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Ma première théorie du complot du 11-Septembre

[LES COMPLOTS DU 11-SEPTEMBRE 1/6] Comment ont évolué durant la dernière décennie les théories du complot portant sur les attentats commis par al-Qaida?

Temps de lecture: 5 minutes

Je me souviens précisément de l’endroit où je me trouvais et de ce que je faisais quand je l’ai entendue: depuis trois semaines environ j’étais en première année à l’université Emory d’Atlanta, et je partageais un repas avec mes nouveaux camarades de dortoir dans le réfectoire du Dobbs University Center. Comme le font partout les étudiants de première année, nous discutions de l’actualité. Nous étions le 12 septembre 2001, moins de 28 heures après les attentats, et c’est à ce moment que j’ai entendu ma première théorie du complot du 11-Septembre.

Selon un de mes condisciples, l’avion qui s’était écrasé en Pennsylvanie la veille avait été abattu par l’armée américaine. Non que le jet avait été détruit dans le cadre d’un complot démoniaque de plus grande envergure ourdi par le gouvernement, comme certains allaient le prétendre par la suite. Sa théorie, c'est qu’il avait été abattu pour éviter qu’une cible supplémentaire soit touchée. De plus, arguait-il, l’administration Bush ne pourrait jamais reconnaître les faits, car le public n’admettrait jamais que le gouvernement américain puisse avoir ordonné qu’un avion américain, dans l’espace aérien américain, transportant des passagers américains, soit descendu.

Selon moi, non seulement cela aurait été parfaitement légitime de la part du gouvernement, mais le peuple américain aurait très facilement compris le fait qu’il avait agi de façon légitime, sans parler du fait qu’un tel secret est impossible à tenir. Nous avons débattu de la question pendant une demi-heure. Le jour suivant, les détails de ce qui était survenu à bord du Vol 93 ont commencé à transpirer, et mon camarade et moi-même n’avons plus jamais effleuré le sujet.

Sans lien avec son contenu

Dix ans après, je me suis posé une question: qu’est devenue la curieuse théorie complotiste de mon camarade (et au passage, qu’est-il devenu lui-même)? De façon plus générale, qu’est-il arrivé au cours de la décennie à la théorie du complot du 11 septembre et à toutes les permutations de celle-ci, aussi variées qu’outrées? En retraçant son évolution, et ses réactions aux événements de l’actualité tels que le renforcement de la présence américaine en Irak, les élections de 2008 ou la mort d’Oussama Ben Laden, serait-il possible de montrer comment ou pourquoi les théories complotistes en général —ou du moins celle-ci— croissent et décroissent?

Les théories complotistes prospèrent en s’appuyant sur les haines préexistantes, sur la paranoïa et les incertitudes. La haine peut dépérir. La paranoïa se décomposer. L’incertitude disparaître. Mais la théorie du complot vit ou meurt, prospère ou s’évanouit pour des raisons généralement sans lien avec son contenu réel.

La preuve : quelques heures à peine après que les avions eurent heurté les tours, les théories du complot se mettaient déjà à vibrionner. Pour bon nombre, elles furent l'occasion de charger la barque de leur épouvantail de prédilection. Quelques jours après le 11-Septembre, par exemple, une rumeur s’est mise à se répandre selon laquelle 4.000 Juifs, prévenus des attentats, s’étaient abstenus de se présenter à leur poste dans les tours jumelles. Comme il est indiqué dans la première partie à venir de cette série, l’histoire fut immédiatement démontée, et n’a pas rencontré beaucoup d’écho en Occident.

8% prêts à croire début 2002

De leur côté, aux Etats-Unis, les paranoïaques professionnels désignaient le gouvernement. Des gens comme Alex Jones, commentateur radio de tendance libertarienne, et Michael Ruppert, reporter travaillant pour la presse dite alternative, tous deux situés en des points opposés du spectre politique, avaient instantanément «compris» que des puissances bien plus diaboliques qu’al-Qaida étaient à l’œuvre derrière ces attentats, à savoir le tout-puissant Nouvel Ordre Mondial et une administration Bush aussi fasciste qu’avide de pétrole.

Peu après les attentats, Ruppert et Jones ont tous deux entrepris de développer des mythologies sur ce qui s’était effectivement passé. Mais immédiatement après le 11 septembre, on ne trouvait qu’une portion très réduite de la population américaine, 8% selon un sondage effectué début 2002, prête à croire que son gouvernement mentait sur ce qui s’était passé ce jour-là.

En 2003 et 2004, la guerre en Irak et les révélations sur les fausses affirmations qui y avaient entraînés les Etats-Unis ont ouvert de nouveaux esprits à la possibilité que le gouvernement puisse cacher la «vérité» —terme annexé par les complotistes autobaptisés «mouvement pour la vérité sur le 11-Septembre. Parallèlement, les contradictions dans la version officielle des événements et les questions sur les relations de Bush avec la commission d’enquête sur le 11-Septembre ont apporté aux complotistes à plein temps une quantité considérable d’eau à leur moulin.

Loose Change, bible des complotistes

La plupart des Américains pensent encore à cette époque que l’administration Bush «dit plutôt la vérité», mais début 2004, 16 % de la population estime qu’elle «ment plutôt» sur ce qu’elle savait antérieurement aux attentats —deux fois plus qu’en réponse au même sondage CBS deux ans plus tôt. Des politiciens démocrates du courant dominant comme Howard Dean se mettent à évoquer l’idée d’un Bush déjà prévenu, tandis qu’un membre au moins du congrès, Cynthia McKinney, reprend carrément à son compte les théories du complot. Fahrenheit 9/11, qui expose de façon obsessionnelle les connexions entre les Bush, les Saoudiens et la famille Ben Laden est un énorme succès, et récolte plus de recettes que tout autre documentaire avant lui.

En 2004, enfin, les truthers («militants de la vérité») trouvent leur apôtre en la personne de David Ray Griffin, professeur de théologie d'âge respectable. Un an plus tard, un film du nom de Loose Change sort sur Internet. Fin 2006, il aura été visualisé des dizaines de millions de fois. La deuxième partie de cette série d’articles montrera comment, en quatre ans, depuis le début de la guerre en Irak jusqu’au moment où elle atteint son point le plus bas en terme de soutien populaire et de succès militaire, s’est constitué un nouveau bassin de sympathisants potentiels au sein duquel ces complotistes piochent leurs effectifs. À la mi-2006, une personne interrogée sur trois indique au sondeur qu’elle pense que le gouvernement, au choix, a orchestré les attentats ou les a laissés se produire dans le but de mener une guerre au Moyen-Orient.

À peu près au même moment, les livres, les conventions et les films traitant du complot du 11 septembre se mettent à attirer l’attention de médias conventionnels. Du même coup, on s’y penche de plus près. Pourtant, quand bien même la plupart des théories sur lesquelles s’appuie le mouvement sont démontées —comme ce sera fameusement le cas dans Popular Mechanics, revue d’ingénierie paraissant depuis un siècle—, ce qu’illustre la troisième partie de cette série, les professionnels du complot jouent la surenchère. Au lieu d’admettre leurs erreurs et d’enquêter sur des hypothèses plus réalistes, les complotistes les plus acharnés se mettent à accuser d’appartenance au complot quiconque remet en question leurs découvertes.

Luttes intestines et purges

Il faut également parler du rôle du sentiment anti-Bush. Au fur et à mesure que Bush se transforme en potiche, la haine anti-Bush s’amenuise, le réservoir de partisans s’épuise, et le mouvement devient sujet aux luttes intestines et aux purges. Rapidement, on se met à s’accuser mutuellement, comme il est décrit dans la quatrième partie de cette série. Vers 2007, certains des leaders les plus jeunes tels Dylan Avery, réalisateur de Loose Change, sont découragés par le cynisme et l’intense paranoïa des complotistes. D’autres, comme le militant pacifiste britannique Charlie Veitch, se retrouvent accusés d’être des espions à la solde du gouvernement du fait qu’ils ont renoncé à leur foi.

À ce moment, toutefois, le mouvement a déjà amorcé son déclin. Dès 2009 et l’entrée en fonction du premier président afro-américain, le nombre d’Américains affirmant que Bush a laissé le 11-Septembre se produire afin de partir en guerre au Moyen Orient se retrouve à 14% (la formulation des questions sur la responsabilité dans les attentats du 11-Septembre ayant changé au fil des ans, il est difficile d’obtenir une mesure cohérente de l’opinion du public. Mais en septembre 2007, un sondage Zogby constatait que 26,5 % des Américains pensaient que «certains éléments au sein du gouvernement des Etats-Unis savaient que les attentats étaient proches, mais les ont laissés se produire pour divers motifs politiques, militaires et économiques», et 4,6% de plus affirmaient que des membres du gouvernement avaient eu un rôle actif dans les attentats). Dans un autre sondage mené en 2010, 12% des Américains seulement affirment qu'ils ne pensent pas qu’Oussama Ben Laden soit responsable des attentats du 11-Septembre.

Dix ans après le 11-Septembre, les théories du complot sont de retour à leur point de départ: aux extrêmes. Mais l’un des principaux facteurs de leur popularité —la défiance à l’égard des institutions publiques— reste vivace. Après une décennie de guerre et de catastrophe économique, les Américains sont plus méfiants envers leur gouvernement et leur presse que jamais auparavant dans l'histoire moderne. Dans le dernier chapitre de cette série, je pose la question de savoir ce que signifie cette montée de l’incertitude pour la théorie du complot du 11-Septembre, et les autres théories du même acabit. Et je retrouve mon ancien camarade d’université.

Jeremy Stahl

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