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La pire erreur de l’Amérique depuis le 11-Septembre

Dix ans après les événements, Anne Applebaum s'interroge: serait-il possible que les avions qui ont frappé New York et Washington aient fait moins de dégâts à la nation américaine que le flot de mauvaises décisions qui les ont suivis?

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Le 11 septembre 2001, l’ère post-guerre froide qui avait débuté dans une telle euphorie le 9 novembre 1989 s’est brusquement achevée. La longue décennie qui s’étire entre la chute du mur de Berlin et celle du World Trade Center avait été marquée par une réduction des dépenses militaires, par des scandales politiques nationaux et le sentiment général que la politique étrangère américaine partait à la dérive.

Le président George Bush (senior, NDLE) parla du «nouvel ordre mondial» sans avoir de politique à proposer pour accompagner cette intelligente formule. Le président Bill Clinton eut quant à lui une poignée de politiques qu’il ne sut jamais vraiment bien décrire.

Dans le sillage de l’attaque de New York et de Washington par al-Qaida, un principe d’organisation s’est soudain imposé. Tout comme la guerre froide avant elle, la toute nouvelle «guerre contre le terrorisme», nom dont elle fut instantanément gratifiée, définissait clairement les amis, les ennemis et les priorités de l’Amérique.

Comme la guerre froide, la guerre contre le terrorisme faisait à la fois appel à l’idéalisme et au réalisme américains. Nous combattions de vrais méchants, mais la destruction d’al-Qaida touchait aussi clairement la sphère de nos intérêts nationaux. Nous avons tous adopté ce nouveau paradigme à une vitesse impressionnante, limite alarmante.

À l’époque, la netteté et la propreté de ce Nouvel Ordre Mondial ne laissaient pas de m’émerveiller et j’avais observé «que soudain tout se met à avoir des allures de rapport universitaire».

Les événements du 11-Septembre ont eu une répercussion dans de nombreuses sphères de la vie américaine mais nulle part ils n’ont été aussi marquants que dans le domaine de notre politique vis-à-vis du monde extérieur.

Le tournant sécuritaire

Tout doucement, en grinçant et en gémissant, le supertanker de l’establishment des politiques étrangères et de la défense des États-Unis s’est mis à faire volte-face, tandis que les Américains se préparaient à affronter de nouveaux ennemis. Pendant la décennie qui a suivi, révèle une enquête du Washington Post de l’année dernière, nous avons créé une nouvelle grande administration sécuritaire, comprenant quelque 1.200 organisations gouvernementales, 1.900 entreprises et 854.000 personnes munies d’habilitations de sécurité.

Nous avons déclenché deux guerres, en Afghanistan et en Irak. Nous avons organisé des opérations de contre-terrorisme dans des pays lointains comme les Philippines et le Yémen, nous avons changé la structure de notre armée et réorienté notre politique étrangère. Nous avons concentré toute notre attention sur al-Qaida et ses imitateurs. Et nous avons dépensé, selon une estimation, 3.000 milliards de dollars.

Et selon les termes définis par la guerre contre le terrorisme, nous avons réussi: dix ans après le 11-Septembre, la plus grande confusion règne au sein d’al-Qaida. Oussama ben Laden est mort. L’islam fanatique est sur le déclin. Notre armée reste la plus sophistiquée et la plus expérimentée du monde. Et pourtant, 10 ans après le 11-Septembre, il apparaît tout aussi clairement que la guerre contre le terrorisme était un prisme trop étroit pour observer la planète entière. Et le prix qu’elle nous a coûté est bien trop élevé.

Ceux que nous avons oublié

Complètement obnubilés par l’islam des fanatiques, nous sommes par exemple passés à côté de la transformation de la Chine qui, de puissance commerciale, s’est muée en ambitieuse puissance politique. Nous n’avons pas su apprécier non plus la portée de la croissance économique du voisinage de la Chine. Quand le président George W. Bush s’est déplacé en Asie après le 11-Septembre, il a parlé à ses interlocuteurs malais et indonésiens des cellules terroristes présentes sur leurs territoires. Pendant ce temps, ses homologues chinois discutaient affaires et échanges commerciaux.

Nous avons aussi manqué, en tout cas au départ, la transformation de la Russie qui est passée d’un partenaire faible et tirant le diable par la queue à un adversaire parfois hostile. Dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, Vladimir Poutine, président de la Russie en 2001, avait tout l’air d’être un allié. Lui aussi combattait des terroristes, en Tchétchénie. Alors qu’il s’agissait d’une guerre d’un autre genre contre des terroristes bien différents (et pas seulement contre des terroristes), pendant un court moment il a réussi à convaincre ses homologues américains que sa lutte et la leur revenaient plus ou moins à la même chose.

La guerre contre le terrorisme nous a fait manquer une opportunité historique de passer un accord sur l’immigration avec le Mexique. L’Amérique Latine n’ayant rien à voir avec cette guerre, nous avons perdu tout intérêt et toute influence dans cette région aussi.

La même chose est valable pour l’Afrique, à l’exception des pays comptant une cellule d’al-Qaida. Dans le monde arabe, nous nous sommes alignés de près avec les régimes autoritaires en espérant qu’ils nous aideraient à combattre le terrorisme islamique, sans comprendre que leur autoritarisme même était une véritable inspiration pour les islamistes fanatiques. Ce qui explique en partie pourquoi nous sommes traités avec tant de méfiance dans des pays comme l’Égypte et la Tunisie.

Ce que nous aurions pu faire chez nous

Enfin, nous avons cessé d’investir dans nos propres infrastructures –pensez à ce que 3.000 milliards de dollars auraient pu réaliser en termes de routes, de recherche, d’éducation ou même d’investissements privés si une partie de cette somme était restée dans les poches des contribuables— et nous avons laissé passer la chance de repenser notre politique énergétique nationale.

Après le 11-Septembre, le Président aurait pu se présenter devant le pays, déclarer que la situation était critique, expliquer qu’il allait falloir se battre et que ces guerres auraient besoin d’être financées —peut-être, ce qui aurait été approprié, par le biais d’une taxe sur l’essence. Il aurait bénéficié d’un immense soutien.

Il est difficile de s’en rappeler aujourd’hui, mais en 2001 avec 20 dollars je pouvais à peine remplir le réservoir de ma voiture. À l’époque, j’aurais été ravie de payer 21 dollars pour aider les marines en Afghanistan. Au lieu de quoi le Président a diminué les taxes et augmenté les dépenses de défense. C’est maintenant que nous en payons le prix.

Beaucoup d’autres erreurs ont été commises, à la fois à l’étranger et chez nous, depuis le 11-Septembre, et je suis convaincue que beaucoup vont profiter de cet anniversaire pour relancer le débat sur l’Irak, Guantanamo ou le gaspillage choquant des dépenses pour la sécurité nationale.

Mais notre pire erreur a été une omission. En faisant du terrorisme islamique notre priorité première —voire, à certains moments et dans certaines zones, notre seule priorité— nous sommes passés outre les inquiétudes économiques, environnementales et politiques du reste de la planète.

Pire encore, nous avons mis de côté nos propres problèmes économiques, environnementaux et politiques jusqu’à ce qu’ils prennent trop de place pour être ignorés.

Je tiens à le répéter: la volte-face de la politique étrangère des États-Unis après le 11-Septembre n’a pas été un échec. Mais sous le président Bush, nous avons rétréci nos horizons, arrêté de penser en termes stratégiques plus larges et n’avons prêté que peu d’attention à nos futurs rivaux et encore moins à nos propres faiblesses.

Le président Obama, qui a reçu de mauvaises cartes dès le début de la partie, n’a pas eu l’énergie, les ressources ou la volonté de faire beaucoup mieux.

Dix ans après les événements, voilà ce que j’en viens à me demander: serait-il possible que les avions qui ont frappé New York et Washington aient fait moins de dégâts à la nation que le flot de mauvaises décisions qui les ont suivis?

Anne Applebaum

Traduit par Bérengère Viennot

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