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Il n'y a pas torture (puisqu'on peut s'en remettre)

L'Amérique peut-elle et doit-elle oublier les tortures légalisées sous la présidence de Bush?

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Un poison cynique a été, semble-t-il, additionné aux quatre notes internes du ministère américain de la Justice qui viennent d'être publiées. C'est la logique du prompt rétablissement: onze jours de privation de sommeil, ce n'est pas de la torture illégale tant que le prisonnier peut rattraper ses heures de sommeil ultérieurement.

Un assistant de l'attorney général [l'équivalent du ministre de la Justice] de l'époque, Jay Bybee, avait écrit: «les effets de la privation de sommeil s'estompent généralement après une ou deux nuits de sommeil ininterrompu.» Dans le même mémo, on apprend que la simulation de noyade («waterboarding») n'est pas illégale parce qu'elle ne dure qu'entre 20 et 40 secondes et que, par conséquent, «le moment où on verse de l'eau sur la tête du suspect n'est qu'un procédé stressant contrôlé, sans période prolongée qui fasse souffrir.» De la même façon, la technique du mur, dite «walling» (qui consiste à pousser violemment les détenus contre un mur), ne relève pas non plus de la torture, puisque «la tête et le cou sont soutenus par une capuche ou une serviette enroulée qui fait office de minerve pour éviter un coup du lapin».

En somme, les arguments de ces mémos consistent à dire qu'il n'y a pas torture tant qu'on s'en remet.

C'est exactement la logique sur laquelle s'appuie l'annonce du président Obama du jeudi 16 avril. Un message qui a accompagné la publication de ces notes internes de l'administration Bush: Il faut avancer maintenant. La douleur est derrière nous:

«L'heure est à la réflexion et non pas au châtiment. Je respecte les points de vue très fermes et les émotions profondes que suscitent ces questions. Nous avons traversé un sombre et douloureux chapitre de notre histoire. Mais de grands défis nous attendent et il ne faut pas diviser le pays. On ne gagnera rien à consacrer notre temps et notre énergie à formuler des griefs à propos du passé. La grandeur de la nation américaine réside dans sa faculté de se remettre sur le droit chemin en accord avec ses valeurs fondamentales, et d'aller de l'avant en toute confiance.»

La torture, un «procédé stressant contrôlé»

Le président Obama estime que dans la mesure où la torture a cessé, que les mémos qui viennent d'être publiés ne sont plus applicables et que le service juridique qui les a rédigés est actuellement «en réparation», la nation n'a pas subi de tort durable. Pour reprendre le langage de Jay Bybee, notre brève incursion dans la torture illégale n'était un «procédé stressant contrôlé». Il s'en est remis. A nous de nous en remettre aussi.

On a beaucoup écrit sur le sophisme de l'assertion que les crimes du passé doivent rester enterrés dans le passé. Après le discours de Barack Obama, Keith Olbermann a adressé cette mise en garde convaincante:

«Ce pays n'est jamais allé de l'avant "en toute confiance" sans s'être racheté au préalable de ses erreurs passées. De fait, toutes les tentatives de tracer une ligne dans le sable et de décréter que le passé est enterré n'ont servi qu'à perpétuer le passé et souvent à le faire revivre de plus belle.»

La note de Jay Bybee, qui date d'août 2002 et les notes signées par Steven Bradbury en 2005 sont un cahier des charges qui invitent au non-respect des lois. Avec leurs arguties juridiques froides et le langage servile qui consiste à donner ce qu'on veut, ces mémos sont un mode d'emploi pour que le gouvernement puisse enfreindre secrètement la loi. Ils ont par ailleurs servi de base à tous les avocats ayant pour consigne de violer le droit.

Quand le gouvernement viole le droit en toute impunité

En fait, les trois mémos signés de la main de Steven Bradbury - qui autorisaient de nouveau le régime de torture que son prédécesseur, Jack Goldsmith, avait interdit en 2004 pour cause de «raisonnement sans rigueur» et d'«erreurs juridiques» - montre précisément ce qu'il se passe quand la violation du droit par un gouvernement reste sans conséquence: la tentation de continuer à ignorer le droit est irrésistible.

Quand Obama promet à «ceux qui ont exercé leurs fonctions en suivant de bonne foi les conseils juridiques du ministère de la Justice [qu'ils] ne seront pas passibles de poursuites judiciaires», c'est suffisamment ambigu pour donner lieu à des interprétations particulièrement divergentes. Le journaliste Andrew Cohen, de CBS News, comprend les choses ainsi: l'administration Obama «ne se contentera pas de ne pas poursuivre ceux qui ont commis des délits sous Bush, elle les protègera contre des poursuites ou une enquête du Congrès». De son côté, Jameel Jaffer, de l'organisation American Civil Liberties Union, demande qu'on fasse appel à un procureur spécial. Le sénateur du Vermont Patrick Leahy a réitéré son appel à l'institution d'une commission d'enquête non partisane.

Quant au sénateur du Wisconsin Russ Feingold, il ne pense pas que l'annonce d'Obama exclue des poursuites. Après le discours du président américain, il avait déclaré: «Tel que je la comprends, la décision [d'Obama] ne veut pas dire que ceux qui livrés à des actes que le ministère [de la Justice] n'avait pas approuvés, ceux qui ont fourni des conseils juridiques inappropriés ou ceux qui ont autorisé ces actes ne pourront pas être poursuivis». En ce moment, le Bureau de la responsabilité professionnelle du ministère de la Justice passe en revue la nature des conseils juridiques prodigués par Bybee, Bradbury et leur confrère John Yoo, du service juridique.

Ironie, irresponsabilité, immunité

Il faut tout de même noter l'ironie de cette affaire. Ces avocats ne risquent rien parce ce ne sont pas eux qui ont asséné des gifles humiliantes. En effet, le jour même de l'annonce d'Obama, le procureur général espagnol, Candido Conde Pumpido, a déconseillé de poursuivre les six concepteurs présumés du programme de torture de la CIA sous Bush, parce que les responsables mis en cause n'ont pas eux-mêmes pratiqué la torture. «Si on intente des actions pour sanctionner le crime de maltraitance sur les prisonniers de guerre, la plainte doit viser les auteurs du crime», a-t-il déclaré.

D'une part, on a pratiquement accordé l'immunité à ceux qui ont participé aux actes de torture, car ils croyaient suivre tout bêtement des conseils juridiques. D'autre part, les experts s'accordent à dire qu'il est presque impossible de poursuivre au pénal les avocats qui n'ont fait que proposer leurs conseils. Ce cercle vicieux pousse la non-responsabilité à son comble!

Pour autant, le président Obama a-t-il raison de dire que l'Amérique a eu le temps de digérer cet épisode et de se remettre de ses blessures? Peut-on simplement balayer d'un revers de main l'ignoble image de violence et de cruauté qui ressort dans ces mémos du service juridique et du rapport de 43 pages du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) sur lequel Mark Danner a attiré l'attention le mois dernier? La décision de brutaliser des prisonniers était-elle une forme de démence passagère qui, comme l'a expliqué le 16 avril le directeur du renseignement américain, Dennis C. Blair, est justifiable au regard du «contexte des événements passés» et de «l'horreur associée aux attentats du 11 septembre»? Est-il acceptable que des avocats et du personnel médical du gouvernement ainsi que des fonctionnaires très haut placés collaborent pour rendre légale la simulation de noyade et permettent son utilisation la prochaine fois que le «contexte» et «l'horreur» nous feront collectivement perdre la tête?

Obama revêt le pardon et l'oubli

Les nouvelles notes internes et le rapport du CICR minimisent les atrocités et les humiliations qui ont eu lieu à la prison d'Abou Ghraib. Pourtant, en 2004, quand les sévices infligés aux prisonniers ont été révélés au grand jour, ce ne sont pas seulement les gauchistes haineux, ennemis de l'Amérique, qui ont été horrifiés. Nous l'avons tous été. Que s'est-il passé ces cinq dernières années pour que ce qui nous a donné la nausée soit devenu un débat partisan?

Le président Obama revêt le pardon et l'oubli d'un caractère terriblement émouvant: l'Amérique est dans la tourmente économique. Les jours et les semaines qui ont suivi le 11 septembre ont été extrêmement angoissants. Il faut que les responsables du renseignement puissent protéger les Américains sans avoir à regarder derrière eux. On ne doit pas punir des gens bien sous prétexte qu'ils ont reçu des mauvais conseils. Tout cela, c'est du passé.

Mais au fond, le confort à court terme de dire qu'on s'en est remis vaut-il le prix à payer à long terme pour être devenus des tortionnaires, et s'en être cavalièrement remis? Parce que le véritable risque, si on arrive à se remettre de pareilles ignominies, c'est qu'elles se reproduisent.

Article de Dahlia Lithwick, paru sur Slate.com, traduit par Micha Cziffra

(Photo: REUTERS/Kevin Lamarque. Un manifestant devant le Département de la Justice, à Washington, après une simulation de waterboarding, novembre 2007.)

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