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11-Septembre: et la théorie du complot devint la «vérité»

[LES COMPLOTS DU 11-SEPTEMBRE 3/6] Comment les théories sur la «vérité» des attaques du World Trade Center sont-elles entrées dans la pensée dominante?

De la fumée s’échappe des ruines du World Trade Centre au lendemain des attentats sur New York, le 12 septembre 2001. TANNEN MAURY / AFP.
De la fumée s’échappe des ruines du World Trade Centre au lendemain des attentats sur New York, le 12 septembre 2001. TANNEN MAURY / AFP.

Temps de lecture: 10 minutes

Juste après le 11-Septembre, les complotistes ont entrepris de mettre au point et de diffuser ce qui au final allait devenir le mythe fondateur du mouvement complotiste du 11-Septembre: dans le but de restreindre les libertés individuelles et de favoriser leurs alliés de l’industrie pétrolière et gazière, les faucons néo-conservateurs de l’administration Bush –et ses compères de la CIA et du FBI, bien sûr– ont orchestré un attentat terroriste à grande échelle, provoquant la mort de 2.977 civils innocents et permettant d’obtenir le soutien de la population américaine à des guerres en Afghanistan et en Irak qu’elle n’aurait jamais autorisées sinon.

Il n’existe pas de sondages réguliers mesurant la popularité de cette théorie. Au début de la décennie, toutefois, elle était reléguée aux confins du spectre politique américain, lieu dont Richard Hoftadter fait une description mémorable dans son ouvrage, Paranoid Style in American Politics.

En mai 2002, tandis que la cote de popularité de Bush plane encore au-dessus de 70%, selon un sondage CBS News, moins d’un Américain sur dix pense que l’administration Bush ment sur ce qu’elle savait avant le 11-Septembre d’une éventuelle menace terroriste.

En avril 2004, 16% des sondés d’un sondage CBS News indiquaient que l’administration Bush «mentait en grande partie» sur ce qu’elle savait au sujet de possibles attentats contre les Etats-Unis avant le 11-Septembre, contre 56% pensant qu’elle disait la vérité, mais qu’elle cachait quelque chose, et 24% pensant qu’elle disait toute la vérité.

Arrivé au cinquième anniversaire des attentats, un Américain sur trois répondait aux sondeurs qu’il était probable que le gouvernement fut au choix complice des attentats du 11-Septembre, ou qu’il avait laissé faire dans le but de mener une guerre au Moyen-Orient.

Comment ces idées ont-elles pu, dès le milieu de la décennie, se diffuser dans le courant dominant de l’opinion?

Il est difficile d’affirmer que le mécontentement général et la méfiance rendent les gens plus réceptifs à des idées qu’ils auraient sinon considérés comme absurde. Mais c’est plausible. Et il fait peu de doute qu’à compter de la mi-2006, les théories complotistes du 11-Septembre pouvaient s’appuyer sur une nouvelle base: une lassitude largement partagée vis-à-vis de la guerre en Irak, et une haine anti-Bush encore minoritaire, mais profonde.

Best-seller de Thierry Meyssan

Avant de se populariser en Amérique, les théories complotistes sur le 11-Septembre ont bénéficié d’un certain écho en Europe et chez des intellectuels de gauche comme Gore Vidal. Le livre du Français Thierry Meyssan, L’effroyable imposture, qui postule que le Pentagone n’a pas été frappé par un avion de ligne mais par un appareil militaire moins gros ou un missile, fut à l’été 2002 l’ouvrage le plus vendu en France pendant six semaines. En octobre, dans un article publié par The Observer au Royaume-Uni, Gore Vidal relatait très sérieusement un certain nombre de théories selon lesquelles l’administration Bush s'était rendue complice des attentats pour des motifs géostratégiques.

Aux Etats-Unis, ce genre de discussion n’a pas dépassé le cercle restreint des extrêmes, alors même que la guerre suit son cours. Mais, alimentée notamment par la colère suscitée par les mensonges relatifs à la guerre, par le refus de la part de l’administration Bush d’endosser sa part de responsabilité et de faire preuve de transparence auprès de la commission d’enquête sur le 11-Septembre, et par les abus sur les libertés individuelles commis dans la foulée des attentats, la popularité des théories complotistes augmente régulièrement entre 2003 et 2004.

Puis, à l’été 2004, Fahrenheit 9/11 de Michael Moore sort sur les écrans et, avec plus de 100 millions de dollars de recettes, devient le documentaire au plus gros succès commercial de tous les temps. Bien que Fahrenheit 9/11 ne comporte aucune thèse relative à un quelconque complot mené par l’équipe Bush, le film dépeint un gouvernement obstiné à dissimuler l’étendue de ce qu’il savait avant le 11-Septembre et à exploiter les attentats comme prétexte à entrer en guerre avec l’Irak.

En 2004, de plus en plus d’Américains sont enclins à se poser ce genre de questions. Le syndrome Bush, comme Charles Krauthammer allait fameusement baptiser la haine anti-Bush émergente, n’avait pas encore atteint son point culminant. Mais il allait y arriver. Moins de trois ans après la sortie de son film, Moore lui-même se mettait à ajouter foi aux théories complotistes les plus tordues.

J’ai demandé à plusieurs parmi les principaux complotistes de me dire ce qui les avait convaincus de rejoindre le mouvement.

Un universitaire au profil de grand-père

Aucun n’a cité le nom d’Alex Jones, père fondateur autoproclamé. Aussi populaire que soit Jones, et quel que soit son rôle dans la diffusion des idées complotistes du 11-Septembre, ce Texan de 37 ans, spécialiste de la provocation et des nouveaux médias, n’est pas le théoricien du mouvement. Ce titre appartient à David Ray Griffin, un universitaire de 72 ans au profil de grand-père.

Le 11 septembre 2001, Griffin était un professeur de philosophie respecté de la Claremont School of Theology, en Californie du Sud. Considérant que les attentats ont été provoqués par un excès d’interventionnisme de la politique étrangère américaine, Griffin entreprend peu après l’écriture d’un livre sur l’impérialisme américain.

Alors qu'il arrive aux deux tiers de son projet, en mars 2003, un collègue lui envoie un lien vers la Terror Timeline de Paul Thompson, bible des spécialistes du 11-Septembre de tous horizons. Cette chronologie comprend plus de 5.000 articles, cataloguant toutes les informations diffusées dans les médias grand public à même d’être exploitées en vue de démontrer des contradictions dans la version officielle des faits ou la possibilité d’une connaissance anticipée du gouvernement des attentats à venir.

Elle énumère des dizaines d’avertissements antérieurs au 11-Septembre concernant des préparatifs d’attentats, tous rapportés par les médias grand public, et renvoie vers des allégations selon lesquelles des membres de l’ISI, les services secrets pakistanais, auraient aidé les terroristes du 11-Septembre, suggérant fortement que la CIA aurait également été au courant.

À l’époque où Griffin prend connaissance de la chronologie, on y pointe également les contradictions dans la version de la Norad, et l’on se demande à haute voix pourquoi les avions n’ont pas été interceptés.

Tout ceci couvait dans la tête de Griffin en mars 2003. «Nous avons réalisé l’importance du 11-Septembre quand nous avons vu qu’il ne s’agissait pas seulement d’attaquer l’Afghanistan, mais qu’on allait s’en servir pour aller en Irak», m’a déclaré Griffin.

Un de ses étudiants lui ayant demandé de faire une conférence sur le 11-Septembre comme prétexte à la guerre en Irak, Griffin donne son accord. Peu après, il se met à travailler à un article basé sur cette conférence, dont la taille allait au final dépasser le cadre d’un périodique, pour devenir The New Pearl Harbor, publié en 2004, premier de plus de dix ouvrages consacrés par Griffin au 11-Septembre.

«Bon Dieu, mais ça ne fait aucun doute»

Bien qu’il ait recours, pour mettre en lumière un réseau complexe de conspiration s’étendant jusqu’au sommet de l’administration Bush, à des imprécisions factuelles, des sauts logiques et des citations choisies, l’ouvrage de Griffin est toujours considéré par les théoriciens du complot du 11-Septembre comme un chef-d’œuvre du genre.

Kevin Barrett, ancien maître de conférences à l’université du Wisconsin et principal défenseur des théories selon lesquelles le Mossad israélien a orchestré les attentats du 11-Septembre, fait partie des complotistes qui citent Griffin comme inspiration à rejoindre le mouvement. Barrett s’est fait connaître dans les cercles complotistes du 11-Septembre en 2006 après s’être fait fustiger sur Fox News par Sean Hannity et Bill O’Reilly au cours d’un débat national sur les théories complotistes et la liberté d’enseignement sur le campus de Madison.

En dépit de ses doutes sur la version officielle, avant 2003, Barrett classait les théories complotistes dans la catégorie des spéculations ridicules. Après avoir entendu que Griffin «rassemblait les preuves» en vue d’étayer le scénario d’une démolition contrôlée du World Trade Center, et d’une attaque sur le Pentagone au moyen d’un appareil militaire, Barrett entreprend de pousser les recherches. Après deux semaines passées à lire les travaux de Ruppert, Meyssan et d’autres, sa conviction est acquise.

«En deux semaines, je suis passé de “Tiens, il est intéressant de constater qu’une personne aussi sensée, minutieuse et empirique que David Ray Griffin puisse donner foi à des spéculations aussi bizarres” à “Bon Dieu, mais ça ne fait aucun doute”.»

Au cours des mois suivants, il tient une série de conférences informelles sur le campus de Madison. Ses activités militantes s’en tiennent là jusqu’aux quelques jours qui suivent la réélection du président Bush. C’est la deuxième bataille de Falloujah, intervenue au cours du Ramadan, mois sacré dans la religion musulmane, qui pousse Barrett, converti à l’Islam depuis quelques années, à devenir militant à plein-temps. «Les images et les récits des événements de Falloujah étaient atroces», raconte-t-il. «C’est le moment où j’ai décidé “je dois passer à l’étape suivante. Comment faire pour mettre fin à cette guerre en plein essor?”.»

Après Falloujah, Barrett décide de créer un groupe baptisé Muslim-Jewish-Christian Alliance for 9/11 Truth (Alliance Musulmane-Juive-Chrétienne pour la vérité sur le 11-Septembre). Après la perte en 2007 de sa charge d'enseignant, il se consacre au complotisme à plein-temps, une tâche qui continue de l’occuper aujourd’hui.

Un documentaire produit pour 2.000 dollars

Vers mi-2002, un résident de l’Etat de New York âgé de 18 ans, Dylan Avery, découvre la chronologie de Paul Thompson. Comme David Ray Griffin, Avery est impressionné et acquiert rapidement la conviction que le gouvernement ne dit pas toute la vérité sur le 11-Septembre. Avery se met à travailler au scénario d’un film consacré à un groupe de trois amis qui mettent à jour une opération de camouflage du gouvernement. Le manque de coopération de l’administration Bush avec la commission d’enquête sur le 11-Septembre et l’incapacité des opposants à la guerre à entraver la marche vers la guerre en Irak le poussent vers la communauté des complotistes du 11-Septembre en 2003 et en 2004.

«Il était facile de croire aux manœuvres les plus horribles de la part du gouvernement tant on était témoin de choses horribles», m’a confié Avery. «Ils se permettaient de commettre des choses horribles sous notre nez. Pourquoi n’en commettraient-ils pas d’aussi horribles en secret?»

Prenant conscience qu’un film d’action à gros budget était hors de portée d’un réalisateur de 18 ans, Avery décide de transformer son film en documentaire. Aidé de son ami d’enfance Korey Rowe, de retour de service en Irak, Avery monte Loose Change, un documentaire de 82 minutes compilant un certain nombre des théories complotistes les plus outrées sur le 11-Septembre, y compris la thèse selon laquelle la tour sud n’a pas été heurtée par un vol United Airlines, mais par un drone de l’armée.

Le film, produit pour 2.000 dollars, sort en avril 2005. À l’époque, Avery travaille comme serveur dans un restaurant Red Lobster. Le film rencontre peu de succès. Avery s’efforce d’obtenir une chronique d’Alex Jones sur son site web, et le film est attaqué par les autres membres du mouvement pour ses déficiences factuelles.

En réponse aux critiques, Avery retravaille le montage et le sort fin 2005, qui se révèle être le «moment idéal». Le mécontentement vis-à-vis de la guerre en Irak, et de l’administration Bush dans son ensemble, atteint un pic en 2006, tandis que les violences sectaires dégénèrent en guerre civile.

À l’époque, on trouve une majorité d’Américains pour affirmer que l’administration Bush a délibérément menti à la population sur la présence d’armes de destruction massive en Irak, et 58% pour dire que le gouvernement ment à la population sur le bon déroulement de la guerre. La cote de popularité de Bush touche le fond.

«Cette méfiance s’est développée avec le temps», confie Avery. «Elle a mené, selon moi, à la culmination du mouvement vers 2005, 2006, un moment où un grand nombre de gens ont pris consciences de leurs doutes, qui s’étaient amplifiés au fil des années, sans pour autant disposer de moyens de les exprimer.»

En juillet 2006, un sondage Scripps-Howard constatait que 36% des Américains déclaraient qu’il était «assez probable» ou «très probable» que des responsables fédéraux avaient aidé aux attentats du 11-Septembre, ou n’avaient rien fait pour les faire échouer car ils voulaient que les Etats-Unis entrent en guerre au Moyen-Orient. Un sondage Zobgy, un an plus tard, trouvait 31% de personnes pour déclarer que des éléments du gouvernement avaient soit orchestré les attentats, soit les avaient laissés se produire pour des raisons géopolitiques.

«Il était facile de se méfier de tout»

La version remontée du documentaire d’Avery est devenue une référence de l’agit-prop complotiste du 11-Septembre, attirant des dizaines de millions de visionnages ou de téléchargement sur YouTube et d’autres sites. Les médias grand public se sont mis à harceler Avery et Rowe pour obtenir des interviews. À l’été 2006, selon Avery, «Vanity Fair est venu toquer à la porte. CNN est venu toquer à la porte. MSNBC. CNN. Le téléphone sonnait sans arrêt».

Les certitudes d’Avery, cependant, comme plus généralement l’intensité de la haine anti-Bush dans la population, se sont émoussées avec le temps. «Les gens ne sont plus aussi impliqués», confirme-t-il. «Je ne pourrais en dire la raison, mais je pense que le climat de peur qui régnait à l’époque de l’administration Bush, ce sentiment bien réel d’oppression, d’un Big Brother en embuscade au coin de la rue, avait réussi à mobiliser les gens. Il les a fait bouger. Il a donné envie aux gens de rejoindre le mouvement anti-guerre.»

Depuis 2006, Avery a remonté le film deux fois, retirant les accusations les plus outrancières, comme la thèse selon laquelle le vol 93 a été détourné vers l’aéroport Hopkins de Cleveland au lieu de s’écraser en Pennsylvanie et que les appels passés depuis l’avion ont été imités au moyen de techniques de «morphing vocal».

Après avoir rencontré en personne des témoins présents au Pentagone, Avery a même abandonné la thèse selon laquelle un missile, plutôt qu’un avion, a touché le Pentagone. «Il est facile de tirer des conclusions quand a) on n’a pas beaucoup d’informations à sa disposition et b) on n’a pas eu l’occasion de parler directement aux témoins qui étaient sur place», dit Avery.

Que pense aujourd’hui Avery des théories complotistes du 11-Septembre? Selon lui, si les attentats n’ont pas été orchestrés dans le cadre de l’administration Bush, il y a bien eu en plusieurs échelons du gouvernement une «connaissance anticipée» des attaques, qui aurait pu permettre de parer à celles-ci.

Il s’intéresse à présent plus particulièrement aux raisons pour lesquelles ce ne fut pas le cas. «Je suis arrivé à tout réduire à une affirmation toute simple, avec laquelle beaucoup de gens seront d’accord: on nous cache quelque chose», confie Avery. «La seule question, c’est de savoir quoi, si c’est habituel, jusqu’où ça remonte, et combien de têtes tomberaient si la vérité éclatait un jour.»

Il confie encore «soutenir le mouvement», mais reconnaît également s’être laissé «entraîner» plus que de raison dans une «mentalité extrémiste dans laquelle il était presque trop facile de tomber à l’époque, car la guerre venait de débuter et on était tous dégoûtés».

«Il était facile de se méfier de tout, dit-il, car on ne pouvait se fier à rien.»

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