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Crise sociale: «l’été israélien»

Depuis plusieurs semaines, les «insurgés israéliens» campent dans les grandes villes du pays. Le gouvernement fait face à un vaste mouvement social contre la vie chère. Oublié l’idéal égalitaire qui a fondé le pays, aujourd’hui les Israéliens réclament plus de justice sociale.

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«Le peuple veut plus de justice sociale.» Depuis plusieurs semaines, la jeunesse israélienne n’a que ce slogan à la bouche. La contestation sociale grogne en Israël et la classe moyenne en a marre. Marre de suffoquer sous la cherté de la vie. Alors à l'instar de leurs compatriotes espagnols, les «indignés israéliens» ont planté leur tente dans les plus grands villes du pays. Samedi 30 juillet, ils étaient entre 80 et 120 000 à être descendus dans la rue. Une protestation sociale sans précédent.

Tout a commencé au mois de juin avec la guerre du «cottage». Ce fromage blanc, produit de base de l'alimentation israélienne, a fait la une des journaux. Trop cher pour le consommateur, la pression a été telle que le gouvernement a demandé aux producteurs de lait de baisser leur prix. Puis, la grogne s'est faite contre le prix exorbitant de l'essence: 30% plus cher en Israël qu'en Europe. Il y a trois semaines, des jeunes ont lancé un appel sur facebook contre le prix élevé de l'habitat et la crise du logement. Depuis, le mouvement a révélé un véritable malaise au sein de la société car tout coûte plus cher en Israël que dans les pays occidentaux. Les manifestants dénoncent un faible pouvoir d'achat, des revenus modestes, des inégalités sociales et la passivité du gouvernement. 

Un ras-le-bol général

Si les étudiants sont à l'origine de cette mobilisation, elle touche désormais l'ensemble de la classe moyenne: jeunes et anciens, laïcs et religieux (sauf les ultra-orthodoxes), droite, centre et gauche. Même les résidents Arabes israéliens se sont joints au mouvement. Une «marche des poussettes» a même été organisée dans plusieurs grandes villes du pays par les jardinières d'enfants et jeunes parents pour dénoncer le coût élevé des frais destinés aux crèches et à l'éducation des enfants. «Mon mari et moi gagnons environ 10.000 shekels (2.000 euros) par mois à nous deux, témoigne Tania, 30 ans et mère de deux enfants à Jérusalem. De ça, vous enlevez 4.000 shekel pour le loyer, 4.500 shekel pour les frais d'éducation des enfants, 1.500 shekel pour la seule voiture que nous possédons, qu'est-ce qui nous reste? Rien. Alors, mes parents continuent à m'aider financièrement, et j'ai pourtant 32 ans.» La centrale syndicale nationale, la Histadrout, s’est jointe aux protestataires et exhorte le gouvernement à mettre en place des négociations, afin de résoudre la crise du logement.

Mais les premiers dans la rue sont les médecins. Le personnel de santé du secteur public est en grève depuis plus de trois mois. En ligne de mire: le manque de médecins dans le système public et les faibles salaires. «Nous gagnons entre 4000 et 5000 shekel par mois (soit entre 900 et 1000 euros), déplore Yaëlle, médecin. Nous travaillons entre 8 à 12 heures par jour, parfois dans trois endroits différents. Nos salaires ne valent pas la charge de travail et ils sont trop bas par rapport au coût de la vie.»

En Israël: tout est plus cher

Alors Israël serait-il en pleine révolution sociale? Selon une étude du quotidien Globes, les Israéliens dépensent chaque mois deux à trois fois plus que les habitants des pays développés, alors que les revenus sont plus bas. Le salaire mensuel moyen est d'environ 5560 shekels (1111 euros), selon des chiffres de l'OCDE, et le salaire minimum vient d'être réévalué à 4100 shekel (820 euros). Voici quelques chiffres qui laissent deviner le malaise social. Les télécommunications, les transports, ou encore l'essence sont beaucoup plus chers en Israël que dans d'autres pays. Même des chaînes comme l'Américain Gap ou le Suédois H&M vendent 15 à 30% plus chers en Israël qu'ailleurs, d'après un article publié dans le quotidien Le Jérusalem Post. Ces dernières années, tout a augmenté: le pain de 10%, l’essence de 13%, l’eau de 134%, les logements, les transports et les impôts indirects tandis que les salaires stagnent. En un an, les prix des logements ont bondi de 32% à Tel-Aviv et de 17% à Jérusalem. A tel point qu'il est difficile pour les étudiants de se loger et quasi-impossible pour les jeunes couples d'acheter un bien immobilier. Résultat: une fois toutes les factures payées à la fin du mois, il ne reste pratiquement plus rien aux ménages pour vivre...

Pour la jeunesse israélienne, le prix à payer aujourd’hui est trop fort. Les garçons consacrent trois ans de leur vie (deux pour les filles) à l'armée, des années sacrifiées pour la nation. Et que leur apporte l'Etat en échange? Rien, d'après de nombreux jeunes. Même pour étudier, il doivent casser leur tirelire (l'inscription à l'université coûte au minimum presque 2000 euros). Certains pensent même à quitter Israël pendant quelques années «pour se faire de l'argent», avant de revenir au pays.

Une économie paradoxalement en plein boom

Pourtant, les résultats économiques d’Israël pourraient faire pâlir d’envie de nombreux pays: une croissance de 5% pour 2011, un excédent commercial considérable et le taux de chômage le plus bas depuis vingt ans (environ 6%). Cette bonne santé économique d'Israël s'explique en partie par l'industrie high-tech qui engendre des bénéfices considérables et tirent les chiffres de l'économie vers le haut. Mais elle laisse derrière elle toute une population qui tire la langue. «Il s'agit d'une fissure du bouclier technologique israélien, résume Daniel Rouach, économiste. L'impressionnante industrie high tech a négligé tout un pan d'Israël. Dès lors, l'écart entre les riches et la classe moyenne s'est creusé.»  Les richesses du pays sont concentrées entre les mains d'une classe très riche, composée seulement d'une quinzaine de grandes familles. D'après les manifestants, une dizaine de grands groupes détiendraient 80% du marché des actions et seraient les seuls à bénéficier des fruits de la croissance économique. Résultat, les riches s'enrichissent et les pauvres sont de plus en plus nombreux. La pauvreté ne concerne plus seulement les religieux orthodoxes et les Arabes israéliens, mais aussi les jeunes et la classe moyenne.  

Soixante trois ans après la création de l'Etat d'Israël, on est loin du modèle des pionniers. Où est donc passé le modèle socialiste et égalitaire sur lequel ont été créés les kibboutz, fondement de l'Etat juif? Comme l'explique Emmanuel Faux dans son livre «Le nouvel Israël: un pays en quête de repères», les kibboutzim agricoles sont progressivement devenus industriels depuis les années 1970, afin de s’adapter au marché. Mais aujourd'hui, pas un n'a survécu à la machine capitaliste. L’économie israélienne est devenue ultra-libérale. Le capitalisme a ainsi supplanté l'idéal sioniste, fondé sur les valeurs de la justice et de l'égalité. «Israël a laissé les forces du marché l’exploiter à leur manière, analyse Daniel Rouach, économiste. Par exemple, un seul grand groupe détient le marché du ciment en Israël, ce qui est impensable en Europe. Chaque tentative de réformer le système a échoué. Le pouvoir économique fait pression sur le pouvoir politique. La corruption est généralisée et a pourri tout le système. La richesse extérieure affichée dégoûte ceux qui travaillent d'arrache-pied et n'arrivent même pas à vivre convenablement.»

Un «été israélien»?

Selon un sondage publié le 26 juillet dernier par le journal Haaretz, 87% des Israéliens soutiennent le mouvement de protestation et 54% se disent «mécontents» de la gestion de cette crise par le Premier ministre israélien. La popularité de Benyamin Netanyahou est en chute libre dans les sondages. Du coup, le chef de l'Etat a annoncé un plan d'urgence, mais jugé insuffisant par les manifestants. Le gouvernement semble dans une impasse. Le budget 2012 a déjà été voté. Il faudrait une nouvelle loi de finances 2012 qui tiendrait compte des revendications sociales. De son côté, le gouvernement accuse la gauche de manipuler le mouvement social. A travers la contestation, la gauche israélienne chercherait à remonter dans les sondages et à faire tomber Benyamin Netanyahou. Si c’est bien le Premier ministre israélien qui est pointé du doigt par les manifestants, il serait plus juste d’incriminer les précédents gouvernements qui ont laissé s’installer les monopoles sur le marché, plutôt que de rejeter la faute de l’asphyxie sociale sur un seul homme.

Un rapport qui vient d’être publié par le Centre d'Informations et de Recherches de la Knesset sur la situation du logement accuse l’Etat. Voici sa conclusion: «le gouvernement n’a pas de vision à long-terme». Au cours des dernières années, les décisions et les mesures prises par les divers gouvernements n'ont pas été en accord avec les objectifs fixés. Le texte critique également la non-intervention de l'Etat sur le marché de l'immobilier. Les gouvernements israéliens successifs se sont désintéressés du marché immobilier, ce qui au passage a permis à l'Etat de s'enrichir. D'après ce rapport, «la montée des prix des deux dernières années a entraîné une forte augmentation des revenus de l'Etat provenant des taxes foncières».

Les médias arabes parlent d'un «été israélien», en référence au printemps arabe. Certains manifestants israéliens comparent même Benyamin Netanyahou à Ben Ali ou encore Hosni Moubarak. Sauf qu'ici, les revendications sont uniquement sociales et Israël n'est ni un régime autoritaire, ni une dictature. Reste à savoir si comme en Tunisie et en Egypte, la rue fera plier le gouvernement.

Kristell Bernaud

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