Culture

Jay-Z et Kanye West, à chacun son royaume

Leur album commun, «Watch the Throne», sacrifie au culte du luxe et de la consommation, mais le premier s'y révèle plus tourmenté que le second.

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Même les auditeurs les moins sensibles au prestige le remarqueront: Watch the Throne, l’album réunissant Kanye West et Jay-Z, sorti le 8 août, véhicule une obsession envers le statut en général et les marques en particulier. Les mentions de (Mercedes-)Benz, Louboutin, Basquiat et autres accessoires de mode synonymes de richesse s’accumulent dans la quasi-totalité des couplets, quel que soit le rappeur derrière le micro.

Cette vantardise ne se limite pas aux paroles. La pochette de l’album est ornée de la forme la plus classieuse du clinquant: une création de Riccardo Tisci, le styliste de Givenchy. On dirait presque un sandwich de luxe destiné à un milliardaire, tout droit sorti d’un film de propagande soviétique: garni de la moëlle d’un animal rare, sur un lit de truffes enrobées de sucre glace, le tout entre deux tranches de pain volées au prolétariat. Que c’est grossier!

L’étalage de luxe peut mal passer

Le côté tape-à-l'œil de Watch the Throne fait de toute façon un peu tache en ces temps de récession. Mais là, l’album est sorti la semaine qui a suivi la dégradation de la note de la dette américaine par S&P's, faisant l’effet d’une note particulièrement discordante. Dans un article pour le site Grantland, Hua Hsu fait remarquer que cet album correspond à du «rap [basé sur] les écarts de revenus».

Une pointure du milieu, Chuck D. de Public Enemy, a même créé un clip en réaction au single Otis, qui intègre un sample d’Otis Redding. Dans sa chanson intitulée Notice, il avertit les deux rappeurs: «Millions, billions, trillions/whips wheelin'/ is a million miles from what people's feelin’» («Les millions, les milliards, les milliers de milliards/ les bolides rutilants/sont à des kilomètres de la réalité des gens»). Non sans avoir précisé au préalable ne pas «vouloir manquer de respect à nos héros du rap».

L’album Watch the Throne peut-il à ce point faire abstraction des réalités du monde en dehors de l’hôtel Mercer? Peut-être bien. Mais il y a sur cet album deux genres de «discours de riches». Certes, les deux rappeurs parlent du luxe qui les entoure, mais ils ne l’abordent pas de la même façon.

Différences de sensibilité

Il est déprimant de constater que Kanye West semble considérer sa liste de shopping comme une fin en soi. Lui qui avait joint à ses critiques à l’égard de Bush fils, après les dégâts de l’ouragan Katrina, une promesse de don aux victimes, semble avoir perdu l’empathie qui l’a animé par le passé.

Dans la première chanson du CD, No Church in the Wild, il évoque une «nouvelle religion», une confession où le péché sexuel n’existerait pas «tant qu’on a l’autorisation» des femmes avec qui on forme un triangle amoureux. Puis poursuit en méprisant professeurs et prédicateurs, qui refusent d’admettre que la monogamie est barbante. Ce qui est pratiquement aux antipodes de l’analyse autocritique du matérialisme et de l’égoïsme qu’il nous proposait dans son album 808s and Heartbreak. Auparavant, à l’époque de sa chanson Jesus Walks (2004), Kanye West disait qu’il priait pour obtenir le salut. Aujourd’hui, dans Otis, il affirme savoir qu’il n’ira jamais en enfer –parce qu’il a écrit Jesus Walks.

Il s’est opéré comme une inversion des rôles. Désormais, c’est à un Jay-Z qui ne manifeste généralement pas une grande sensibilité de se montrer préoccupé. Tandis que le couplet de Kanye West dans Made in America parle de surmonter les railleries des gars de South Park, Jay-Z chante une conception du succès en Amérique qui va au-delà de sa propre «Destinée manifeste». Parmi toutes les choses que le rappeur dit avoir appréciées dans sa vie, il semble éternellement heureux d’avoir connu le gâteau à la banane de sa grand-mère. Ce qui est une manière de nous montrer non seulement qu’il se rappelle d’où il vient, mais aussi qu’il peut encore trouver de la valeur et de la «nourriture» dans autre chose qu’une marque de luxe. Plus loin dans le morceau, il s'interroge de manière fugitive: sera-t-il capable de transmettre à ses enfants une chose aussi authentique que ce gâteau fait maison?

«The scales was lopsided/ I'm just restorin' order» («L’échelle était disproportionnée/Je remets de l’ordre là-dedans»), nous dit Jay-Z à propos de son essor capitaliste. Mais il reconnaît également que son propre succès est insuffisant. Dans la chanson Murder to Excellence, il lance: «Only spot a few blacks the higher we go. [...] We're gonna need a million more» («Je ne vois que quelques noirs au sommet. [...] Il nous en faut un million de plus»).

De «sublimes égotistes»

Kanye West le rejoint là-dessus, brièvement, avant de s’en aller au centre commercial acheter des chaussures Gucci. Dans Welcome to the Jungle, Jay-Z déplore que les institutions soient incapables de résoudre les inégalités qu’il dénonce tout au long de ses couplets: «Where the fuck is the press?/ Where the fuck is the Pres?/ Either they know or don't care/ I'm fucking depressed» («Qu’est-ce qu’elle fout la presse? Qu’est-ce qu’il fout le prés-ident/ Soit ils savent, soit ils s’en foutent/Je suis putain de déprimé»). Malgré toutes ses fanfaronnades quand il parle de «s’allonger sur un million» de dollars («planking on a million»), il est rassurant de voir que Jay-Z se rend compte que la société est frappées de certains fléaux difficiles à éradiquer.

Surtout depuis que le solipsisme débordant de Kanye West l’empêche de dire quelque chose de bien. Dans la chanson New Day, le rappeur revisite (une nouvelle fois) son «moment Katrina» sous Bush, quand il avait accusé le président de ne pas se préoccuper des Noirs. Il raconte qu’il est tellement blasé par ce sombre épisode qu’il ne fait même plus d’efforts. A l’instar de Jay-Z, il se demande ce qu’il va inculquer à ses enfants. Il ne voit que de l’amertume. A propos de son futur fils, le chanteur déclare «And I'll never let him hit the Telethon/ Even if people dyin' and the world ends» («Et je ne le laisserai jamais participer au Téléthon/Même si des gens meurent et que c’est la fin du monde») Un peu plus tôt, West fait la promesse sarcastique de faire de son fils un républicain «pour que tout le monde sache qu’il aime les Blancs».

Jay-Z un peu moins bling-bling

Kanye West et Jay-Z sont tous deux, dans une certaine mesure, esclaves d’un état d’esprit que le poète John Keats qualifiait de «sublime égotisme». Mais il y a une différence importante entre les deux rappeurs: seul Jay-Z est conscient que le seul fait d’acheter et de posséder n’est pas suffisant. Jay-Z rend non seulement Watch the Throne acceptable, il suggère un autre sens possible de ce titre.

Avec Kanye West, le regard se porte vers une direction: nous devons regarder son trône pendant que le roi déverse ses paroles dont il espère qu’elles vous blesseront («I hope [they] will hurt you»). Jay-Z, ça ne le dérange pas qu’on admire le roi. Mais il est prêt à prendre du recul et à porter un regard critique sur la structure qui lui a permis d’atteindre la gloire.

Seth Colter Walls

Traduit par Micha Cziffra

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