Temps de lecture: 5 minutes
Certains objets font de la figuration. D’autres, intégrés à la narration, caractérisent les personnages, dynamisent le rythme ou infléchissent le scénario. Petit tour d’horizon de ces «machins» du quotidien qui, au fil de scènes cultes, ont marqué nos imaginaires. Aujourd'hui, le miroir.
Logique que le cinéma se soit penché très tôt sur cet objet qui capture le reflet de la réalité tout en libérant simultanément une myriade d’autres réalités possibles. Manifestation de notre inconscient ou simple regard introspectif, fenêtre ouverte sur un ailleurs ou passage d’un monde à l’autre, le miroir concentre sur lui tous les attributs d’un objet fantastique, fantasmatique, fascinant, en un mot magique.
Entre soi et soi
Le miroir, objet narcissique par excellence, offre à tout un chacun sa surface polie pour s’y mirer, s’y admirer ou s’y détester. Pour les cinéastes, il offre bien plus encore, la possibilité de matérialiser cette confrontation égotique, de faire se répondre la conscience et les pulsions, de mettre en scène les tourments de l’âme, tout en conviant le public au plus près de cette exploration intimiste.
Scorsese, considéré à raison comme le cinéaste de New-York, pourrait tout aussi bien se voir affubler du surnom de l’homme-miroir, tant il n’a cessé de projeter ses acteurs face à leurs reflets, déformés ou symboliques. En 1967, il réalise le court-métrage The Big Shave, où un jeune homme se rase devant son miroir tandis que la séance vire progressivement en scène d’automutilation.
Métaphore de la guerre du Viêt-Nam, ce film pointe la politique américaine déraisonnable qui envoie au casse-pipe ses propres enfants. Mais surtout, il met face à leurs responsabilités (le sang versé) les spectateurs qui sont autant d’électeurs passifs. Celui qui se retrouve face au miroir (l’épreuve de vérité), ce n’est finalement pas tant le personnage du court-métrage que tout citoyen américain.
En 1976, Scorsese récidive. Travis Bickle, l’antihéros deTaxi Driver, meurtri par la guerre du Viêt-Nam, perd peu à peu la raison face à la violence quotidienne dont il est le témoin. Il exerce sa rage grandissante face à lui-même lors d’une scène devenue culte. Le fameux «You talkin’ to me?» résonne comme un monologue à deux voix, où Travis agresserait son propre reflet. Cette mise en scène au miroir, au-delà de la performance d’impro de DeNiro, révèle la faille qui craquelle la psyché du personnage, dévoile sa raison, fragile comme du verre, qui menace d’exploser en mille morceaux, montre la folie en frontal, avec, comme frontière entre nous et lui, un miroir fictif.
Matthieu Kassovitz revisite cette scène vingt ans plus tard dans La Haine. Vincent Cassel, crâne rasé, s’invective dans son miroir. Confronté à une mise en scène impossible (filmer un acteur face à un miroir sans laisser voir la caméra), Kassovitz va imaginer un biais imparable. Cassel sera face à une doublure dos, et leurs gestes se répondront en miroir! Symboliser le miroir en son absence, belle gageure! Quant à la tension scorsesienne, elle a disparu pour laisser la place à une parodie, où Cassel surjoue l’enragé et grimace à outrance. Citation explicite de Taxi Driver, cette séquence se veut un miroir déformant, mais révérencieux, de la prestation glaçante de vraisemblance de DeNiro.
Ainsi, le miroir crée un dispositif visuel singulier qui interpelle le spectateur directement par le personnage. Ce qui ressemble à un monologue se mue sur l’écran en un échange étrange entre un acteur qui provoque et un public voyeur qui assiste comme de l’autre côté du miroir à un moment d’intimité troublant.
Il était une fois …
Mais le miroir ne se contente pas d’être un amplificateur. Objet fétiche des contes de fées (Blanche-Neige), il incarne aussi un champ des possibles infini. Physiquement en deux dimensions (son épaisseur étant négligeable), il laisse découvrir en son sein une profondeur à hauteur de l’imagination du cinéaste. Il ne reflète pas seulement la réalité (ou la subjectivité de celle-ci) mais il peut aussi dévoiler des dimensions temporelles ou spatiales autres.
Dans La Belle et la Bête de Jean Cocteau, on découvre ainsi ce qui se trame dans un autre lieu. Belle assiste impuissante à l’agonie de son père via un miroir offert par la Bête et lorsque qu’elle retourne enfin au chevet de son paternel, c’est la mort de la Bête qu’elle découvre. Cocteau parvient grâce à cet artefact magique à abolir les limites humaines. Le miroir lui permet de mettre en scène, en ancrant son récit dans un monde onirique, un télescopage narratif (l’ubiquité manifeste), la perte de repères de son public et une dramaturgie augmentée.
Dans un registre très proche, mais avec une translation temporelle cette fois, René Clair bouscule la chronologie de son récit dans La Beauté du diable. Le réalisateur met son Faust rajeuni face à son destin par l’entremise d’un miroir. Le pauvre homme découvre son avenir inéluctable et sa fin misérable. Agissant comme un écho à l’aspiration humaine sempiternelle de connaître le futur, le miroir pour Faust concrétise les conséquences de la perte de son âme et précipite son sort tragique. Révélateur des mystères de la destinée, le miroir devient ainsi un rouage de la machine dramaturgique.
Mais les miroirs magiques ne sont pas l’apanage des seuls films en noir et blanc. Plus récemment, la saga Harry Potter a remis au goût du jour la magie et forcément un des nombreux accessoires qui entourent le monde de Poudlard se révèle être un miroir, plus précisément le miroir du Rised (à lire face à un miroir évidemment). Celui-ci condense le temps et l’espace pour faire apparaître à ceux qui le contemplent leurs souhaits les plus profonds. Certains y verront la gloire ou la fortune, mais pour le jeune sorcier orphelin, il s’agira de revoir ses parents disparus. Le miroir se substitue alors à son absence de souvenirs pour ranimer les visages oubliés.
Passé, présent, futur, ici ou ailleurs, le miroir brouille les pistes réalistes pour nous convier à des expériences fantastiques dans des mondes oniriques.
La vérité est ailleurs
Toutefois, le miroir ne permet pas uniquement d’accéder à une dimension parallèle magique. Il peut aussi servir à démasquer des êtres maléfiques ou se faire l’écho d’un univers cauchemardesque.
Lorsque Bram Stocker rédige son Dracula en 1897, il n’imagine pas à quel point les caractéristiques de son comte transylvanien vont être gravées dans le marbre et marquer durablement l’iconographie vampirique. Outre l’ail et les pieux, il est un objet qui terrifie le suceur de sang: le miroir. Et pour cause. Lui qui tente de se frayer une existence indécelable parmi les hommes, est irrémédiablement découvert lorsqu’il passe à proximité d’un miroir. Sans âme et banni, il est aussi condamné à ne posséder aucun reflet. Cette composante visuelle qui multiplie les possibilités de mises en scène (Le Bal des vampires et son cortège d’invisibles par exemple) et les rebondissements n’a eu de cesse depuis Stocker d’être utilisée dans quasiment tous les films de vampires.
Plus terrifiant, le miroir qui ne vous propose pas de le traverser mais qui s’invite dans votre réalité avec les intentions les plus macabres. Quoi de plus effrayant qu’un objet du quotidien trônant dans un salon pouvant contenir une âme malfaisante prête à tout pour se libérer. C’est le point de départ du film Mirrors d’Alexandre Aja (remake d’un film coréen).
Les subterfuges pour contrecarrer les plans du démon fournissent au réalisateur des occasions inédites de scénographie. Les personnages se mettent ainsi à badigeonner de peinture leurs miroirs mais brusquement toutes les surfaces réfléchissantes se métamorphosent en menace: des poignées de porte en métal, un rétroviseur, une télévision et même une flaque d’eau (éléments pour le moins banals) deviennent les ingrédients d’un suspense diabolique. Une panique en apothéose lorsqu’on envisage combien nous sommes cernés de miroirs potentiels.
Mais un seul miroir suffit lorsqu’il est habité par un serial killer comme dans Candyman. Basé sur une légende urbaine selon laquelle si on prononce cinq fois son nom face à un miroir il apparaît, Candyman défouraille ses victimes inconscientes du danger à coups de crochet. Misant sur le caractère de tête brûlée qui sommeille en chacun de nous, le film réalise le cauchemar ultime d’un être surgissant de nulle part pour accomplir son sombre dessein.
Ultra-présent dans les films de genre, le miroir réveille la peur et la curiosité face à l’inconnu tout autant qu’il symbolise notre rapport conflictuel et amoureux à l’image. Reflet d’un inconscient perturbé (Black Swan de Darren Aronofsky), passage vers un autre monde (Le Sang d’un poète de Jean Cocteau), il inspire au septième art les situations les plus surréalistes. Il est à espérer que les bris incessants de cet étrange accessoire sur les divers plateaux du monde entier ne préfigurent pas les sept ans de malheur réservés au casseur.
Ursula Michel