France

Airbus, la moisson du ciel

Airbus est la plus belle réussite industrielle de l’Europe. La seule, d’ailleurs, à cette échelle. Beaucoup, au départ il y a 41 ans, n’y croyaient pas. Ce fut une chance pour le groupe. Troisième et dernier volet.

Airbus A380 aux couleurs d'Emirates, à Hambourg, en 2010. REUTERS/Christian Charisius
Airbus A380 aux couleurs d'Emirates, à Hambourg, en 2010. REUTERS/Christian Charisius

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L’A320 avait changé le regard du monde aéronautique sur Airbus. D’outsider, l’européen devenait challenger. Le plus dur serait de confirmer ce nouveau statut. En outre, le succès suscite la critique. Airbus ne fit pas exception à la règle. Des pilotes dénigrèrent les commandes électroniques qui réduisaient leur marge de manœuvre aux commandes. Les chevaliers du ciel n’appréciaient pas de devoir faire une place à l’informatique dans le cockpit. Le nouveau «manche à balai» ne permettait plus de sentir le comportement en vol de l’avion comme avec un levier traditionnel, disaient-ils. Mais Airbus faisait franchir une étape à l’aviation commerciale. Finalement, même si la philosophie est différente, Boeing adopta aussi les commandes électroniques.

La dispersion des usines sera aussi utilisée pour jeter une ombre sur l’avenir du groupement. Comment devenir compétitif avec un dispositif industriel éclaté aux quatre coins de l’Europe, en France (Toulouse, Saint-Nazaire et Nantes), en Allemagne (Hambourg, Nordenham et Brême), au Royaume-Uni (Filton et Broughton) et en Espagne (Illescas et Puerto Real)? Industriellement irrationnel, logistiquement trop lourd à cause d’un incessant ballet de tronçons de cellules et d’ailes d’un site à l’autre avant le montage final.

Dispersé, façon puzzle

Mais ce handicap est congénital: impossible d’envisager d’autres solutions. Aucun des partenaires n’accepterait d’être dépouillé de ses emplois au bénéfice d’un autre. Airbus devra donc se développer dans le cadre de cette usine à gaz. Il n’est d’ailleurs pas seul dans cette situation. Boeing n’est pas non plus tout entier concentré à Seattle, sur la côte Pacifique. D’autres sites sont établis à Portland, Wichita, Charleston, Winnipeg au Canada. Le handicap de l’Européen n’est pas si grand qu’on le prétend.

Pour assurer cette logistique, Airbus s’est d’abord doté d’un appareil très particulier, le Super Guppy étudié pour transporter des éléments d’avions de sites de production aux sites d’assemblage. Longtemps, le groupement européen utilisera cet appareil conçu sur la base d’un… Boeing 377 Stratocruiser. Un comble! Toutefois, en 1996, le Super Guppy fut remplacé par le Beluga, un Airbus A300-600 reconverti pouvant transporter 47 tonnes de fret.

Le problème logistique fut ainsi réglé, et la filiale Airbus Transport International exploite maintenant – parfois pour d’autres clients, pour le transport de satellites, d’hélicoptères ou d’œuvres d’art volumineuses… – une flotte de cinq appareils.

Mais cela n’a pas suffi. Plus la gamme Airbus s’étoffait, plus la logistique était complexe. Jusqu’à atteindre un paroxysme lorsque, pour transporter des éléments de l’A380 jusqu’à Toulouse, il fallut emprunter la voie maritime, la voie fluviale et la route. Trois navires furent spécialement conçus et armés par Louis Dreyfus Armateurs (le Ville de Bordeaux suivi du City of Hamburg puis du Ciudad de Cadix).

Un cerf-volant de 360 tonnes

Le «super jumbo» européen dépasse l’entendement d’un vulgaire terrien : avec ses 360 tonnes à vide et une capacité de transport de 500 à 800 passagers ou 150 tonnes de fret, il évolue pourtant dans l’air avec la grâce d’un cerf volant. Pas étonnant que la genèse fût elle-même marquée par des rebondissements. Les A330 et 340 venaient tout juste d’être mis en service que, déjà, les ingénieurs s’attaquèrent au projet.

Entre un programme engagé dès le milieu des années 90, un lancement officiel en 2000, un premier vol en 2005 et une mise en service commercial deux ans plus tard… avec un retard de 18 mois sur le calendrier initial, que de péripéties! Mais pas question d’échouer: avec les A320 et A330, le gros porteur est le troisième pilier du trépied qui doit permettre à Airbus de s’appuyer sur une gamme complète pour séduire les compagnies, et livrer contre Boeing une bataille commerciale à armes égales.

Pour EADS, la maison mère d’Airbus, créée l’année du lancement du programme et introduite en bourse dans la foulée, le projet d’A380 symbolisait les ambitions du nouveau groupe. Mais il y eut des problèmes dans la gestion de la maturation. On se souvient  de l’accusation de délits d’initiés qui frappa des cadres du constructeur suspectés d’avoir vendus des paquets d’action juste avant l’annonce des ces retards qui n’aurait pas manqué de faire dégringoler l’action d’EADS. Effectivement, le cours chuta. Noël Forgeard, co-président, fut contraint à la démission en juillet 2006.

Le quadrimoteur géant est un chef d’œuvre de technologie. Mais en s’engageant dans l’inconnu et dans la démesure, Airbus se lançait un défi budgétaire et commercial. Les surprises qui ont jalonné la mise au point du programme ont fait déraper les perspectives de retour sur investissement: de 250 appareils au lancement du programme en 2000, le seuil de rentabilité de l’A380 est passé à 420 appareils en octobre 2006! Et depuis, le constructeur ne divulgue plus cette information… Toutefois, même si le curseur doit être déplacé, les prévisions de marché restent intactes. Et Boeing n’a plus le monopole des «super jumbos», même si Airbus n’a encore livré fin juillet que 51 appareils sur les 236 commandés contre plus de 1.500 Boeing 747 en quarante ans.

Contre le surpoids, les matériaux composites

Mais déjà, la compétition s’est déplacée sur un autre terrain. Alors que le nouveau Boeing 787 accumule les retards et sera livré en 2013 avec trois ans de décalage sur le calendrier prévu, Airbus a également des difficultés pour tenir le programme de son futur long courrier bimoteur, l’A350, concurrent direct du 787.

Dans un premier temps, le constructeur dut remettre à plat son projet dont les caractéristiques ne convenaient pas aux compagnies. Résultat: près de deux ans de retard. Un nouveau planning fut établi, par rapport auquel la première version de l’appareil européen attendue avant fin 2013 n’enregistrera que six mois de retard, mais les deux suivantes pourraient arriver sur le marché deux ans plus tard que prévu pour améliorer la motorisation.

Cette fois, le défi technologique a changé: compte tenu de l’importance du carburant dans les coûts d’exploitation et de la hausse prévisible du prix du kérosène, la priorité est à la réduction des consommations. Dans ces conditions, le poids à vide est l’ennemi et la réduction de la masse par passager transporté devient l’obsession des avionneurs.

Dans ce contexte, la grande nouveauté réside dans l’utilisation optimale de matériaux composites qui, dans le cas de l’A350, sont utilisés pour environ la moitié de la masse de l’appareil à vide. C’est aussi une marque de savoir-faire et de maturité pour Airbus que de pouvoir rebondir dans le sens de la demande des compagnies en offrant une nouvelle version de son A320, équipée de moteurs consommant 15% de moins que les précédentes versions. Ce qui a relancé les commandes de cet appareil au dernier salon du Bourget.

Innover sans cesse

Les épreuves sont la rançon du succès. Comme lorsqu’il s’agit de défendre le système de financement de ses programmes à l’OMC face aux accusations de Boeing qui dénonce des subventions d’Etats, une argumentation retournée par l’Européen contre l’Américain. Comme lorsqu’il faut tergiverser à l’infini pour trouver le compromis qui doit permettre de lancer l’avion militaire A400M, ou accepter de perdre le contrat des avions ravitailleurs américains contre un concurrent virtuel pour des motifs essentiellement politiques.

Mais à ce jour, Airbus, quadragénaire logée dans EADS, reste la plus belle réussite de l’Europe, et malheureusement la seule du genre… toujours à la pointe de l’innovation, comme pour lancer avec la compagnie allemande Lufthansa le premier vol passager régulier au monde avec un avion consommant du biocarburant. Un virage pour rendre le transport aérien plus «durable», au moment où Solar Impulse, le premier avion à propulsion solaire, se révèle capable d’effectuer un vol de seize heures d’affilée.

L’aventure aérienne peut se poursuivre. A condition toutefois pour Airbus de ne pas se laisser asphyxier par des problèmes de gouvernance.

Gilles Bridier

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