Life

Massimiliano Alajmo, le Mozart de la cuisine italienne

Pour celui qui a obtenu ses trois étoiles à 27 ans, la cuisine est un jeu d'enfant. Qu'il pratique avec art et légèreté.

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À cinq ans, il se brûle les doigts en voulant saisir un feuilleté aux fraises qui lève dans le four. Une blessure à vie. Il pleure dans le tablier de sa mère Rita, mais ne renoncera pas au jeu des casseroles fumantes car pour lui, la cuisine est d’abord une distraction quotidienne; plus tard, un style de vie.

Étoilée au Michelin dans les années 1970, Rita Alajmo tient le bar restaurant Aurora à Rubano, dans la banlieue de Padoue. Les palais gourmands de la région, de Venise à une vingtaine de kilomètres, les voyageurs en provenance de Turin, de Milan, par l’A4, font étape chez elle et son mari Ermione pour se régaler de ravioli au fromage ou à la truffe blanche sauce à la courge et de gnocchi sans pommes de terre aux betteraves et gorgonzola: c’est la vestale des fourneaux, la mamma aux doigts de fée.

Massimiliano, le fils cadet, un brun longiligne, aujourd’hui haut d’un mètre quatre-vingt-six, n’aime rien tant que regarder sa mère confectionner le sabayon au chocolat, des meringues bombées, des souris ou chats en pâte et toutes sortes d’animaux de la basse-cour, ses spécialités de sorcière de la petite pâtisserie: des innovations dans le registre des gourmandises italiennes. Les clients fidèles n’ignorent pas qu’à la fin du repas, ils pourront emporter ses gâteries croquantes chez eux et prolonger ainsi les plaisirs de l’Aurora. Rita Alajmo a marqué la mémoire de ses clients.

Chapeaux de betterave sauce gorgonzola

Dans les décennies 1970 à 1990, toute la famille Alajmo baigne dans l’univers et les fumets de la bonne chère. Vivre pour bien manger et nourrir autrui. Le grand-père, restaurateur, fut l’initiateur, son fils gestionnaire du restaurant près de l’hôtel modeste de trente chambres à Rubano, l’épouse au piano, devenue végétarienne avant l’heure, et Giovanni, l’oncle, cuisinier talentueux, créateur du foie de veau à la banane, les trois enfants Alajmo, Raffaele l’aîné, Massimiliano le prodige et Laura la sœur ont été maternés, élevés, formés pour faire prospérer le modeste Calandre à la sortie de Padoue –c’est l’enseigne d’aujourd’hui au bord de la route.

En culottes courtes, Alajmo, vif et curieux, dont les yeux fixaient les jambes, les pantalons et vestes blanches des toqués de sa mamma, va développer dès l’adolescence un sens des goûts, un nez, une gestuelle, une dextérité manuelle qui sidèrent ses parents; il imagine des assiettes très éloignées des ritournelles de la tradition italienne, marchant sur les traces de sa mère qui ne s’est pas cantonnée dans le répertoire usé, dépassé des trattorias, si bien qu’Alajmo est envoyé à 17 ans chez Marc Veyrat à Annecy –un gamin dans la brigade des gros bonnets– et là, il voit le grand chef au chapeau noir utiliser les ressources des prés et des champs, se rapprocher de la nature apprivoisée et non des bréviaires culinaires afin de bousculer les règles: ses ravioli sans pâte seront révolutionnaires. Singulière avancée qualitative pour Alajmo.

Chez le sexagénaire Michel Guérard à Eugénie-les-Bains, il découvre à 19 ans l’élégance des préparations, l’oreiller aux mousserons, le canard aux fruits, le raffinement du chef landais, le respect des cuisiniers, un modèle d’homme et de restaurateur. Combien de chefs le divin Guérard, 72 ans, aura-t-il fasciné?

C’est au contact de ces deux maîtres français qu’Alajmo retient trois leçons majeures, fondatrices de sa cuisine, la qualité des ingrédients, la légèreté de l’assiette et la profondeur des arômes: voilà sa trilogie de créateur au piano.

Aucun chef italien triplement étoilé au Michelin –trois hommes, Heinz Beck à Rome, Roberto Cerea près de Bergame, Massimiliano Alajmo près de Padoue, et trois femmes, Nadia Santini près de Mantoue, Annie Feolde à Florence, Luisa Valazza près de Turin– n’a intégré les principes de la cuisine moderne comme le fils surdoué de Rita, devenu le concepteur d’un répertoire sensuel, varié, jamais répétitif: l’un de ses premiers plats, le risotto au foie et intérieurs de pigeon parfumés au citron, demeure l’un de ses chefs-d’œuvre.

C’est peu dire qu’il a été précoce: à la tête du Calandre en 1982, il décroche la deuxième étoile en 1993 et, à 27 ans, la troisième, du jamais vu dans les annales du Michelin. Ses confrères étoilés l’appellent «le bébé», et d’autres «le Mozart» de la cucina italiana. Toutes ses préparations sont dessinées, fléchées, décrites selon une logique de mariage bien à lui –les saveurs d’hier et la technique d’aujourd’hui. «La cuisine moderne est le contraire des mathématiques», souligne-t-il, humant une pomme verte découpée, reconstituée, mousseuse, un dessert mirobolant.

Dans le cadre zen du Calandre, dépouillé, tables en bois massif, murs gris ornés de peintures non figuratives de Massimiliano, le benjamin des trois étoiles d’Europe délivre un ensemble de plats ancrés dans la mémoire italienne, revisitée par la patte, la créativité, l’inventivité de ce chef auteur de plus de 200 plats, tous originaux.

Voici le risotto au romarin, melon et lavande, les noisettes de viande de bœuf cru au caviar et crème marine, le capuccino de noir de seiche, admirable de densité, le superbe risotto au safran concentré, jamais goûté nulle part, les scampi à la plancha aux légumes secs, les lasagnettes de blé dur à l’huile d’olive, tomates, basilic et peperoncino (piment italien): des classiques de la Botte retouchés, agrémentés, revivifiés par le génial Massimiliano. Et quelle légèreté tactile, jamais de gras, de garnitures superflues –la limpidité travaillée façon Michel Guérard. On est happé, ébloui, emporté par cette «dining experience» à la fois lumineuse, apaisante, identifiable: de la volupté gourmande.

Risotto au safran

Quel festival de parfums divers, «le luxe de l’air», dit-il en servant des desserts facétieux, le rhum coulant d’une pipe, la vanille étalée sur l’envers de l’assiette ou sucée sur une tétine façon bébé, une fin de repas tout imprégnée de rires, de joie, d’euphorie: la cuisine reste pour le représentant de la troisième génération Alajmo un jeu d’enfant. Massimiliano à 37 ans.

Nicolas de Rabaudy

  • Le Calandre
    Via Liguria 1, Sarmeola 35030 Rubano, à quelques kilomètres de Padoue. Tél.: 09 049 630 303. Carte de 120 à 160 euros. Fermé dimanche. Hôtel, bar et épicerie en face. Ingrédients, fromages, huiles, charcuteries, produits maison à emporter.
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