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Avec 23 millions de touristes, Venise s'enfonce

La ville des Doges est entrée de plain-pied dans le tourisme de masse. Mais elle n'a pas les infrastructures pour accueillir des millions de touristes et a déséspérement besoin d'argent.

Temps de lecture: 8 minutes

Gondola! Gondola! Gondola! En face au Palais des Doges, arpentant le fondamenta (le quai) battu par les eaux bleutées, quatre gondoliers en tenue réglementaire, maillot rayé, pantalon noir, chapeau de paille à ruban rouge, tentent d’alpaguer touristes et badauds pour une balade en gondole sur le bassin de San Marco, sans grand succès. En cette veille du 15 août, déjà deux heures de surplace, ponctuées d’idiomes en dialecte vénitien. À Venise, on est gondolier de père en fils et il y en a encore quatre cents sur la cité lacustre – trop ? «Un divertissement pour idiots», écrivait Paul Morand dans Venises (Gallimard).

Il faut croire que le grand écrivain voyageur n’avait pas tort: la moisson est maigre, trois gondoles glissent sur les eaux devant la Piazzetta, occupées par trois escouades d’Asiatiques, abritées par des ombrelles fuchsias: un «must» pour ces visiteurs – 80 euros la demi-heure.

«Les gondoliers ont plus de muscles que de cerveau, indique un Vénitien de souche, attablé à la terrasse du Monaco et Grand Canal, l’hôtel où descendaient Sartre et Beauvoir. Ces rameurs d’auguste mémoire ne font rien pour attirer le chaland. Ils se comportent comme en 1950, sans aucune initiative ou stratégie de vente. Et des clients, il y en a, croyez-moi.»

«Cette année, nous allons battre tous les records d’affluence avec près de 23 millions de touristes, du jamais vu» souligne Claudio Staderini, Vénitien depuis 1967, le doge du Danieli, ou plutôt le directeur général du plus ancien palace de Venise, fondé par le signor Giuseppe Dal Niel en 1822.

«En juillet dernier, nous n’avons jamais été en-dessous de 80% de taux d’occupation. Le Danieli, de par sa notoriété mondiale, attire des gens de nationalités nouvelles, rarement observées sur la lagune: des Russes, des Chinois, des Indiens et depuis peu, les citoyens des Émirats. En plus des Américains, venus en vols directs de New York, d’Atlanta, de Los Angeles, nous envisageons une ligne Shanghai-Venise, et une autre reliant Doha au Qatar. Plus les populations du globe s’ouvrent au tourisme, plus Venise est demandée. Le mythe de la ville de l’amour n’a jamais été si porteur

La Venise de la basilique Orient-Occident, des palazzi, des musées, des églises, des sestiers (quartiers), des ponts et des îles (110) est entrée de plain-pied dans le tourisme de masse. Parmi les 23 millions de visiteurs en 2011, l’énorme majorité (90%) fait partie du tourisme dit pendulaire: les gens entrent le matin, errent dans le centre historique, se nourrissent de glaces crémeuses ou de parts de pizzas et repartent le soir vers le Lido et ses plages, le Lido di Jesolo et ses campings, Mestre, la Croatie et ailleurs. Ils ne font que passer.

L’été, ce sont des marcheurs en shorts, tongs et sacs à dos, épris de lèche-vitrines, qui prennent du repos – Venise est harassante en juillet et août – sur les marches des Procuraties de San Marco, pénètrent dans les églises en quête d’ombre ou de fraîcheur, se plantent sur la place San Marco, «le Salon de l’Europe» écrivait Stendhal, afin d’écouter les orchestres des cafés historiques, Lavena, Quadri, Florian, mouliner des mélodies viennoises ou des refrains de Sinatra, d’Aznavour, de Piaf ou de Montand – paroles de chansons et interprètes prohibés. On ne chante pas à l’ombre du Campanile, diktat de la municipalité.

Ces hordes de touristes sans but, ni plans, ni projets, ni désir de culture, passent à côté des monuments, chefs d’œuvres-immémoriaux et autres merveilles de la Sérénissime – Venise détient le tiers des biens culturels de toute l’Italie. L’attraction de la cité chère à Wagner, Proust et Hemingway est là d’une évidence tangible: y être suffit. Respirer l’air de la lagune, se presser sur le Pont des Soupirs («des prisons et des palais»), contempler le mouvement des navires, vaporetti et autres paquebots de dix ponts, se restaurer d’un club sandwich végétarien au Florian à 16 euros (le double si l’orchestre joue), se désaltérer aux rares fontaines, c’est tout. C’est peu.

Par chance, on ne peut plus gaver les pigeons malades, obèses et destructeurs des monuments qui ont pour la plupart disparu, judicieuse mesure de la municipalité – enfin. En revanche, les somptueuses façades du Palais des Doges, des Procuraties, du Musée Correr, restauré par le Comité Français, sont toujours saccagées par d’immenses panneaux publicitaires blessant le regard, le pire étant à côté du Pont des Soupirs: une marque de cosmétiques vantant le Soleil des Soupirs…

Oui, la cité née au XIIème siècle, «où les lions sont couchés devant le seuil des portes  (Jean Cocteau), a de gros besoins d’argent. Elle en cherche partout, autorisant la défiguration des principaux monuments contre espèces sonnantes et trébuchantes. En 2007, la municipalité qui perçoit 10% sur les chambres d’hôtel de luxe a lancé la marque «Venise» sans résultat patent. Des voix s’élèvent pour taxer, à l’entrée de la cité lagunaire, les marcheurs pendulaires qui profitent de l’art, des beautés, de l’histoire vénitienne sans apporter aucune contribution. À Disneyland, on paie son écot pour profiter des attractions. «Venise est un cadeau de l’Italie à l’humanité», selon Jean-François Revel qui fut professeur à Florence – un cadeau éternellement gratuit?

La ville sur pilotis s’appauvrit en dépit de ses millions de visiteurs inactifs. Le centre historique ne cesse de se vider de ses habitants à raison de mille individus par an, certains nés sur les campi et campielli, soit 50 000 résidents en 2011 contre 150 000 en 1965. Le coût des loyers et des habitations à vendre reste prohibitif, d’autant que nombre de maisons, de palazzi ne sont plus occupés au rez-de-chaussée, et quelquefois à l’étage, à cause de l’acqua alta, la montée rituelle des eaux et des inondations dévastatrices, répétées plusieurs fois l’an, que l’extravagant et coûteux système Moïse (Modulo Sperimentale Elettromeccanico) entend restreindre, voire juguler, grâce à 78 portes amovibles de 60 mètres de long et 8 de large, destinées à fermer la lagune pendant les fortes marées, une machinerie futuriste à la Jules Verne de 4,8 milliards d’euros financés par l’état italien – sans l’aide de Venise, clament les défenseurs de Moïse, opérationnel en 2015.

Ce n’est pas, hélas, la seule urgence imposée aux fonctionnaires élus ou non qui régentent la ville de Titien, Tintoret, Guardi et Canaletto. En plus de la réfection obligatoire des façades antiques rongées par le sel et l’eau – 40% à la charge de la ville – il faut nettoyer les canaux, repaver certaines rues, et réguler l’activité maritime, si dommageable pour les fonds lagunaires, empêcher les passages désastreux des tankers pétroliers, des navires de croisière, des ferries à voitures, tout cela catastrophique pour l’écosystème. Que de méfaits, d’anomalies se liguent contre la cité lacustre!

En dépit de mesures louables – la restauration visible de l’immobilier en ruines le long des canaux et des programmes ingénieux comme Moïse contestés par nombres de Vénitiens – Venise reste un chef-d’œuvre en péril.

À lire pour mieux connaître les arcanes et les secrets de la Sérénissime: Venise sur les traces de Brunetti, l’ouvrage de l’historienne Toni Sepeda décrit les aventures, les joies et plaisirs du commissaire Guido Brunetti, le héros des romans policiers de Donna Leon, l’écrivaine américaine qui a choisi en 1982 de vivre dans la ville au Lion de Saint-Marc – elle a donné une quinzaine de livres captivants dont le premier, «Mort à la Fenice», a été un succès mondial. En douze promenades détaillées au fil de ses romans, on visite la ville aux cent églises en compagnie de Brunetti, un fin palais qui sait tout des bonnes tables gourmandes, des trattorias cachées et des us et coutumes de ses compatriotes – les tracas immobiliers, l’acqua alta… Des cartes des quartiers, ponctuées de numéros, de repères, de sites majeurs accompagnent la lecture de ce guide pratique, indispensable pour qui veut mieux vivre un séjour entre San Marco et le Lido.

Adresses d’hôtels, de restaurants et de trattorias

Le magazine gratuit des Clés d’Or de Venise, Un Ospite di Venezia, recensait, pour l’été 2011, un choix de 145 hôtels, du cinq étoiles luxe comme le Danieli, le Bauer Palazzo ou le Cipriani aux pensions et petits hôtels tels le Locanda San Barnaba : de quoi satisfaire tous les candidats au voyage. Les sites de réservations www.veneziasi.it, www.expedia.fr, www.lastminute.com, www.govoyages.com donnent des adresses et des forfaits à des tarifs compétitifs. Un numéro vert : (39) 800 843 006.

Voici une sélection d’hôtels recommandés par Donna Leon et son héros, Guido Brunetti :

Hôtel Ala

• Campo Santa Maria del Giglio, San Marco 2494, tout près du Gritti. Tél. : (39) 041 5208333. Un ancien palais très bien situé, à voir la collection d’armes anciennes. 84 chambres à partir de 70 euros.

 

Hôtel Paganelli

• Castello 4182 Riva degli Shiavoni. Sur le même quai que le Danieli. Tél. : (39) 041 5224324. Un petit hôtel de charme doté de la vue sur le bassin de St Marc. Seulement 21 chambres à partir de 70 euros.

Pensione Accademia Villa Maravege

• Fondamenta Bollani 1058 Sestiere Dorsoduro. Tél. : (39) 041 5210188. Une ancienne villa nichée dans la verdure, fréquentée par des amoureux de Venise. 27 chambres à partir de 120 euros.

 

Pensione Calcina

• Dorsoduro 780. Tél. : (39) 041 5206466. Atmosphère vénitienne, terrasse sur le canal de la Giudecca. Restaurant de 40 à 60 euros. 27 chambres à partir de 90 euros.

 

Hôtel Locanda San Barnaba

• Calle del Traghetto 2785-2786 Sestiere Dorsoduro. Tél. : (39) 041 2411233. Un ancien palais du XVIème siècle, une quinzaine de chambres cosy, un superbe salon et un patio pour le petit déjeuner. De 120 à 180 euros.

Quattro Fontane

• Via Quattro Fontane 16 – 30126 Lido. Tél. : (39) 041 5260227. Une adresse de choix pour les vacanciers et festivaliers de la Mostra, une sorte de demeure privée, blottie dans un jardin. Restaurant élégant. 58 chambres à partir de 160 euros.

 

Au Bauer, face à la Salute, les tarifs dans la partie moderne sont intéressants, surtout hors saison. Tél. : (39) 041 5207022. Palace mythique, le Gritti sera fermé pour une rénovation totale en octobre pour dix-huit mois. Tél. : (39) 041 794611.

 

Restaurants et trattorias

Quadri

• Piazza San Marco 121. Tél. : (39) 041 5222105. Le plus ancien café de Venise avec le Florian, son rival en face, sous les arcades de la place San Marco, vue admirable. Au-dessus de la terrasse et de l’orchestre, Massimiliano Alajmo, le chef trois étoiles du Calandre près de Padoue, a repris l’établissement et propose une carte de beaux plats, mariant la tradition et la modernité : ravioli de burrata, risotto aux crevettes, spaghetti alla carbonaro. De 80 à 120 euros. Dîner seulement.

 

De Pisis

• San Marco 1459. Tél. : (39) 041 5207022. En face de la douane de mer et du musée de François Pinault, le grand restaurant du Bauer, rénové, repensé par Giovanni Ciresa, l’un des meilleurs chefs de Venise, qui a enrichi son répertoire, de saison en saison. Bar (branzino) aux petits légumes, ris de veau à l’italienne, et le risotto rouge, blanc, vert aux couleurs du drapeau italien. Une surprise goûteuse. Vins du Frioul. Le dîner sur les eaux a un charme fou. De 90 à 130 euros.

Osteria di Santa Marina

• Campo Santa Marina 5911. Tél. : (39) 041 5285239. Les Vénitiens fréquentent la terrasse du Campo pour l’exquise cuisine de poissons, les fritures et les accompagnements. Décor sans prétention. De 50 à 70 euros.

 

Trattoria da Remingio

• Sestiere Castello 3416. Tél. : (39) 041 5230089. Dans le Castello, une adresse pour de vrais gourmets, pâtes al dente, antipasti de poissons, bon rapport prix plaisir. De 30 à 40 euros.

 

Alla Testiere

• Calle del Mondo. Novo castello 5801. Tél. : (39) 041 5227220. Un « must » pour Guido Brunetti. Poissons du marché, spaghetti à l’encre de seiche, et des plats innovants. Deux services. Quelques tables. Autour de 60 euros.

 

Vino Vino

• Sestiere San Marco 2007. Calle della Veste. Tél. : (39) 041 2417688. Un bar à vins, un comptoir et des hors-d’œuvre froids et chauds dont les délicates sardines in saor marinées aux oignons, raisins et vinaigre. Dîner jusqu’à minuit. Autour de 40 euros.

 

Nicolas de Rabaudy

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