’est souvenu de notre conversation, dix ans auparavant, aussi clairement que moi. Et il était toujours convaincu qu’il avait eu raison de défendre le point de vue en question, tout en reconnaissant que les faits l’avaient invalidé. Selon lui, il y a toujours de bonnes raisons de douter de la version gouvernementale d’un événement.

Cette défiance envers le gouvernement, parfaitement illustrée par la vision du monde complotiste, n’a fait que se répandre au cours des dix dernières années. Les théories selon lesquelles Bush a intentionnellement laissé le 11-Septembre se dérouler voyaient certes leur popularité se dissiper à gauche, mais elles étaient remplacées à droite par l’essor des théories des «birthers» selon lesquelles le président n’était pas né sur le sol américain, donc inéligible. La théorie des «birthers» a culminé en avril, avec un Américain sur quatre et 45% des républicains indiquant aux sondeurs qu’ils pensaient qu’Obama n’était pas né aux Etats-Unis.

Peut-on vraiment croire un gouvernement?

À la différence des théories des «truthers», la théorie des «birthers» a rapidement décliné une fois réfutée. Elle montre pourtant qu’une large portion de la population américaine, des deux côtés du spectre politique, est capable de déclarer aux sondeurs qu’elle estime des théories conspirationnistes irrationnelles parfaitement fondées.

Une des possibles explications à cette tendance tient peut-être au nombre record de démocrates et de républicains faisant part de leur défiance vis-à-vis du gouvernement. Selon un sondage Fox mené en juillet, le nombre de gens affirmant ne pas faire confiance au gouvernement d’une façon générale était arrivé à un pic historique de 62%, le double de son niveau de juin 2002. C’est chez les républicains que le chiffre était le plus élevé, avec 76% de sondés indiquant ne pas faire confiance au gouvernement, mais un grand nombre de démocrates l’affirmaient également, comme 68% des indépendants.

Personne ne comprend mieux cette défiance que les théoriciens du complot eux-mêmes. C’est ce qui a permis à ces théories de prospérer à une si grande échelle. Plus que les preuves ou la paranoïa, leur viabilité s’explique plus par le pessimisme, la colère, la défiance ou d’autres besoins émotionnels ou psychologiques.

Ces désirs sont universels, comme le prouve la popularité des théories du complot du 11-Septembre au Moyen Orient. «L’une des choses que je trouve le plus regrettable, c’est que les complotistes aux Etats-Unis ont contribué à cette tendance au Moyen-Orient à nier toute responsabilité culturelle», confie Wright. Jamal Khalifa, une des sources du livre The Looming Tower, avec lequel Wright s’est lié d’amitié au cours de l’écriture de l’ouvrage, était le beau-frère d’Oussama ben Laden et son ami le plus proche, avant que ce dernier ne fonde al-Qaida. Après le 11-Septembre, selon Wright, Khalifa avait eu du mal à accepter toute part de responsabilité culturelle dans les attaques en tant que Saoudien. Avant d’y consentir. Mais vers la fin de sa vie —Khalifa a été assassiné à Madagascar en 2007— il s’était mis à douter de nouveau. «Il avait regardé des choses comme Loose Change et ainsi de suite, dit Wright. Et il se disait, pourquoi me sentir responsable? Les Américains affirment qu’ils ont eux-mêmes fait le coup.»

«Je me souviens de ma grande consternation face à cette volte-face, et surtout des raisons de celle-ci, se remémore Wright. Les Moyen-Orientaux sont très sensibles aux théories du complot, mais on dirait que les Américains ne valent pas mieux.»

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