Culture

Un objet star de ciné (1/7): le briquet

Ce petit objet anodin agit comme un révélateur, un détonateur narratif, un souffle qui lève le voile sur les non-dits.

Temps de lecture: 4 minutes

Certains objets font de la figuration. D’autres, intégrés à la narration, caractérisent les personnages, dynamisent le rythme ou infléchissent le scénario. Petit tour d’horizon de ces «machins» du quotidien qui, au fil de scènes cultes, ont marqué nos imaginaires. Aujourd'hui, le briquet.

 

Luxueux ou jetable, le petit allumeur préféré des fumeurs est devenu un artefact scénaristique majeur. Malgré les législations anti-tabac de ces dernières années, le briquet demeure présent. Tenant le plus souvent le rôle de révélateur d’une vérité cachée, il peut parfois devenir un rouage narratif du film voire même un personnage à part entière.

En tant qu’accessoire de cinéma, le briquet sert le plus souvent à «éclairer» une situation trouble ou inconnue du personnage principal, une matérialisation de sa signification métaphorique.

Brûlons les apparences

En 1974, alors que sa légende de casse-cou prend son envol, Jean-Paul Belmondo enfile le blouson de cuir du commissaire Letellier et se lance aux trousses d’un serial killer surnommé Minos, dans Peur sur la ville d’Henri Verneuil. Lors d’une scène d’interrogatoire (mémorable et kitsch à souhait), l’ami d’une victime (le fameux Minos) vient témoigner.

Il s’apprête à fumer une cigarette lorsque l’équipier du commissaire lui offre du feu. Une sorte de split screen daté (mais diablement malin) fait apparaître ce que voit le tueur borgne. Une moitié de l’écran est opaque, seul un œil y est dessiné, l’autre partie révèle l’espace du bureau. Quand le briquet entre par la gauche de l’écran, Minos (et les spectateurs) ne le voit pas.

Le policier avance alors le briquet pour entrer dans le champ de vision du personnage. Letellier comprend subitement que l’homme en face de lui n’est autre que l’assassin qu’il traque. Grâce à cette brillante idée de mise en scène, un simple briquet fait la lumière sur l’enquête, révélant le vrai visage du meurtrier recherché.

Voir l'extrait ci-dessous:

Dans un autre genre, plus léger, la comédie Après vous de Pierre Salvadori revisite la métaphore éclairante du briquet. Antoine (Daniel Auteuil) sauve la vie de Louis (José Garcia), un dépressif suicidaire largué par sa petite amie Blanche (Sandrine Kiberlain). Mais Antoine tombe amoureux de Blanche et Louis découvre la vérité par l’entremise d’un briquet.

Encore une fois, ce petit objet anodin agit comme un révélateur, un souffle qui lève le voile sur les non-dits. Oublié au bon endroit, il permet au scénariste de créer les conditions d’un retournement de situation réaliste et crédible aux yeux du public.

La nuit lui appartient

Mais le briquet peut s’avérer être beaucoup plus qu’un simple truc scénaristique pour servir de détonateur narratif.

En 2007, James Gray réalise La Nuit nous appartient (We own the night). Gérant d’une discothèque new-yorkaise, carburant à la coke, Bobby (Joaquin Phoenix) a pris les chemins de traverse, pour éviter la carrière policière familiale qui l’attendait. Présenté dès les premières scènes comme un fumeur invétéré, il crame toujours ses clopes à l’allumette.

La gestuelle virile, un peu bad boy, cerne le personnage, rebelle à une certaine forme de modernité et de facilité (le briquet). Mais cette habitude ne sert pas qu’à caractériser le personnage. Trimballant systématiquement sa boîte d’allumettes, Bobby se retrouve lors d’une opération d’infiltration à ajouter à sa panoplie un briquet microphone. Cette séquence tourne mal quand les dealers découvrent ses allumettes et son briquet.

Ce double emploi leur apparaissant suspect, ils découvrent le micro et une fusillade éclate. Ainsi, la seule présence du briquet déclenche la scène d’action, scène qui d’ailleurs engendre la tragique vendetta de We own the night. Sorte de jeu de dominos, la redoutable mécanique scénaristique (la violence entraîne la vengeance qui engendre la revanche…) tient sur la présence incongrue du briquet. Ou comment un objet anodin s’arroge un rôle prépondérant dans la dramaturgie d’un film.

Et le briquet d’or est attribué à…

Mais au jeu du briquet, la palme revient à Alfred Hitchcock. En 1951, dans L’inconnu du Nord-Express, un voyageur inconnu, Bruno, propose à un autre voyageur, Guy, célèbre joueur de tennis, un arrangement morbide: assassiner chacun un individu gênant dans la vie de l’autre. Ce qui ressemble à une plaisanterie de mauvais goût se révèle un odieux piège quand Bruno passe à l’acte obligeant Guy à commettre le crime attendu.

Refusant de remplir sa part du marché, le tennisman va devenir l’objet d’un odieux chantage: soit il exécute sa tâche, soit son briquet, en possession de Bruno, sera retrouvé sur les lieux du crime. Fil rouge narratif qui pèse comme une épée de Damoclès sur l’avenir du personnage, le briquet hante quasiment toutes les scènes.

Des hallucinations de Bruno (la flamme du briquet lui apparaît quand il se remémore le meurtre) à la récupération in extremis de l’objet tombé dans une plaque d’égout (un morceau de bravoure en montage alterné entre la main de Bruno qui cherche désespérément à se ressaisir du briquet et un match de tennis très tendu), le briquet catalyse tous les enjeux, aussi bien narratifs que de mise en scène.

Le film ne se clôt d’ailleurs qu’une fois le briquet retrouvé et confisqué par la police. De preuve à charge, il se mue en élément disculpant. Dépassant largement le spectre d’utilisation d’un accessoire au cinéma, ce briquet revêt chez Hitchcock l’importance de l’arme du crime. Pilier sur lequel repose l’édifice scénaristique et le suspense, rarement un objet aura été aussi visiblement impliqué sur grand écran.

Si la dernière allumette de la boîte ne sert qu’à tenir en haleine le public (subterfuge éventé mais efficace comme dans Le Cinquième élément par exemple), le briquet, lui, objet nettement plus sophistiqué, s’est crée une filmographie foisonnante. Bruce Willis (Die Hard) ne se sépare jamais de son Zippo.

Ryan Reynolds (Buried) s’accroche à la lumière qu’il émet (ainsi que le chef-op car pas de briquet, pas de film). Ron Pearlman (Hellboy) aurait l’air malin avec ses énormes cigares sans rien pour les allumer. Sharon Stone (Basic instinct) serait-elle aussi sexy sans sa gestuelle érotique d’allumage de clopes? Il faut espérer que l’interdiction de fumer ne condamne pas à terme sa représentation ou les scénaristes devront rivaliser de malice pour glisser avec réalisme un briquet à un non-fumeur.

Ursula Michel

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