Culture

Dans le labyrinthe du domaine public

Deux nouvelles versions de «La Guerre des boutons» de Louis Pergaud sortent alors que le roman vient de tomber dans le domaine public. Mais comment sait-on qu'une œuvre n'est plus sous copyright?

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Fin juillet, dans L’Express, Thomas Langmann, producteur d’une des deux nouvelles versions de la Guerre des boutons (en salles le 21 septembre, une semaine après sa concurrente), racontait comment lui était venue l’idée de faire une nouvelle adaptation du roman de Louis Pergaud. En juillet 2010, il reçoit un scénario accompagné d’une lettre précisant que l’œuvre de Louis Pergaud est désormais entrée dans le domaine public. Le producteur ne retient pas le scénario  mais verse à l’auteur du courrier 15.000 euros pour lui avoir appris que le roman était libre de droits.

Est-il si difficile de savoir si une œuvre est passée dans le domaine public que certains sont prêts à payer une somme si importante pour obtenir un tel renseignement? Comment sait-on qu’une œuvre fait désormais partie du domaine public et que, tout en restant une création de son auteur original (ce qu’on appelle le «droit moral», qui est éternel), on peut la rééditer ou réinterpréter sans payer de «droits patrimoniaux»?

La loi est un bon premier guide, mais elle est tellement truffée d’exceptions qu’on ne peut se soustraire à des recherches parfois très longues. Dans la situation la plus courante, quand l’œuvre est «individuelle», les droits subsistent pour les ayants droits 70 ans après le 1er janvier qui suit la mort de l’auteur. Cette règle est née d’une directive européenne qui n’a été transposée en droit français qu’en 1997 et remplace, pour les œuvres qui n'étaient pas dans le domaine public au 31 décembre 1995 la durée de 50 ans de protection qui était en vigueur avant.

Une loi pleine d’exceptions

Mais pourquoi, dans ce cas, les œuvres de Pergaud, décédé en 1915, ne sont-elles libres de droit que maintenant et pas en 1965, 50 ans après la mort de l’auteur? Parce que Pergaud est mort au «champ d’honneur» et qu’en conséquence, ses droits sont prorogés de 30 ans. Ils «gagnent» aussi 14 ans et 272 jours de plus pour «faits de guerre», 6 ans et 152 jours pour la Première guerre mondiale et 8 ans et 120 jours pour la Seconde. Le législateur considère en effet que pendant ces périodes troublées les auteurs, ainsi que les ayants droits, n’ont pas pu profiter pleinement des droits de leurs œuvres. On arrive donc à 50+30+14 ans et 272 jours=94 ans et 272 jours, c’est-à-dire 2010.

Mais si l’œuvre de Pergaud était encore sous copyright en 1995, pourquoi ne bénéficie-t-elle pas carrément d’une protection de 114 ans (70 ans+30 ans+14 ans)? Il faut ici s’intéresser à la jurisprudence de la Cour de cassation, selon laquelle la durée de 70 ans décidée par loi de 1997 inclut les faits de guerre, sauf quand une durée plus longue avait déjà commencé à courir. En d’autres termes, il faut choisir entre 70 ans (comme pour Maurice Leblanc, créateur du célèbre héros Arsène Lupin mort en 1941, qui rentrera dans le domaine public le 1er janvier 2012) et la durée précédente si celle-ci était plus longue. Le cas de Pergaud se retrouve, par exemple, pour Apollinaire, mort en 1918 à la suite de ses blessures de guerre, et qui devrait entrer dans le domaine public en 2013.

Un autre type d’œuvre est particulier : celles de «collaboration», nées de la contribution de plusieurs personnes (films, opéras, ballets etc.). Pour les droits, la loi dit sensiblement la même chose que pour une œuvre «individuelle», sauf que la protection dure pendant 70 ans à partir de la mort du «dernier collaborateur vivant», le code précisant que pour les films seuls «le réalisateur, le scénariste, l’auteur de la musique, ou l’auteur du texte» comptent comme «collaborateurs».

Autre exception, les œuvres posthumes. Elles sont protégées normalement pendant 70 ans après la mort de l’auteur si elles sont publiées pendant cette période, mais pendant seulement 25 ans «à compter du 1er janvier de l’année suivant la date de publication» si ce délai est dépassé. Le premier homme d’Albert Camus, publié à titre posthume en 1994 par sa fille, sera ainsi protégé jusqu’au 1er janvier 2031, tandis que Paris au XXe siècle de Jules Verne, publié la même année plus de 90 ans après la mort de l'auteur, ne le sera que jusqu'en 2019.

Autres exceptions: les œuvres musicales. En droit de la propriété intellectuelle, on distingue la composition, qui donne lieu à des droits d’auteur, de l’enregistrement, qui donne lieu à des droits «voisins» au profit de l’interprète. Ainsi, alors que le texte et la mélodie d’une chanson sont protégés pendant 70 ans après la mort du compositeur, l’enregistrement, lui, n’est protégé que pendant les 50 premières années après la commercialisation du titre.

On ne peut donc pas retravailler et réadapter à sa guise les chansons de Brassens, mort en 1981, mais on peut utiliser librement ses enregistrements d’avant 1960 (comme Le pornographe) pour les mettre par exemple dans des compilations.

Une nouvelle directive, votée par le Parlement européen le 12 septembre 2011, étend à 70 ans cette protection pour les enregistrements. Les Etats-membres de l’Union Européenne ont deux ans pour la faire appliquer. L’enjeu de cette réforme est énorme puisque tous les tubes pop sortis après 1961, comme les premières chansons des Beatles (Love me do, par exemple) ou des Beach Boys, qui devaient passer dans le domaine public à partir de 2012, resteraient protégés encore 20 ans.

 Des frontières qui multiplient les casse-têtes

Ce casse-tête se complique encore quand on s'intéresse au destin d'une œuvre en dehors de son pays d'origine. Malgré la convention de Berne, dont l’objectif est d’unifier les différentes législations sur les droits d’auteur (notamment pour le copyright anglo-saxon et les droits d’auteur en Europe continentale), les durées de protection varient considérablement selon les pays.

La convention fixe à 50 ans la durée minimale de protection, mais au-delà de ce seuil, chaque pays a fait cavalier seul: en France et dans la plupart des pays européens c’est 70 ans, au Canada 50 ans, alors qu’aux Etats-Unis c’est 95 ans, non pas après décès de l'auteur mais après publication de l'œuvre (pour celles publiées après 1923). Et depuis la directive de 1997, une œuvre étrangère est protégée selon la loi du pays d’accueil à condition que la loi du pays d’origine ne donne pas une durée de protection plus courte.

Résultat, des œuvres étrangères peuvent tomber dans le domaine public en France sans l’être dans leur pays d’origine, et des œuvres françaises tomber dans le domaine public à l’étranger sans l’être en France. Gatsby le magnifique de Francis Scott Fitzgerald, mort en 1940, est par exemple tombé dans le domaine public en France cette année (ce qui a permis une nouvelle traduction chez P.O.L., due à la romancière Julie Wolkenstein) mais est toujours sous copyright aux Etats-Unis.

A l'opposé, au Québec, le site Classique des sciences sociales a mis en ligne il y a quelques mois La Peste et L’Etranger de Camus, normalement protégés dans l'Hexagone jusqu’en 2031, et prévient l'internaute français que les téléchargements se font « sous [sa] responsabilité ».

Qui sait qu’une œuvre est dans le domaine public?

On trouve donc de nombreux sites, collaboratifs ou non (Wikisource, Archive.org, Public domaine 4 U, Choral Public Domain Library…) qui mettent en ligne des œuvres supposément tombées dans le domaine public, mais il vaut mieux vérifier auprès des sociétés d’édition ou de protection des droits d’auteur et leurs bases. La Sacem par exemple gère et défend les droits de plus de 140.000 auteurs, compositeurs et éditeurs de musique en France, avec un répertoire de plus de 40 millions d’œuvres protégées.

On peut taper un exemple de morceau dans son moteur de recherche, et, si on ne le trouve pas, il y a de grande chance pour que la chanson soit dans le domaine public. Cette technique est d’autant plus fiable que la Sacem intègre de nombreux répertoires d’œuvres étrangères, en vertu d'accords de «réciprocité» avec des sociétés d’édition d’autres pays.

Les pouvoirs publics ont aussi lancé des initiatives en lien avec la numérisation des œuvres: la bibliothèque Europeana, financée par la Commission européenne, a par exemple mis au point un vaste répertoire numérique d’ouvrages du domaine public, accessible directement en ligne, ainsi qu’un Public Domain Calculator, basé sur un algorithme puissant, qui permet de savoir très vite si un ouvrage fait partie du domaine public en tenant compte des lois de chaque pays.

Enfin, Google s'est lui aussi lancé dans la numérisation et l’archivage d’œuvres du domaine public: la bibliothèque Google Books possède plus de 15 millions de livres, mais les variations entre les pays sont telles que le géant de la recherche en ligne a décidé d’arrêter à la louche les œuvres du domaine public pour la France à… 1869.

Thomas Langmann a donc payé 15.000 euros pour savoir que La Guerre des boutons était libre de droit. A première vue ça peut sembler cher, mais quand on sait à quel point le domaine public est un labyrinthe où l'on se perd facilement, et que le rachat des droits d'auteur peut monter jusqu'à plusieurs millions d'euros (Umberto Eco a vendu ses droits pour Le Nom de la rose pour une dizaine de millions d'euros), on se dit que finalement il ne s'en est pas trop mal sorti...

Alexis Boisseau

L'explication remercie Stéphanie Choisy, avocate et auteur d’une thèse sur le domaine public, Lionel Maurel, conservateur d’Etat à la Bibliothèque nationale de France, et Sébastien Canevet, maître de conférences en droit privé spécialiste des droits d’auteur et d’Internet.

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