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Certains objets font de la figuration. D’autres, intégrés à la narration, caractérisent les personnages, dynamisent le rythme ou infléchissent le scénario. Petit tour d’horizon de ces «machins» du quotidien qui, au fil de scènes cultes, ont marqué nos imaginaires. Aujourd'hui, le parapluie.
Sous la pluie ou le soleil, les réalisateurs ont rivalisé d’inventivité pour inclure dans les mains des héros un accessoire banal mais dont l’usage ne l’est jamais: le parapluie. Au cinéma, comme ailleurs, il arrive qu’il pleuve. Ceci pourrait justifier la présence d’un pépin, mais que nenni! Bravant les éléments, les héros préfèrent souvent garder ce faire-valoir à la main, qu’il serve une gestuelle chorégraphiée, la caractérisation d’un personnage hors du commun ou encore qu’il oriente habilement le récit. Qu’on se le dise, sortez couvert!
Il pleut, il pleut bergère...
Symbole d’une élégance désuète, le parapluie fut longtemps l’accessoire dont on ne se séparait pas même si la météo n’était guère menaçante. Objet bourgeois par excellence, il concurrence la canne des dandys et devient un élément de mode et de distinction. Allongeant la silhouette, amplifiant la gestuelle, il est naturel qu’il devienne dans les années 1950 l’objet indispensable du genre cinématographique alors en vogue: la comédie musicale.
Extension du bras du danseur, il permet des figures et des mouvements purement cinégéniques. Le monument Chantons sous la pluie (Singin’ in the Rain, 1952) le place d’ailleurs au centre de la mythique scène de Gene Kelly. Heureux d’avoir échangé un baiser avec sa bien-aimée, le héros retrouve une candeur toute enfantine. Image du monde des adultes, pragmatique (se protéger de la pluie pour ne pas abîmer ses vêtements), le pépin abandonné souligne un renoncement au rationnel. Comme les gamins, Gene Kelly, flottant sur son petit nuage, oublie les contingences matérielles pour sauter dans les flaques d’eau, tendre son visage à la pluie et surtout fermer son parapluie. Dès lors, l’objet acquiert un autre usage. Il sert la chorégraphie, bat la mesure et semble prendre les traits d’une partenaire avec qui Gene Kelly virevolte dans une rue inondée.
Prédisposant à une certaine intimité (se coller à deux dessous oblige à un collé-serré), le parapluie incarne à merveille un romantisme suranné, un peu fleur bleue. Quand Jacques Demy réalise Les Parapluies de Cherbourg en 1964, il ne caste pas par hasard le pépin. De cette histoire d’amour contrariée, le générique de début raconte tout, à travers un ballet de parapluies en plongée. La passion (un pépin rouge), la trahison (un jaune), la mort (un noir), le code couleur adopté par le réalisateur résume en un plan séquence tous les enjeux dramatiques, tous les sentiments mis en scène, bref une leçon de cinéma en deux minutes.
Mais le parapluie ne se retrouve pas que dans les comédies musicales. Les comédies tout court ont bien compris qu’entre les mains d’un clown, il peut devenir l’arme ultime. Dans Le Coup du parapluie (Gérard Oury, 1980), Grégoire Lecomte (Pierre Richard), acteur de pub, croit décrocher le contrat de sa vie pour un long-métrage.
Quiproquo absolu, il devient sans le savoir un tueur à gage qui doit exécuter sa tâche grâce à un parapluie bulgare, muni d’une aiguille hypodermique remplie de cyanure. La démonstration comique de Pierre Richard dans la scène où il prend possession de l’engin est renversante. La gestuelle dynamise la cadence de la séquence, joue sur le danger qu’incarne le parapluie, danger inconnu du protagoniste et rappelle les grandes heures du comique de geste, impulsé par Chaplin (dont la canne aurait d’ailleurs pu être remplacée par un parapluie).
Le parapluie volant
Si le parapluie tient lieu d’objet de notre quotidien, à nous pauvres mortels, il est aussi l’apparat d’êtres hors du commun. Alors que les sorcières voyagent sur des balais volants, un poil vulgaire, les fées, elles, préfèrent un véhicule bien plus british, le fameux parapluie. En 1964, Mary Poppins apparaît dans le ciel londonien munie du sien. Nounou de deux bambins, elle va apporter un vent de fantaisie à la maisonnée à la rigueur toute britannique. Cette utilisation magique du pépin mélange astucieusement l’imagerie classieuse anglaise (dont l’époque victorienne reste la référence absolue) et les représentations habituelles des magiciennes, montées sur des balais volants (version occidentalisée des tapis orientaux).
Dès les premières minutes, on assiste au carambolage de deux mondes: les nurses ordinaires qui attendent pour le poste, toutes en chapeaux et parapluies et la dévergondée Poppins, qui arbore les mêmes attributs mais légèrement décalés. Son chapeau flétri garni de fleurs jure face aux couvre-chefs communs des autres nannies. Son parapluie l’aide à voler et atterrir gracieusement avec alors que ceux des autres, pris dans une bourrasque, les font décoller sans ménagement. Revisitant un archétype vestimentaire, le film se joue des codes et des bonnes manières d’une éducation révolue au profit d’une vision plus libre et insouciante, incarnée par le changement d’usage du parapluie.
Toujours partant pour dézinguer les icônes, Matt Groening, le créateur des Simpsons, a d’ailleurs rendu hommage à Mary Poppins en réalisant un épisode parodique, Shary Bobbins. Toujours vaillante sur son parapluie, la demoiselle a toutefois pris du plomb dans l’aile. Lorsqu’elle s’élance dans les airs crapahutée sur sa monture, elle se fait rapidement vaporiser par un réacteur d’avion. Le pépin est toujours là, la blague potache a juste remplacé l’humour anglais.
Laissons le ciel pour nous tourner vers les égouts, où un autre personnage extraordinaire ne se sépare jamais de son pébroque. Il se nomme Oswald Chesterfield Cobblepot, plus connu sous le sobriquet du Pingouin. Ennemi farouche de la chauve-souris masquée, le personnage fut immortalisé par le génial et minuscule Danny DeVito dans Batman le défi (Tim Burton 1991).
Le Pingouin donc, mi-homme mi-oiseau, vit dans les profondeurs de Gotham City. Abandonné par ses parents richissimes vu ses malformations, Oswald conserve de sa lignée quasi aristocratique les attributs de sa classe, à savoir le chapeau et surtout le parapluie. Parfaitement inutile contre la pluie (pas d’averse dans les égouts), il pose un élément ludique et décoratif dans l’univers maussade du Pingouin.
Coloré, hypnotique, volant, toutes les excentricités sont permises tant qu’elles éclairent le caractère déviant du personnage, son extravagance et ses lubies. En contrepoint des objets high-tech de Batman, le parapluie bidouillé du Pingouin fait sourire, et c’est là un des enjeux de sa présence. S’ancrant dans la tradition burlesque du comic (une pensée émue pour la série kitsch Batman pleine de smash, ploc, whizz…), le traitement de Burton se veut déluré, drôle et fantasque. Les divers parapluies aperçus au cours du film renforcent cet effet comique, comme celui aperçu lors de l’apparition du Pingouin en grenouillère et constitué de peluches rappelant les mobiles suspendus au berceau des enfants. Adorablement grotesque!
Serial pépin
Encore une fois, le cinéma n’a ni le monopole ni la primauté de la présence de cet objet sur l’écran. Dès 1961, le héros télé John Steed fait entrer au panthéon de l’élégance et du charisme le parapluie grâce à Chapeau melon et bottes de cuir. Série pop et psychédélique, The Avengers, en VO, met en scène des espions hors norme, flegmatiques et so british. Evidemment, le protagoniste ne pouvait pas ne pas être affublé d’un parapluie. Cachant un fleuret dans son manche, l’accessoire vaut autant pour son cachet raffiné que pour son usage plus trivial (sans compter qu’il pleut souvent au pays de sa majesté). Chapeau melon et bottes de cuir institutionnalise le pépin comme élément indispensable à la panoplie du parfait gentleman et officialise définitivement sa nationalité: le pépin sera dorénavant anglais.
Récemment, un autre parapluie a marqué l’imaginaire des téléspectateurs. Il est jaune et appartient à une inconnue dont la révélation de l’identité tient en haleine depuis six saisons des millions de fans. La série How I met your mother met en scène Ted, qui raconte à ses enfants adolescents comment il a rencontré leur mère. Que l’on n’a jamais vue. Seul élément probant pour l’identifier: elle possède un parapluie jaune.
Autant dire que le public est aux aguets de tout pépin qui traîne et que les scénaristes s’évertuent à relancer des pistes dès que possible. Elément narratif qui rythme les rebondissements et les attentes, le parapluie, sans être véritablement présent dans la série, la chapeaute, la réoriente et impulse le tempo. Rarement un parapluie aussi invisible aura suscité une telle impatience.
Dévoilant une psychologie ou une intrigue, impulsant une rythmique ou un suspense, le parapluie renferme sous ses allures anodines une variété de symboles que le public n’a qu’à interpréter. Censé cacher un personnage des assauts de la pluie, il révèle finalement bien plus qu’il n’occulte. Force est de constater que les réalisateurs qui ont choisi de l’ouvrir à tout bout de champ n’ont guère eu l’occasion de se plaindre de sa réputation de porte-malheur.
Episode 1: le briquet
Episode 2: le miroir
Episode 3: le téléphone