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Pour préparer une tuerie, ne comptez pas sur les jeux vidéo

Anders Behring Breivik raconte s'être «entraîné» à l'assaut en jouant à Call of Duty: Modern Warfare 2. Qu'en pensent les spécialistes, notamment militaires?

Capture d'écran du jeu Call of Duty: Modern Warfare 2
Capture d'écran du jeu Call of Duty: Modern Warfare 2

Temps de lecture: 7 minutes

«Je viens d’acheter Modern Warfare 2, le jeu. C’est probablement le meilleur simulateur militaire qui existe, et un des jeux les plus géniaux de l’année. [...] Je n’aime pas trop les jeux de tir subjectifs. Je considère MW2 comme un entraînement/simulation plus qu’autre chose. J’ai quand même appris à adorer ce jeu surtout en mode multijoueurs, là c’est exceptionnel. On peut plus ou moins simuler des opérations réelles.»

Fan de jeux de rôle («Role Playing Games»), Anders Behring Breivik affirme s’être servi du jeu de tir plus réaliste Call of Duty: Modern Warfare 2 comme d’un exercice pour préparer la tuerie d’Utøya, dont il est le principal suspect. D’où l’amalgame dressé par certains: les jeux vidéo, «ultra-violents», auraient inspiré le suspect norvégien. La polémique est récurrente depuis le massacre de Columbine aux États-Unis dont les auteurs jouaient à Doom et Wolfenstein 3D.

Le lien entre réalité virtuelle et envies de meurtre est pourtant ténu, comme l’expliquent plusieurs chercheurs. La France compte à elle seule plus de 28 millions de «gamers», les jeux cités par Breivik sont des best-sellers (12 millions d’adeptes dans le monde pour World of Warcraft et plus de 20 millions de joueurs pour Modern Warfare 2): de quoi constituer une gigantesque armée d’assassins en puissance, s’ils étaient réellement influencés par le «gaming»...

Si ces jeux ne donnent pas des envies de meurtre, peuvent-ils quand même former au combat comme le prétend celui qui revendique les attentats de Norvège?

La formation Call of Duty ne va pas très loin

Breivik affirme s’être exercé à l’attaque avec Call of Duty: Modern Warfare 2.  Ce jeu de tir met en scène l’armée américaine et une force de frappe anti-terroriste anglo-saxonne, la «Task Force 141», dans un scénario compliqué où il faut combattre Russes et terroristes (non, ce ne sont pas les mêmes) entre l’Afghanistan, la Russie et les États-Unis.

Pour celui qui dit avoir organisé les tueries d’Oslo et d’Utøya, Modern Warfare 2 aurait été un outil de simulation de guerre. Mais techniquement, la valeur de cet «entraînement» reste très limité. Principaux obstacles:

  • on se sert généralement de manettes, pas de fausses armes, pour tirer.
  • l’usage des armes n’est pas réaliste: dans le jeu, on peut bien viser sa cible en avançant, tirer des rafales comme on l’entend...
  • le sang se résorbe et on ne meurt qu’après avoir été touché par un nombre considérable de balles, bien plus qu’il n’en faudrait dans le monde réel, et ce malgré les différents niveaux de difficulté.

Breivik en était d’ailleurs conscient puisqu’il conseille fortement à ses émules de «partir en vacances dans un pays où l'on peut s'entraîner au tir»: «la simulation en jouant à Call of Duty: Modern Warfare est aussi une bonne alternative mais vous devriez essayer d'avoir un peu de pratique avec un vrai fusil d'assaut (avec viseur à point rouge) si possible» (page 900 de son manifeste).

Reste la stratégie, qui pourrait être «enseignée» par le jeu. Cette piste laisse la plupart des joueurs sceptiques. Le jeu ne laisse aucune place à l’improvisation, il est donc difficile de développer une réelle stratégie en jouant seul, hors des sentiers battus. Gaël Fouquet, rédacteur en chef du site dédié aux jeux vidéo Gamekult, estime que l’affirmation manque de «sérieux»: «En solo, il n’y a pas vraiment de stratégie: la mise en scène ressemble à un blockbuster américain, on se laisse porter par l’histoire.» «C’est une ambiance de guerre ultra-guidée, ajoute Jean Zeid, chroniqueur jeux vidéo sur France Info, il n’y a pas de trajet libre.» Peu de place pour la réflexion, donc.

Breivik préfère d’ailleurs le mode multijoueurs, qu’il décrit comme une simulation réaliste d’«opération réelle». Mais là encore, pas de quoi apprendre à monter une véritable opération commando. Selon les premiers éléments de l’enquête, la fusillade de l’île norvégienne a été l’oeuvre d’un seul homme, bien que Breivik a suggéré avoir des complices. Or sur Modern Warfare 2, le multijoueurs se fait... à plusieurs, comme son nom l’indique: il y a une notion de solidarité d’équipe dans la stratégie qu’on ne retrouve pas dans le plan de l’attaque d’Utøya.

«Quand on est seul, on est dans l’action, pas dans la stratégie, résume Étienne Rouillon, responsable des pages technologie de la revue Trois Couleurs. Et quand on est en équipe, on n’a qu’un certain nombre d’actions très simples à accomplir comme saisir un drapeau avant l’autre équipe, des assauts en groupe ou de la défense.» Par ailleurs la stratégie est «très rapide, étant donné que le jeu à plusieurs dure 5 minutes à peu près», rappelle Jean Zeid. La tuerie sur l’île norvégienne a duré une heure et demie, et la part de stratégie était tout de même relativement faible: tuer un maximum de jeunes désarmés.

Des jeux vidéo plus pédagogues

Il existe pourtant de meilleures simulations sur le marché. Notamment des jeux comme ArmA 2, signale Gaël Fouquet. La respiration y est prise en compte, tout comme la distance de tir, et la position du tireur. Le jeu est plus ciblé sur les personnes ayant l’expérience des armes.

Les premières éditions de Rainbow Six, basé sur des scénarios de Tom Clancy, proposaient également des simulations de préparation d'attaques commando très poussées, dont le réalisme est salué par les connaisseurs. Selon Maxime, sous-officier dans l’armée de terre et joueur passionné, «on pouvait passer des heures à préparer des attaques commando pour une mission qui pouvait ne durer que deux ou trois minutes».

Un éditeur de jeux vidéo a récemment déclenché une polémique en concevant un jeu sur Blackwater, la société de sécurité privée américaine connue pour ses dérives en Irak. Intitulé Blackwater, le jeu invite à rejoindre une équipe d’agents privés chargés de protéger une ville fictive située en Afrique du Nord, combattre des chefs de guerre et se confronter à deux milices. Pour rendre l’expérience la plus réaliste possible, les concepteurs ont collaboré étroitement avec Erik Prince, co-fondateur de la société dont le jeu s’inspire.

Le jeu de propagande militaire America’s Army a également beaucoup fait parler de lui: les joueurs se trouvent aiguillés vers le recrutement pour l’armée américaine à la fin. Étienne Rouillon se souvient d’un jeu «pédagogique», où «on apprenait à recevoir des ordres et en donner».

Est-ce à dire qu’un bon joueur sera nécessairement un bon soldat?

Conclusion pour le moins hâtive, selon Michel Nachez, anthropologue spécialiste des jeux vidéo violents:

«Ce type de jeu entraîne peut-être les joueurs à avoir des réflexes, mais je serais étonné que ce soit une réelle formation. Peut-être auront-ils plus de facilités à apprendre mais ils devront suivre un entraînement dans la vie réelle, la situation réelle dépasse le cadre du jeu vidéo.»

Yann Leroux, psychologue, psychanalyste et «geek», constate que les jeux vidéo ont énormément progressé en réalisme mais il est toujours bien question de «deux réalités différentes». Il peut y avoir un «échauffement de l’imaginaire», d’où l’expression «tu t’y crois» pour souligner le réalisme, mais «la bascule entre cette position imaginaire et le passage à l’acte ne se fait pas comme ça», précise-t-il en référence au massacre en Norvège.

Dans tous les cas, rien ne dit qu’un «super guerrier» dans un monde virtuel sera un soldat efficace sur le champ de bataille. «Vous pouvez faire 10 frags [terme désignant l'élimination d'un adversaire, NDLR] en moins d’une minute dans un jeu et vous retrouver figé sur le terrain en train de geindre», affirme le psychologue. La réalité du combat est une expérience tellement singulière qu’aucun jeu ou simulateur ne peut la reproduire. «L’épreuve du feu vous transforme, il y a un avant et un après, explique-t-il. Toute personne plongée dans la situation d’ôter la vie à quelqu’un d’autre devient différente.»

L’armée simule la guerre

Les militaires font tout de même appel au monde virtuel pour s’entraîner, mais leur utilisation de la simulation va au-delà de ce qui est proposé dans les programmes réservés au grand public auxquels Breivik fait allusion.

Les armées modernes misent ainsi beaucoup sur le jeu vidéo pour moderniser la formation de ses combattants. Aux Etats-Unis, le système JTCOIC, Joint Training Counter-IED Operations Integration Center,rassemble toutes les données disponibles sur les opérations en cours en Afghanistan, ou sur d’autres théâtres d’opération, pour les intégrer dans une univers virtuel destiné à l’entraînement. L’armée française possède aussi son système, SCIPIO.Pour schématiser, ces simulateurs font davantage penser aux Sims qu’à CoD et permettent d’entraîner les états-majors à gérer des situations tactiques. Elles ont pour principal avantage de coûter moins cher que les exercices «réels». Selon le lieutenant-colonel Bouju de la Section technique de l’Armée de terre, «sur un exercice militaire qui mobilisait auparavant 15.000 personnes, on est maintenant à 1.500».

Capture d'écran d'une présentation du JTCOIC

L’armée française fait également appel à toutes sortes de simulateurs: tir à l’arme légère, tir et conduite de tir sur char Leclerc, tourelle VBCI, pilotage (drones, hélicoptères, avions), etc. qui sont «extrêmement réalistes», affirme le lieutenant-colonel Bouju. S'inspirant des jeux vidéo, mais beaucoup plus réalistes, ils confrontent le tireur à «n’importe quel environnement» en intégrant les conditions climatiques, météorologiques (vent, pluies) et de luminosité pouvant influer sur le tir.

Si les jeux vidéo vendus dans le commerce «permettent de se rendre compte de l’importance de paramètres tels que la respiration ou le coup de doigt sur la détente», la pédagogie reste différente. «Les jeux vidéo appliquent une pédagogie par l’erreur, explique l’officier français. De notre côté, on donne aux tireurs tous les éléments comme la description de l’impact, les mouvements, les facteurs extérieurs, afin qu’ils aient une compréhension globale de leur tir.»

Comme le remarquait Yann Leroux, aucun simulateur ne peut totalement remplacer l’expérience du tir à balles réelles avec une arme à feu. L’odeur de la poudre, le son intense de la déflagration, la chaleur du canon, le courant d’air à travers l’œilleton, le recul de l’arme... sont autant d’aspects qui peuvent être recréés mais jamais égalés. L’expérience est incomparable à celle du combat réel.

«Il y a une différence entre arriver tout frais sur le pas de tir et se retrouver en conditions réelles avec tout ce que cela implique», explique le lieutenant-colonel Farzaud, chef de la relation presse au Sirpa Terre.

La simulation instrumentée permet d’ailleurs d’arriver à un juste milieu entre la réalité et la simulation. Tout y est réel sauf les effets des armes. Les soldats tirent à blanc et sont équipés d’un pointeur laser ainsi que d’une tenue spéciale, un peu comme dans le Laser Tag mais dans un environnement reconstitué proche du terrain réel tel que le CENZUB, Centre d’entraînement aux actions en zone urbaine de l’Armée de terre.

«Il y a un tel niveau de finesse qu’on obtient une différenciation du niveau de blessure du personnel et de destruction des véhicules», précise le lieutenant-colonel Bouju. 

Les militaires utilisent désormais les univers virtuels dans d’autres domaines que ceux du combat et du commandement. Aux États-Unis, le concept Tactical Iraqi Language & Culture Training permet aux soldats d'apprendre l'arabe et les coutumes locales en conversant virtuellement avec des Irakiens en 3D, à l'aide d'un micro et d'une souris.

L’armée américaine fait également appel aux jeux vidéo commerciaux pour recruter, notamment grâce à des salles d’arcade,et ainsi séduire un maximum de jeunes joueurs en quête d’adrénaline. L’armée française refuse pour sa part d’adopter cette stratégie. Pour le lieutenant-colonel Farzaud, chef de la relation presse du Sirpa Terre, «il n’est pas question de mentir aux jeunes qui veulent s’engager et sont prêts à donner leur vie, ce n’est pas possible».

Le réel «apport stratégique» des jeux vidéo à la planification du massacre en Norvège a finalement surtout été celui de la dissimulation: Breivik raconte avoir caché ses activités à sa famille et ses amis en prétextant être devenu accro à World of Warcraft, un jeu chronophage auxquels les adeptes du jeu de rôles consacrent plusieurs heures par jour (chapitre 3.26 de son manifeste).

Daphnée Denis et Sébastien Jaime

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