Économie

A court de solutions politiques pour sortir de la crise

Deux des plus grands spécialistes des marchés et de l'économie mondiale, Nouriel Roubini et Ian Bremmer, considèrent que la situation financière et économique est plus préoccupante aujourd'hui qu'il y a trois ans.

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Les investisseurs nerveux se demandent si les Bourses en chute libre ne sont pas les premiers indices d’une deuxième Grande Récession et si les Etats-Unis, de plus en plus insolvables, et l’Europe affaiblie vont être en mesure d’encaisser le choc. Sommes-nous en train d’assister aux prémices d’une rechute dans la récession («double dip»). L’euro est-il condamné? Et la Chine peut-elle échapper à la tornade? Deux des meilleurs experts des marchés, Nouriel Roubini et Ian Bremmer expliquent comment ils voient la suite des événements à court et moyen terme.

On ne s’étonnera sans doute pas que Roubini, plus connu sous le nom de Dr. Doom considère l’avenir comme «plus inquiétant» qu’il ne l’était ces deux ou trois dernières années – mais les risques systémiques l’inquiètent manifestement moins que l’incapacité totale de politiciens dépassés et de gouvernements affaiblis à les enrayer. «Ils n’ont plus rien dans leur musette», dit-il.

Bremmer est un peu plus optimiste. «Je ne crois pas que nous nous dirigions vers une seconde récession», dit-il. «Mais je pense que tout ceci va ressembler à une récession pour un nombre inquiétant de personnes.» Il s’inquiète surtout de la Chine: alors que l’Europe et les Etats-Unis tentent de ce sortir du pétrin. Pour faire court, la situation économique pourrait se dégrader bien davantage encore, avant de se redresser.

Question: Il est aujourd’hui évident, si cela ne l’était pas auparavant, que les perspectives économiques ne sont pas bonnes. Mais les facteurs systémiques sont-ils si mauvais et quel est le futur à moyen et long terme de l’économie mondiale ?

Nouriel Roubini: Nous faisons actuellement face à un risque sérieux de récession en double dip aux Etats-Unis et dans la plupart des autres économies évoluées. Les derniers chiffres des Etats-Unis, de la croissance du PIB au premier semestre en passant par ceux de la consommation, de l’immobilier et même les chiffres du marché de l’emploi, sont très mauvais. [Les chiffres du chômage] sont meilleurs qu’anticipé car les espérances étaient basses et la baisse du taux de chômage est liée au fait que 200 000 personnes se sont senties à tel point découragées qu’elles ont quitté le marché de l’emploi. Sans cela, le chiffre aurait encore grimpé.

Tout indique que nous sommes déjà en plein ralentissement et que la correction actuelle du marché de 10%, l’effet de richesse et l’augmentation de l’écart de crédit inquiètent encore davantage le monde des affaires, les consommateurs et les investisseurs. Pour ne parler que des Etats-Unis.

Dans la périphérie de la zone euro, cinq pays sont déjà en récession: la Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Italie et l’Espagne. Trois d’entre eux ont perdu l’accès au marché et les probabilités que l’Italie et l’Espagne le perdent également sont élevées. Or l’Italie et l’Espagne sont des «too big to fail», trop gros pour qu’on les laisse sur le bas-côté. L’économie du Royaume-Uni connaît une croissance nulle depuis trois trimestres. Le Japon est en pleine récession en double dipet ne va se remettre sur les rails que grâce à la reconstruction post-Fukushima.

Les indicateurs de long terme suggèrent un ralentissement massif de croissance dans des pays à croissance très forte: Chine, Inde, les marchés émergeants, ou les pays comme l’Australie, en pleine croissance en raison de leurs nombreuses ressources en matières premières. Les perspectives m’apparaissent donc très mauvaises.

Je pense que la principale différence avec autrefois, est le fait que nous manquons de munitions dans le domaine politique. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la zone euro sont en pleine contraction fiscale. Il va être désormais très difficile pour les gouvernements de voler au secours des banques – les gouvernements sont à présent coincés fiscalement. On pourrait faire un peu marcher la planche à billets, mais la Banque centrale européenne ne le fera pas, la Banque d’Angleterre ne le fera pas davantage par crainte de l’inflation et la Fed va sans doute le faire, mais trop peu et trop tard, ce qui n’aura donc guère d’impact. L’an dernier, un assouplissement quantitatif de 600 milliards de dollars, un billion de dollars de réductions d’impôts et de transferts de paiement nous ont donné une croissance de 3 points sur un trimestre. Mais les trois trimestres suivants ont connu une croissance moyenne inférieure à un point.

Comment pouvons-nous en sortir? Nous sommes à court de solutions politiques. Les décideurs n’ont plus de moyens monétaires; ils n’ont plus de moyens fiscaux ; et ils ne peuvent même plus empêcher leur propre système financier de s’écrouler. C’est pourquoi la situation est plus inquiétante qu’il y a un, deux ou trois ans – car nous disposions alors de moyens. Et nous n’avons plus rien dans la musette.

Q: Ian, s’agit-il également d’un problème politique? Cette nouvelle «période d’austérité» exerce-t-elle d’énormes pressions sur les gouvernements? Votre vision de l’avenir est-elle aussi pessimiste que celle de Nouriel?

Ian Bremmer: Le seul point sur lequel je suis sans doute moins pessimiste est que je ne crois pas que nous allons tout droit vers une deuxième récession, si nous la définissons comme une suite de trimestres à croissance négative. Mais je pense que tout ceci va ressembler à une récession pour un nombre inquiétant de personnes. Le degré d’incertitude et de volatilité des marchés sera extrêmement important durant tout ce cycle électoral. Cela cause évidemment du tort au président Obama, mais plus encore au Congrès. L’opinion générale des gens sur les membres du Congrès est la plus basse depuis que le New York Times en tient le décompte, en 1977. C’est extraordinaire. Cela est dû, pour l’essentiel, au fait que la majorité des Américains considère que l’économie des Etats-Unis entre en plein marasme et que manifestement personne ne sait quoi faire pour l’empêcher.

Là où je suis d’accord avec Nouriel, c’est que je pense que l’on manque considérablement de moyens pour engager une véritable politique de redressement. On va sans doute faire à nouveau marcher la planche à billets aux Etats-Unis – je pense que c’est une bonne chose, même si personne ne pouvait l’envisager il y a 6 mois. Mais la vrai question, c’est : comment en sortir? C’est vrai aux Etats-Unis, c’est vrai au Japon et ça l’est tout autant en Europe. Et le grand changement, c’est que, sur le plan politique, ces derniers mois ont été marqués par la croyance, au sein des marchés, que l’accord sur le plafond de la dette, même si tout le monde hystérisait la question, ne serait rien d’autre, pour les démocrates et les républicains qu’une feuille de route – ce n’est qu’après les élections présidentielles de 2012 que l’on s’attaquerait vraiment aux déficits.

Or, nous assistons à deux choses: premièrement, de moins en moins de gens croient qu’un sursaut va se produire aux Etats-Unis. Les gens voulaient croire que, placé le dos au mur, le Congrès allait s’atteler efficacement aux problèmes – ils ont été déçus. Et que de nouvelles agences de notation dégradent ou non la note, nous allons rapidement voir ce que les gros investisseurs – et pas seulement les petits génies de la finance – pensent de l’Amérique. C’est clairement ce qui se profile depuis plusieurs jours.

Il ne s’agit pas seulement de recouvrer quelques paris à court terme. Tout ceci est bien plus structurel. Et se pose la question de la confluence des crises économiques. S’il ne s’agissait que des Etats-Unis, j’aurais tendance à penser que l’Amérique peut supporter quelques trimestres, voire une année, de croissance anémique. Mais alors que nous entrons en période électorale, que les principales économies européennes voient leur écart de crédit grandir et les investisseurs s’en méfier de plus en plus, la probabilité d’une contagion aux marchés américains est forte. C’est ce qui doit nous inquiéter. Structurellement, je pense que le monde est à maints égards bien plus compliqué qu’il ne l’était il y a quelques années.

Q: Dans quel domaine devons-nous agir en premier?

NR: Premièrement, une croissance anémique, en dessous de la norme – un rétablissement en «U» - est ce que nous pouvons espérer de mieux, car cette récession a été provoquée par une crise financière liée à un trop fort endettement, dans le secteur privé puis dans le secteur public. Mes propres travaux, sur l’Amérique et ailleurs, indiquent que lorsque l’on connaît une récession de ce type, la croissance est, dans le meilleur des cas, anémique pour de nombreuses années, en raison du douloureux processus de désendettement. Il faut dépenser moins dans les secteurs privé et public pour économiser, ou déstabiliser pour réduire la dette et augmenter le ratio d’endettement. Cela prend plusieurs années. Le désendettement de l’Etat en est à ses débuts et le taux d’endettement de nombreuses institutions financières est très élevé.

Le mieux que nous puissions faire est d’éviter une récession en double dip, mais de nombreux autres risques pointent le bout de leur nez: la hausse du prix des matières premières, le tarif du pétrole du Moyen-Orient qui augmente le risque géostratégique et le prix de l’essence à la pompe, le tremblement de terre au Japon, qui a globalement ralenti la croissance, de nouvelles inquiétudes concernant certains pays de la zone euro, et maintenant des inquiétudes sur l’étendue du déficit américain et le combat de chiffonniers auquel nous avons assisté qui a failli provoquer la chute du gouvernement et le défaut de paiement du Trésor.

Les chocs s’enchaînent donc. Un jour, le problème vient de la Grèce, le lendemain des Etats-Unis, le surlendemain de la crainte de voir l’Italie ou l’Espagne perdre leur accès aux marchés financiers, puis c’est à nouveau l’Irlande et le Portugal, ou bien le Royaume-Uni, quand ce n’est pas le Japon. Les problèmes des dettes privées ou publiques – dans le domaine immobilier, dans le système financier ou au sein de gouvernements centraux ou locaux – sont des sources répétées de chocs systémiques, de frilosité ou d’inquiétudes sur les marchés.

Ces problèmes ne seront pas résolus de sitôt, car ces histoires de dettes ne peuvent se résoudre que lentement et sur plusieurs années. Le mois prochain, la semaine prochaine, ou au prochain trimestre, nous risquons donc de voir un nouveau secteur de l’économie ou un nouveau pays connaître des problèmes. Et tout ceci aura un effet négatif sur les marchés – or une correction des marchés, susceptible de provoquer une nouvelle récession, est la dernière chose souhaitable.

On pourrait donc assister à une sorte de cercle vicieux entre l’économie réelle, la baisse du prix des actifs, et la dette tant souveraine que privée – risquant de provoquer de nouvelles corrections des marchés, avec des effets plus négatifs encore pour l’économie réelle.

Nous pourrions en revenir au cercle de chute des prix des actifs, d’augmentation de l’écart de crédit et de ralentissement de l’activité économique, que nous avons connu en 2007-2009.

Q: Ian, vous voyez également l’économie en revenir à ces mauvais jours?

IB: Ce qui m’inquiète, c’est que le climat politique mondial est bien moins propice pour résoudre les chocs qu’il ne l’était en 2008 lorsque les Etats-Unis et Lehman Brothers étaient en crise. C’était la panique au G-20 et ailleurs, mais au moins, chacun se concentrait sur un point précis: comment faire pour empêcher un effondrement complet du système financier. Gillian Tett, dans le Financial Times, a écrit un peu vite que la situation actuelle lui rappelle 2008, qu’elle est très similaire. Je pense qu’elle est très différente.

Je ne pense pas que le choc puisse être aussi grand. Il n’est pas question d’une possible implosion subite des marchés financiers à l’échelle du globe. Mais la capacité financière de réponse à la crise est absente; nous n’avons pas les mêmes priorités. Tout ceci va à l’encontre d’un rééquilibrage global et les pays qui connaissent un fort taux de croissance font également partie des plus importants créanciers des Etats-Unis et de l’Europe, notamment la Chine. Et je pense qu’en 2008, ils se sont dit:  «Oh mon dieu, et que va-t-il se passer si les Etats-Unis se cassent la figure? Il faut faire tout notre possible pour consolider le système au plus vite.»

Aujourd’hui, les Chinois sont dans une logique de long terme – nous devons nous éloigner des Etats-Unis, nous devons nous séparer d’eux. Si les Etats-Unis et l’Europe ne parviennent pas à remettre rapidement de l’ordre dans leurs économies respectives, les implications structurelles sont bien plus dangereuses sur le long terme qu’en 2008, même si la crise de 2008 présentait le risque d’une catastrophe bien plus grande sur le court terme que la crise actuelle.

Souvenez-vous qu’en 2008, le pays a connu la plus grande crise économique depuis la crise de 1929 et que nous avons frôlé la dépression. Nous sommes un cran en dessus d’une crise d’une telle magnitude et peut-être même deux crans en dessous. Mais sur le plan structurel, un plus grand danger pourrait peser sur nous, dépendant de la relative autonomie, de la clairvoyance ou de la volonté de chacun des acteurs à penser stratégiquement.

Je suis d’accord avec ce sur quoi Nouriel insiste: le fait que nous n’avons plus beaucoup de munitions dans notre besace. Un ou plusieurs des acteurs du monde développé doivent proposer une solution crédible afin que les marchés puissent se rassurer et se dire qu’à long terme, nous verrons revenir une croissance forte et durable. Le gouvernement américain s’en est montré incapable; aucun des pays périphériques de la zone euro non plus. Seuls les Allemands en sont capables, mais ils ne sont pas la cause de la crise. Et les Japonais ne font pas montre d’une quelconque capacité en ce domaine. Le problème est donc bien plus étendu et bien plus systémique cette fois, même s’il n’atteint pas le même degré de gravité.

Q: Ou sont donc les grands sages de l’économie cette fois ci? Lors de la dernière crise, Larry Summers, Ben Bernanke et Tim Geithner étaient là. Nous avions au moins le sentiment que quelques mandarins de l’économie tentaient de nous indiquer la sortie. Où sont-ils?

IB: Je considère que Olli Rehn (Commissaire européen aux affaires économiques et monétaires) fait plutôt bonne figure et devrait être une source d’inspiration, dans le sens où il fait tout ce qui est en son pouvoir. Et pourtant son seul message est : «dans le meilleur des cas, les Européens vont s’en sortir.» Je ne sais pas ce que Nouriel pense des perspectives américaines, mais cette phrase me semble résumer notre situation politique actuelle.

NR: Et bien, il peut y avoir, ça et là des individus pourvus d’un charisme certain… mais je pense que le problème fondamental n’est pas un problème de personnes. Le point commun de nombreux pays avancés économiquement c’est la faiblesse de leurs gouvernements. Aux Etats-Unis, le gouvernement est divisé. Deux partis: un qui veut augmenter les impôts; un autre qui veut réduire les dépenses. Dans les pays périphériques de la zone Euro, des gouvernements en difficulté ont fini par provoquer la perte de l’accès au marché. En Italie, c’est ce clown de Berlusconi qui est aux commandes. Au Royaume-Uni, nous avons une coalition fragile qui pourrait bien se fissurer. Au Japon, six Premiers ministres se sont succédés en cinq ans – c’est pire que l’Italie des années 1960 et 1970 en terme d’instabilité politique! Même en Allemagne, où la croissance est forte, Angela Merkel n’est pas particulièrement populaire au sein de son propre parti, sans parler de son opposition.

Je pense que le problème fondamental est qu’il est temps de prendre des décisions radicales – austérité fiscale renforcée, réformes structurelles, ce qui implique que les gouvernements n’aient pas les yeux fixés sur le calendrier électoral. Et la situation actuelle ne le permet pas, avec une croissance anémique, un taux de chômage élevé et un désendettement douloureux. Les gouvernements n’ont pas l’assise nécessaire pour faire les choses correctement, ni sur le plan national, ni par le biais d’une coopération internationale. Il peut donc y avoir, ici ou là, des personnes compétentes, mais fondamentalement, ce problème d’économie politique auquel les économies avancées font face demeure insoluble.

Q: La Chine est-elle un problème? Vous dites que la croissance devrait y ralentir un peu, mais la question monétaire en est-elle la cause fondamentale?

IB: Regardez ce qu’ont fait les Chinois avec leur monnaie ces dernières années: ils l’ont renforcé, à leur propre rythme, en gardant à l’esprit le risque de l’inflation et sous l’impulsion de groupes de pressions différents, mus par des intérêts également différents en matière de croissance ou d’emploi.

Je pense que la Chine est un problème, car elle sait mieux que personne que les cycles électoraux courts en vigueur en Occident sont susceptibles d’empêcher la mise en place de politique de long terme, seules efficaces pour obtenir et maintenir un rythme de croissance soutenu. Si vous étiez les Chinois, vous ne croiriez pas à la pérennité du dollar comme monnaie de réserve mondiale. Même si vous vous étiez inquiété en 2008-2009 à propos de l’attitude des Américains à l’égard de la transition chinoise vers un rééquilibrage interne, tel n’est plus le cas aujourd’hui. Vous comprenez qu’il va vous falloir effectuer un rééquilibrage domestique rapide.

Je pense que le processus de prise de décisions économiques des Chinois va devoir s’accélérer tant en terme de qualité de production qu’en termes d’augmentation de la consommation interne. Ceci ne peut qu’avoir un impact domestique fort et mettre par conséquent l’économie chinoise en danger. Je ne crois pas, malgré cela, qu’il faille s’en inquiéter et je suis sans doute plus optimiste que Nouriel sur les deux prochaines années.

Mais ce qui compte, de mon point de vue, est que la politique économique chinoise, qui se fondait jusqu’ici sur un partenariat gagnant-gagnant au sein d’une structure économique interconnectée avec les Etats-Unis, tend à s’éroder rapidement. Le dernier point sur lequel je souhaite insister est que personne n’a plus d’intérêt que la Chine à ce que l’euro se maintienne, comme rempart contre le dollar. Si vous regardez ce qui est arrivé récemment au franc suisse, vous constatez que les Chinois n’ont guère plus que l’euro comme valeur refuge et qu’il doit rester fort – si l’euro venait à s’effondrer, je pense qu’il faudrait se pencher avec beaucoup d’attention sur les relations entre la Chine et l’Allemagne.

Q: Nouriel, que pensez-vous du futur de la zone euro. Est-elle condamnée ?

NR: Avant d’en parler, je voudrais dire que je pense que la Chine fait partie du problème: elle ne consent qu’à une lente montée du Yuan, en intervenant de manière agressive. Si le Yuan est en train d’éclipser le dollar, toutes les monnaies des pays émergents, en Asie comme en Amérique Latine, sont plus fortes que le Yuan; la réévaluation des monnaies sous-évaluées – dans des pays disposant d’importants surplus en comptes courants, des pays disposant de monnaie-marchandise – elle ne va pas assez vite. Les pays grandement déficitaires vont voir leur demande intérieure baisser en raison du désendettement du secteur public et doivent donc augmenter leurs exportations, ce qui impliquera une baisse du dollar par rapport aux monnaies de ces pays.

Ces pays qui tendaient à faire des économies doivent donc consommer davantage et laisser leur monnaie monter. Mais la Chine n’a pas répondu à la baisse de ses exportations en augmentant sa consommation – qui représente aujourd’hui 33% de son PIB – mais en faisant passer les investissements de 40 à 50% du PIB. En 2013, la Chine va connaître un atterrissage difficile – car aucun pays n’est assez productif pour investir la moitié de son PIB annuel en capital-actions. Ce n’est pas demain que la chute massive des prêts non-performants (NPL), le problème de la dette publique (la dette publique chinoise représente à présent 80% du PNB) et une surcapacité productive risque fort de transformer ce boom des investissements en faillite générale.

En ce qui concerne la zone euro, je dirais qu’is vont bien sûr s’attaquer aux dettes publiques et privées. En Grèce, pour commencer, puis en Irlande et au Portugal et, si l’Italie et l’Espagne venaient à perdre leur accès aux marchés (ce qui est probable d’après moi), il n’y aura pas assez d’argent – avec un déficit triplé – pour sauver l’Italie et l’Espagne. Deuxièmement, lorsque vous vous attaquez aux dettes publiques et privées afin de les réduire, la croissance économique n’est pas au rendez-vous, à moins de gains en productivité. Et à moins que l’euro n’en revienne à une parité avec le dollar, ce  qui est peu probable, ou à moins de faire face à une douloureuse déflation, cela ne risque pas d’arriver et accentuera encore l’effet de récession. Puisque vous ne pouvez régler vos problèmes de compétitivité et ne pouvez pas davantage effectuer de dévaluation unilatérale, la seule option qui vous reste est de quitter l’union monétaire. Je pense qu’à l’horizon des prochains trois à cinq ans, les pays les plus faibles de la zone euro, à commencer par la Grèce et le Portugal, risquent de se rendre compte que les risques de rester dans l’union sont plus grands que les bénéfices.

Or, la solution qui se profile au sein de la zone euro n’est pas un équilibre stable: c’est un déséquilibre instable. Repousser les décisions, passer de la dette privée à la dette publique puis à la dette supranationale, en continuant d’injecter de l’argent dans un système en faillite, ça ne marchera pas. L’Union européenne pourrait faire de grands pas en direction d’une plus grande union politique, économique et fiscale, vers l’intégration; mais je n’y crois pas car les conditions posées par l’Allemagne pour accepter une union fiscale signifient un abandon complet de souveraineté fiscale des pays périphériques. Si rien de tel ne se produit, l’autre porte de sortie de cette situation de déséquilibre est une restructuration, ordonnée ou désordonnée et, pour finir, une explosion de la zone euro. Je pense que ce scénario est probable.

Q: Ian, pensez vous qu’un scénario d’éclatement soit possible en Europe?

IB: Tout d’abord, pour ce qui concerne l’Europe, je suis généralement plus optimiste, essentiellement parce que mon point de vue initial est différent. Sur le plan économique, tout ce qui vient d’être dit est hélas exact, mais politiquement, les acteurs de la zone euro sont solides – les chefs d’Etat européens et les patrons des grandes industries ont fermement réaffirmé à travers tout le continent l’importance de protéger la monnaie unique, ainsi que la solidité des institutions européennes

Il faut le dire: les institutions européennes, que ce soit la BCE (Banque Centrale Européenne), la Commission et le Parlement, sont bien plus solides qu’il y a cinq, dix ou vingt ans. Tout le monde souhaite que l’Europe se renforce. Il est vrai que ces Etats périphériques risquent de payer au prix fort la perte de souveraineté qu’implique une politique fiscale coordonnée, bien plus que la perte de souveraineté qu’impliquaient les conditions de stabilité nécessaire à la mise en place de l’euro.

Même si l’équilibre actuel n’est pas tenable, je pense que la sortie de crise provoquera des restrictions –douces pour commencer, puis plus dures– qui finiront par aboutir à une union fiscale renforcée et fera perdre à ces pays une part importante de leur souveraineté. C’est déjà sensible à travers les plans d’austérité actuellement en cours en Espagne, en Grèce et au Portugal, dont certains sont très durs et signent un très net abandon de souveraineté en matière fiscale. Elle n’est sans doute pas nécessaire sur le plan légal, mais les marchés l’exigent. Il serait sans doute indispensable pour les Allemands, les Français et les Institutions européennes d’éviter toute sortie d’un Etat membre de la zone.

Je pense que ce processus est déjà enclenché. Certes, tout ceci se fait dans la pagaille et assez salement. Du point de vue politique, je pense qu’une poursuite de ce processus est plus probable qu’une rupture. Cette année est vraiment l’année des manœuvres dilatoires: les Européens sont dans cette logique, le Japon aussi et les Américains également. Et le plus grand danger (mais à mon avis pas pour 2013-2014 mais pour plus tard) c’est que les Chinois ne sont même pas dans la manœuvre dilatoire: ils s’en fichent comme de l’an quarante.

Ils ont pourtant du pain sur la planche. Ils disposent des structures économiques requises, d’un gouvernement apte à prendre de grandes décisions politiques  et économiques, et bien plus drastiques encore que celles que doivent actuellement prendre l’Espagne ou la Grèce, le Portugal ou l’Italie et, pourtant, ils sont à maints égards les moins prêts à les mettre en œuvre. Et ils ne font que repousser la date de ces prises de décisions alors que l’économie mondiale exige de la Chine qu’elle s’implique bien plus. C’est pourquoi, si la Chine semble aujourd’hui dans une position favorable pour l’année en cours et même pour les années qui viennent, son attitude pourrait finir par nous causer d’immenses dommages et je pense que nous devrions y prêter une très grande attention.

Benjamin Pauker

Traduit par Antoine Bourguilleau

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