Life

Sexualité: entre abstinence et dépendance

Été ou pas, cent petits plaisirs francophones de lecture servis par treize psychanalystes en verve.

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Pour ce qui est de la sexualité nous n’hésitons guère à nous payer de mots. Et Dieu sait que la psychanalyse n’a rien simplifié dans ce domaine. Ils sont treize spécialistes de l’inconscient à nous rappeler cette particularité de notre vie sexuelle, particularité qui n’est partagée avec aucune autre activité humaine: «celle de pouvoir s’emparer de la langue entière, de sexualiser n’importe quel mot, n’importe quelle phrase, quand bien même la situation ne s’y prête pas, au risque de provoquer le rire ou la honte». 

Les cents mots de la sexualité, donc. L’affaire nous est servie dans la vénérable autant que très abordable collection encyclopédique Que sais-je? fondée il y a précisément soixante-dix ans par Paul Angoulvent. Un opuscule sorti en février dernier mais qui se goûte plus particulièrement en cet été toujours résonnant des multiples épisodes d’un feuilleton franco-américain sans précédent où le sexe hôtelier (bien réel ou fantasmé) est omniprésent. C’est un petit dictionnaire de cent mots qui commence par (l’) abstinence et se clôt avec zone (érogène); un ouvrage coordonné par Jacques André, psychanalyste, enseignant et directeur de la collection Bibliothèque de psychanalyse des PUF. Un ouvrage fait d’anatomie, de physiologie et de pathologie qui nous donne bien évidemment à entrevoir pas tant L’Origine du monde que son centre de gravité.

À dire vrai la distinction entre le normal et le pathologique est omniprésente dans ce recueil, et ce quoique puissent écrire les auteurs. Psychanalyste un jour, psychanalyste toujours, ils assurent qu’on ne trouvera rien sous leur plume «sur la vascularisation du pénis, l’innervation du clitoris, l’ovocyte ou sur le spermatozoïde (…) rien sur la biologie ou la médecine de la sexualité». Est-ce si sûr? On peut raisonnablement en douter au vu de nombre des entrées: Crime passionnel, Ejaculation précoce, Excision, Exhibitionnisme/voyeurisme, Frigidité, Frustré (mal-baisé), Harcèlement sexuel, Inceste, Jalousie, Migraine, Nymphomane, Sadomasochisme ou Sexuellement transmissible (sida…).

«La psychanalyse ne s’est pas contentée d’étendre à l’enfant ce que le commun réserve à l’adulte, car sa découverte est moins celle de la sexualité de l’enfant que de la sexualité infantile, rappelle l’avant-propos aux impatients lecteurs. Cette dernière n’a pas d’âge, elle est hors du temps, et surtout elle se mêle de ce qui ne la regarde pas, secrètement présente comme dès qu’une activité humaine, quelle qu’elle soit, porte la marque du désir, du plaisir/déplaisir, de l’amour ou de la haine. Ce déplacement a contribué à complexifier notre représentation du sexuel, à rompre l’équation trop simple entre sexuel et génital et dès lors à en brouiller les frontières et la définition.»

À ce stade un humain béotien ne manquera pas de s’interroger sur ce que peut bien être, très simplement, qu’une sexualité infantile. Mais passons. Nous n’avons guère de temps à perdre dans cette bourlingue à haut risque; une croisière dans les tourmentes où la médecine a joué un rôle non négligeable estimant devoir s’intéresser –pour les condamner- à certaines de ces activités humaines; à commencer par la masturbation (du moins la masculine). «Manus strupatio … l’étymologie conjugue la main et la souillure, l’histoire du mot ‘’masturbation’’ est une histoire de la pollution, résume Jacques André. Curieusement, c’est à l’heure des Lumières, entre les XVIIIe et XIXe siècles que la passion haineuse pour la masturbation atteindra les sommets de l’obscurantisme. Le crime, le péché le cèdent à la maladie et le confesseur au médecin. La condamnation de l’ ‘’abus de soi’’ était religieuse, morale, elle devient ‘’scientifique’’. Le masturbateur est un suicidaire qui s’ignore, dépensant sans compter son ‘’liquide vital’’. C’est à y perdre le souffle, la tuberculose menace. Mais de tous les risques, c’est celui de l’idiotie ou de la folie qui est le plus encouru

Et l’auteur de faire un parallèle entre nos temps modernes et l’œuvre célèbre signée par Samuel-Auguste Tissot (1728-1797), médecin pratiquant jadis à Lausanne.  «Les temps ont changé, l’éloge n’est pas loin de s’être substitué à la condamnation, écrit encore Jacques André. La liberté y a manifestement gagné –l’industrie aussi, la pornographie doit à peu près tout à la masturbation – si ce n’est que ‘’Tu jouiras !’’ est devenu aussi oppressant que ‘’ Tu n’y toucheras pas !’’.» «Ne pas dépenser sans compter» ?

Nous entrons donc ici dans la carrière avec cette abstinence ici mariée à la chasteté. Avec, en point d’orgue contemporain et cent pages plus loin, ce que l’on préfère (sans doute) conjurer en le baptisant d’un terme anglophone. «Le sex addict démultiplie le temps consacré à la recherche de situations sexuelles diverses», nous explique Vincent Estellon qui nous guide par ailleurs à la rencontre de back-room et de fist fucking. «Recherches» menées via le cybersex, le multipartenariat, la consommation compulsive de pornographie, la fréquentation de prostituées etc.; autant de possibilités qui n’excluent nullement le Harcèlement sexuel que l’opuscule fait étrangement suivre de Harem.

«La logique est simple: premier feu rouge, regard complice échangé, ‘’on baise’’ écrit M. Estellon. Tel un toxicomane dans l’attente du prochain shoot, le sex addict est obsédé par la trouvaille d’un objet ou d’une situation sexuelle. Au siècle dernier, on aurait parlé de ‘’monomanie’’ ou de ‘’perversion’’, cette conduite addictive est aujourd’hui largement portée et banalisée par la société de consommation dans laquelle il faut pouvoir jouir sans entraves et pour laquelle le sexe peut être consommé au même titre que n’importe qu’elle autre marchandise.» Sommes-nous ici dans la pathologie? Sans doute, s’il s’agit plus de souffrances que de plaisirs. «On trouve souvent à la base de ces pratiques compulsives deux types d’angoisses relationnelles: l’angoisse d’intrusion couplée à l’angoisse d’abandon, nous explique l’auteur. Dans une telle configuration, mieux vaut la certitude de la rupture que les affres de son incertitude ! Et pour ne pas ‘’se prendre la tête’’, on pourra ‘’zapper’’ d’un corps à l’autre. Voilà le paradoxe: même s’il couche avec plusieurs partenaires par jour, le sex addict se sent isolé. En voulant éviter les sentiments, vient le moment où il crève de solitude

Isolé, solitaire, torturé, malade, définitivement malade, le sex addict? Et que penser alors de la Putain, chienne, salope (rabaissement de la femme)? Qu’imaginer à l’autre rayon des «F» : Faire l’amour (coucher, baiser), Fantasme, Fellation, Femme fatale, Fessée, Fiasco (impuissance), Fist fucking, Fleur bleue, Fornication (péché), Frigidité et Frustré (mal baisé). Une lettre de plus et voici Godemiché. Un instrument dont notre dictionnaire de 2011 (Béatrice Childs à la plume) nous rappelle que le Dictionnaire érotique moderne millésimé 1864 faisait de ce membre de cuir ou d’étoffe un substitut au phallus, utilisé par les femmes «libertines ou pusillanimes» dans leurs débauches entre elles.

Sans doute pourrait-on briser là, ne pas pousser au non-achat de ce petit ouvrage en dévoilant trop de son contenu. A ceux qui franchiront le pas on conseillera tout particulièrement l’occurrence Harcèlement sexuel (Philipe Valon) sans oublier Bain de minuit, Devoir conjugal, Orgie, Sécrétions et String. Fellation (Mi-Kyung Yi)? A son endroit le Code romain de la sexualité parlait d’«irrumation»: mettre le phallus dans la bouche d’une femme ou d’une esclave (irrumare), et non sucer. Tacite, évoquant le reproche fait à Néron lorsqu’il cherche à calomnier sa femme en l’accusant d’adultère: «Le vagin d’Octavie est plus propre que ta bouche». Dont acte.

Jean-Yves Nau

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