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Certains objets font de la figuration. D’autres, intégrés à la narration, caractérisent les personnages, dynamisent le rythme ou infléchissent le scénario. Petit tour d’horizon de ces «machins» du quotidien qui, au fil de scènes cultes, ont marqué nos imaginaires. Aujourd'hui, les lunettes de soleil.
S’il est un objet incontournable dans l’univers du septième art, c’est bien l’arme du crime. Flingues en tout genre, couteaux et autres armes blanches: les polars, mais aussi les comédies et les films d’horreur en sont bourrés. Mais face à l’habituel coutelas qui lacère une adolescente poumonnée ou au Magnum qui explose un malfrat, il existe tout un fatras d’outils dont la fonction première a été détournée afin de les rendre mortifères. Petit tour d’horizon de votre maison afin de constituer le kit idéal de tuerie.
Côté jardin
Ah, les dimanches au soleil, occupé à tondre la pelouse, couper les mauvaises herbes…Sauf qu’au cinéma le jardinage peut se révéler fatal. L’outillage classique qui sert en temps normal à élaguer les branches peut dévier de sa course pour découper bien d’autres choses.
Un T comme…
Peter Jackson, avant d’affubler ses héros tolkieniens d’épées et de flèches, avait opté pour son troisième film pour une arme inédite. En 1992, il réalise Braindead, sommet du gore. Lionel, un jeune homme timide, vit chez sa mère castratrice. Lorsque celle-ci se fait mordre par un singe-rat de Sumatra (ça ne s’invente pas!), elle mute progressivement en zombie, dévorant tout ce qui lui passe sous la dent (même un adorable petit chien). Contamination oblige, une horde de morts-vivants déferle bientôt dans la maison du héros, l’obligeant à trouver une solution radicale à cette dangereuse prolifération. Lors de la séquence finale, entre gore et burlesque, Lionel a enfin dégoté l’arme ultime. Tondeuse à gazon en main, il ratisse bras, jambes et têtes, dans un immense bain de sang hilarant.
Un P comme…
Albert Dupontel et son humour noir accouchent en 1996 d’un ovni dans le paysage cinématographique français: Bernie. Ledit Bernie, enfant abandonné dans une poubelle le soir de Noël, est persuadé qu’il doit protéger ses parents. Pour ce faire, il se munit d’une arme surprenante, une pelle. En effet, si elle sert communément à creuser des trous, la pelle peut aussi amocher sévèrement quelqu’un qui se trouverait dans son sillage.
A fond sur l’autoroute, il affûte son arme sur les rails de sécurité et défonce le crâne de tous ceux qui lui paraissent incarner une menace. Lors d’une scène devenue culte, le montage alterne entre intérieur bourgeois (une jeune fille au piano, une bonne maladroite, un père de famille lisant son journal…) et préparation de l’assaut (l’affûtage autoroutier) avant l’arrivée de Bernie et de son acolyte qui vont littéralement dévaster la famille.
Encore un T comme…
Alors que les outils de jardinage s’allient souvent à la comédie transgressive, la tronçonneuse, quant à elle, implique un premier degré froid et brutal. Tobe Hooper en 1976 et Brian de Palma en 1983 ont saisi l’effroi que suscite cet objet et ont, chacun à leur façon, réussi à glacer le sang de millions de spectateurs. Au Texas, Leatherface et son clan de dégénérés, équarrisseurs de père en fils, se retrouvent au chômage et décident de perpétuer la tradition familiale sur de jeunes délurés soixante-huitards qui traîneraient près de chez eux. Interdit en France aux moins de 18 ans pour atteinte à la dignité humaine, Massacre à la tronçonneuse ne ressemble en rien aux torture-porns ado qui fleurissent aujourd’hui sur les écrans (Saw, Hostel). Primaire, dérangeant, le film campe une violence frontale, incarnée à la perfection par la tronçonneuse. Outil démesuré, dont le dévoiement semble surréaliste, il offre une vision dantesque de l’horreur.
Toujours sous le soleil, mais en Floride cette fois, une autre tronçonneuse a marqué les esprits. Dans Scarface, Tony Montana (Al Pacino), petit dealer aux dents longues, tente de doubler des gros bonnets. Mais la sentence sera terrible. Séquestré, il assiste à la mise à mort de son ami, tronçonné. Hors-champ qui fonctionne sur les effusions de sang et le vacarme de la machine, cette séquence demeure encore dans le panthéon cinématographique comme un moment d’anthologie. Sorte de leçon censée lui passer l’envie de rivaliser avec ses supérieurs, cette scène de baptême du feu propulse Montana dans la cour des grands et lui servira d’exemple lorsqu’il deviendra lui-même le «parrain» de Miami.
Côté garage
Quittons le jardin pour diriger nos pas vers l’antre viril par excellence, le terrier du bricoleur, j’ai nommé le garage. Toutes ces scies, ces tournevis, ces clouteuses qui attendent leur heure solidement arrimés sur les murs du garage sont autant d’armes potentielles, potaches ou sérieuses.
Un P comme…
Brian De Palma affectionne le détournement d’outils. Après la fameuse tronçonneuse de Scarface, il met cette fois dans les mains de son tueur un perforateur dans le troublant Body Double. Un homme se croyant simple voyeur se retrouve pris dans une machination qui mêle pornographie, cinéma et obsessions hitchcockiennes. Une femme qu’il épie est assassinée sous ses yeux par un immense indien pourvu d’un perforateur. Encore une fois, le réalisateur parvient à signifier l’horreur en usant au final d’un minimum d’effets.
La mèche de métal qui perfore le plafond dégoulinant de sang tandis que la jeune femme est mise à mort à l’étage fait frissonner le public bien plus qu’un meurtre en gros plan. L’usage d’un outil souligne la brutalité du crime. L’irruption d’un objet anodin, non destiné a priori à devenir létal, renforce le malaise des spectateurs. Quant au son, les meurtres acquièrent une sonorité particulière (bruit électrique) qui ne se résume plus aux seuls cris des victimes. Une bande-son très rock'n’roll finalement.
Un autre metteur en scène s’approprie un outil très proche: il s’agit d’Abel Ferrara. Dans Driller Killer, littéralement «le tueur à la perceuse», le New-Yorkais imagine un artiste pétant les plombs qui se transforme en serial killer. La métamorphose du personnage, d’équilibré à fou, est renforcé par l’arme choisie. Si un homme normal en venait à assassiner, prendrait-il une arme à feu (difficile à se procurer, nécessitant une formation) ou un objet du quotidien, moins «professionnel»? C’est sur cet amateurisme débridé et flippant que misent ces films. Sur l’abasourdissement que produit l’apparition de ces outils.
Un M comme…
Mais dans la catégorie outils-stars, celui qui décroche le pompon demeure le marteau. Du polar Présumé innocent d’Alan J. Pakula (1990) à la gaudriole La Cité de la peur d’Alain Berberian (1994) en passant par l’horrifique Old Boy de Park Chan-wook (2003), le marteau se taille la part du lion des armes. Dans ce dernier film, il rythme la scène de baston mythique (plan séquence en travelling latéral jouant sur les codes vidéoludiques), ouvrant et clôturant la séquence. Outil décalé pour un personnage paumé (il a été enfermé durant 15 ans sans explication), le marteau joue parfaitement le rôle de l’arme d’un amateur, d’autant plus dangereux qu’il ne se contrôle pas.
Mais l’exploration du garage touche à sa fin et enfin les femmes assassines apparaissent. Vision machiste sans doute, il faut se rendre en cuisine pour découvrir quels objets le sexe faible a détournés pour passer à l’acte.
Côté cuisine
Evidemment dans l’inconscient collectif, une femme a plus de chances de tuer avec un couteau ou une casserole qu’avec un Desert Eagle. Du coup, les cinéastes ont rivalisé d’inventivité pour féminiser les armes-outils des demoiselles.
Un P comme…
Pour la sensualité absolue, Sharon Stone dans Basic Instinct de Paul Verhoeven (1992) frappe un grand coup. Grâce à son pic à glace qu’elle manie pour préparer des martinis ou tuer ses amants, Catherine Tramell (Sharon Stone) marque d’une empreinte érotique cette arme peu commune. Féminin, effilé et brutal à la fois, le pic à glace ramène autant à la passion amoureuse qu’à la folie hystérique du crime, les deux facettes (un peu clichés) des émotions des femmes vues par les mâles.
Un M comme…
Restons dans la cuisine pour une démonstration des capacités meurtrières du lieu. En 1984, Joe Dante réalise Gremlins. Charmantes boules de poils (les mogwaïs) qui se transforment en diablotins incontrôlables (les gremlins), ils attaquent une mère de famille sur son terrain. Grosse erreur! Le mixer et le micro-ondes vont ainsi devenir des armes redoutables pour éradiquer les bestioles. Film pop-corn pour enfants et adolescents, Gremlins s’ingénie à propulser l’extraordinaire (des créatures inédites) dans le quotidien le plus banal (une petite ville de banlieue américaine) tout en jouant sur une créativité débridée et ludique (le père de famille est inventeur).
Un C comme…
Dans les tiroirs de toutes les cuisines, on trouve forcément une paire de ciseaux, peut-être l’arme du crime la plus androgyne qu’on puisse y trouver. Que ce soit Grace Kelly qui en fasse usage dans Le Crime était presque parfait (Alfred Hitchcock, 1954), Kenneth Branagh qui les plante dans Dead Again (1991) ou qu’ils soient greffés aux bras de Johnny Depp dans Edward aux mains d’argent (Tim Burton, 1990), les ciseaux ont une longue histoire cinématographique.
Dans le cas de Burton, ils s’avèrent une métaphore de l’impossibilité de s’intégrer face à l’intolérance et une idée plastique d’une poésie certaine. Edward est le fruit de l’invention d’un savant un peu fou qui meurt avant de lui avoir donné des mains. Le héros, seulement pourvu d’immenses ciseaux à la place des doigts, s’automutile et finit par blesser des gens sans le vouloir. Versant positif d’un autre héros griffu nettement plus maléfique (Freddy Krueger dans Les Griffes de la nuit de Wes Craven, 1984), Edward et ses ciseaux rappellent aussi que la dangerosité d’une arme réside surtout dans les mains qui la tiennent.
On aurait pu fouiner dans un bureau (le stylo dans The Faculty de Roberto Rodriguez, 1998), un salon (la télévision dans Scream de Wes Craven, 1996) ou une chambre (le cintre dans Halloween de John Carpenter, 1978), mais ce court abécédaire devrait vous permettre de survivre en transformant votre domicile en arsenal, et de plus jamais déplorer de ne pas avoir d’arme pour vous défendre.
Ursula Michel
Episode 1: le briquet
Episode 2: le miroir
Episode 3: le téléphone
Episode 4: le parapluie
Episode 5: les lunettes de soleil