Politique / Monde

Game of Thrones: quand la fantasy médiévale reflète notre politique

La saga du «Trône de Fer» de George R.R. Martin donne une vision particulière de la politique étrangère.

Temps de lecture: 10 minutes

En 1996, lorsque George R.R. Martin entame l’écriture du Trône de Fer (A Song of Ice and Fire), une saga de fantasy moyenâgeuse, il débute par l’histoire d’un roi qui s’efforce avec peine de gérer le pays dont il s’est emparé après une rébellion et de l’homme qu’il a choisi pour l’aider à régner.

Quinze ans après la publication de ce premier volume, Le Trône de fer (A Game of Thrones), la série de Martin est devenue une série HBO du même nom, un nouvel épisode —cinquième meilleure vente sur la liste du New York Times— vient de sortir (A Dance With Dragons) et l’histoire a évolué, passant de l’univers sombre d’un conte mettant en scène une famille de rois et de reines diaboliques à celui d’une vaste méga-saga géopolitique aux règles d’engagement aussi complexes que variables, à même d’offrir au lecteur versé dans le domaine de la politique étrangère des enseignements d’une étonnante richesse.

Effectivement, hormis les dragons et les loups géants aux pouvoirs magiques, le Westeros décrit dans les romans de Martin ne nous est pas tout à fait inconnu. Les défis posés par les relations internationales sont à peu près les mêmes, que l’on soit président des États-Unis ou roi féodal; que votre dette extérieure soit propriété du gouvernement chinois ou d’une banque étrangère aux pouvoirs mystiques employant des assassins professionnels; que vos peu recommandables partenaires commerciaux soient des cartels du pétrole ou des esclavagistes; ou que vos ennemis soient mus par une interprétation fondamentaliste de l’Islam ou par une prêtresse qui lit l’avenir dans des bûchers sacrificiels.

Les romans sont structurés par une philosophie des relations internationales très sophistiquée et très complexe, qui questionne l’efficacité de la moralité de l’action publique dans un monde ravagé par les dragons et parcouru par les zombies —et pire, par des hommes et des femmes totalement diaboliques. Quand des combattants du genre des idéalistes des années Bush ou des pragmatistes façon Kadhafi luttent pour la suprématie, il est difficile de prédire avec certitude l’approche qui l’emportera au final: le jeu des trônes est loin d’être terminé (Martin prévoit encore deux livres dans la saga).

Le point capital, toutefois, du moins dans les cinq premiers volumes, porte sans doute sur le «soft power». Si vous tenez à assurer votre mainmise sur le trône, il ne faut pas négliger des choses apparemment secondaires comme le commerce, la diplomatie et les questions d’immigration. Voici donc un aperçu des politiques étrangères brutalement pratiques à l’œuvre dans le monde sans foi ni loi décrit par Martin.

Avertissement: cet article comporte des spoilers particulièrement significatifs pour les quatre premiers romans de la série du Trône de fer et d’autres, moins importants, pour le cinquième, A Dance With Dragons.

Alyssa Rosenberg

Alyssa Rosenberg est la blogueuse culture de ThinkProgress et correspondante de TheAtlantic.com.

Formation de l’État

La question de ce qui constitue un état souverain est centrale dans la série du Trône de Fer, où un certain nombre de dirigeants s’affrontent pour obtenir une reconnaissance officielle. Quand Robert Baratheon, roi de Westeros, est tué dans le premier livre, Le Trône de Fer, l’autorité qui fédérait sept royaumes autrefois distincts en un état unique s’écroule. Son dauphin, Joffrey, le remplace sur le Trône de Fer, guidé par la veuve de Robert, une Cersei Lannister très Lady Macbeth, en dépit de violentes disputes autour de la légitimité de Joffrey.

Les deux frères de Robert, l’aimable mais peu réaliste Renly et le fanatique et instable Stannis s’adjugent des portions de Westeros afin d’asseoir leurs revendications sur le trône. Les seigneurs féodaux du Nord déclarent allégeance à Robb Stark, fils du premier ministre décédé de Robert, qui tente de proclamer son indépendance vis-à-vis de Joffrey. Quant aux Greyjoys, sortes de pillards Vikings et maîtres d’un petit archipel, ils sont eux aussi agressivement à la manœuvre.

L’essentiel de l’action à Westeros tourne autour des succès et des échecs de ces leaders dans leurs tentatives de conclure des alliances suffisamment puissantes pour dominer le pays, ou de remporter cette domination par la force. Au départ, Renly remporte une certaine adhésion en convainquant les seigneurs féodaux que le peuple l’aimera plus que son frère, mais il consacre tant de temps à séduire ses alliés qu’il n’est pas en mesure de mobiliser rapidement et de façon efficace ses propres forces: le parfait stéréotype du leader européen, sur-connecté et sous-préparé.

En raison de sa rigidité, Stannis s’aliène des partenaires de coalition potentiels, mais c’est un leader décidé qui emporte des soutiens en allant défendre les communautés frontalières contre des attaques étrangères: un Rick Perry mais encore plus belliqueux, et soutenu par les pouvoirs d’une sorcière. Les Greyjoys tentent de soumettre des portions de Westeros par la violence plutôt que de tenter de conclure des traités ou de défendre le royaume, et échouent à consolider leurs victoires, prouvant que la gouvernance est un art de loin plus difficile que la guerre.

À ce jour, aucune de ces approches n’a pu procurer un succès définitif à son auteur et personne ne peut dire quelle tactique pourrait un jour aboutir à la réunification de Westeros —ou comment ce nouveau pays sera défini. Mais les romans démontrent clairement la supériorité de la volonté sur le droit, et la façon dont l’idéalisme ne résiste pas à la cruauté du champ de bataille.

Les Lannister (Joffrey et Cersei, ainsi que d’autres membres de leur clan) arrivent à repousser les attaques sur leur trône en combinant la façade d’une monarchie héréditaire et une approche incroyablement machiavélique de la consolidation du pouvoir: rivaux torturés, créanciers ignorés, jusqu'à l'embauche de personnel chargé de fabriquer des zombies à la cave. Les Lannister sont si bien implantés que des rivaux ambitionnant d’établir un régime plus juste sont contraints eux-mêmes de répliquer par des méthodes brutales, compromettant ainsi leurs prétentions à constituer une meilleure alternative.

Problèmes de frontières

Les querelles intestines entre les cinq «rois» de Westeros —Joffrey, Renly, Stannis, Robb Stark et les Greyjoys — détournent l’attention de la frontière la plus dangereuse de Westeros: un immense mur dans le Nord, qui marque l’endroit où s’arrête le pouvoir du roi, et où commence une contrée magique et incontrôlée, habitée par des hommes sauvages, des géants, des mammouths et par les Autres, de mystérieux êtres surnaturels, capables de transformer les humains en zombies glacés.

Du fait de la lutte entre les prétendants au trône de Westeros, tous hormis Stannis négligent cette frontière capitale —et le mur est traversé par un troupeau de «sauvageons» comme on les appelle, qui, après une sanglante bataille et leur reddition, accepte de vivre pour la première fois sous les lois de Westeros. Un peu comme si les guerres de la drogue au Mexique s’étaient aggravées au point que le pays soit invivable, et que les États-Unis, après quelques escarmouches frontalières, aient décidé de permettre l’installation d’un groupe important de réfugiés mexicains quelque part en Arizona.

Une politique qui serait délicate à mettre en œuvre aux États-Unis, et c’est d’ailleurs le cas à Westeros. Mais, comme le démontre Martin, le souci porté par Stannis à la frontière est (pour l’instant, du moins) un point qui joue en sa faveur lorsqu’il s’agit de démontrer ses capacités à défendre le royaume. À Westeros, les barrières solides font les bons voisins —surtout lorsqu’on a affaire à des morts-vivants.

Diplomatie

Dans Le Trône de Fer, Martin développe un jeu de relations diplomatiques complexes, et l’une des récompenses d’une lecture complète de la saga est d’apprendre —bien souvent après les faits— à quel point l’action se joue par des moyens détournés et sous le sceau du secret. Les livres évoquent les désagréments potentiels d’une diplomatie parallèle plus traditionnelle. Certains épisodes évoquent les moments les plus extravagants des négociations nucléaires avec la Corée du Nord, d’autres sont pure imagination: quand Robb Stark se voit couronné roi de la région séparatiste du Nord par les seigneurs qui le soutiennent, sa mère Cat Tully va chercher Renly Baratheon, frère de feu le roi Robert, dans le but de négocier l’indépendance dans la paix.

Mais celui-ci est assassiné par la magie noire avant qu’ils puissent trouver un accord. Cat négocie également un traité sans avenir avec le puissant clan des Frey, qui permet à Robb de remporter une bataille capitale et, à peu de chose près, la guerre, jusqu’au moment où son fils, inconsidérément, en rompt les termes. Un exemple, pas si rare, de dirigeant faisant capoter les efforts de ses émissaires.

Dans les romans, l’essentiel de la diplomatie est hautement secret —elle est non seulement dissimulée au peuple de Westeros (qui ne dispose pas d’une presse libre ou de groupes de pression pour mettre fin à ces pratiques), mais également des dirigeants eux-mêmes, qui permettent de façon tacite à leurs maîtres-espions d’agir dans l’ombre. Varys, maître-espion de longue date pour Robert et son successeur, apparaît comme l’un des acteurs les plus puissants de la série, tirant les ficelles d’un tissu d’accords secrets, à Westeros et bien au-delà.

Les récentes révélations de Wikileaks sur le monde de la diplomatie secrète nous l’ont montré: cette communauté d'auteurs de fuites secrètes et d'espions d’ambassade est aujourd’hui très active et dispose de pouvoirs non moins élevés, bien qu’elle soit peut-être moins soucieuse de protéger les dynasties royales héréditaires, et très certainement moins embarrassée par cette désagréable tendance qu'on trouve chez certaines parties d’exécuter des otages pour se dédommager d’un affront.

Commerce et banque

Les questions de commerce international sont une préoccupation majeure dans Le Trône de Fer, particulièrement lorsqu’elles se mélangent avec les questions d’éthique. Dany, la tueuse de dragons, héritière en exil des anciens rois de Westeros, poursuit un but moral: elle veut mettre fin au commerce des esclaves dans les pays qu’elle contrôle outre-mer. Mais bien que cela lui rapporte des partisans, elle est incapable de subvenir aux besoins de ceux-ci, car la ville qu’elle conquiert n’a pas d’autres biens à échanger que des esclaves.

Conquérir des terres et les défendre, c’est une chose —mais si l’on veut qu’un changement se produise dans la société, il faut lui donner des fondations économiques viables, à même de constituer une alternative aux pratiques néfastes qui prévalaient auparavant, que ce soit le commerce des esclaves à Slaver’s Bay ou la culture du pavot en Afghanistan.

De la même façon, la dette extérieure du pays se met à poser problème aux Lannister. Cersei Lannister contraint le régime à interrompre ses remboursements à l’Iron Bank de Braavos, manœuvre qui amène les banquiers de Braavos à se rapprocher de ses ennemis. Un peu comme si la Chine intervenait dans le débat sur le plafond de la dette, mais que le défaut de paiement vous faisait non seulement encourir un abaissement de la note du pays, mais aussi un assassinat assisté par la sorcellerie.

Guerre technologique

Spencer Ackerman, de Wired, a raison de souligner le fait que les dragons de Dany constituent une «technologie militaire qui change la donne», mais ils sont loin d’être les seuls exemples de la façon dont les avantages technologiques aident les leaders dans les affaires intérieures et diplomatiques. Les Autres (c’est-à-dire les diaboliques créatures du Nord qui fabriquent des zombies) ont au départ l’avantage sur les adversaires, car leurs épées sont si froides qu’elles brisent l’acier.

Jon Snow, fils bâtard d’un seigneur du Nord qui accède au commandement des forces qui protègent la frontière, neutralise cet avantage en découvrant, avec ses camarades, que l’obsidienne peut tuer les Autres, tout comme les épées spécialement forgées que possèdent de nombreuses grandes familles de Westeros.

Parallèlement, Dany possède des dragons ce qui, dans ce pays de chariots attelés et de chevaliers en armure, revient à détenir la puissance de l’arme nucléaire. Tant qu’elle est seule à les posséder, elle est l’équivalent des États-Unis à la fin de la Seconde Guerre mondiale: la seule puissance vraiment mondiale. Puis, un des dragons prend à la fuite —un peu comme du combustible nucléaire perdu dans la nature: lorsque la technologie est libérée, elle fait des ravages.

Dany enferme les deux autres, de peur de les perdre, et du même coup renonce à leur immense pouvoir de dissuasion. La technologie vous confère un avantage, mais seulement si les autres pensent que vous n’hésiterez pas à vous en servir.

Fanatisme religieux

Bien que l’essentiel de la politique étrangère à Westeros et ailleurs soit soumis à des considérations pragmatiques telles que le commerce ou des traditions établies comme la monarchie héréditaire, certains dirigeants sont également mus par le fanatisme religieux. Stannis Baratheon cède à la domination d’une prêtresse nommée Melisandre qui lui assure que ses prétentions au trône sont justifiées par une prophétie divine.

Transformant sa campagne en équivalent pour Westeros de la République Islamique d'Iran, Stannis se met à baser ses décisions stratégiques en fonction des principes religieux de Melisandre, sacrifiant les impies et poussant ses alliés à la conversion. Comme dans le cas de l’Iran, l’approche de Stannis finit par éloigner certains de ses alliés, peu enclins à embrasser son fondamentalisme. Mais elle confère une cohérence à sa course au pouvoir qui menace de déborder les prétendants moins organisés.

Mercenaires

Moyennant finance, les hommes d’État de la saga de Martin embauchent parfois des assassins hautement qualifiés pour éliminer leurs opposants, ou signent des contrats avec les équivalents de Xe Services (ex-Blackwater, NdT) ou Triple Canopy —à ceci près que ces «mercenaires» ont des traditions du genre de faire dorer le crâne de leurs chefs à l'or fin après leur mort. Ces forces disparates sont à Westeros moins des moteurs de la politique extérieure que le reflet du style de commandement de ceux qui les embauchent.

Le plan de Robert Baratheon, qui est d’engager un assassin pour tuer Dany avant qu’elle ne puisse devenir un prétendant crédible au trône nous révèle un homme brutal, mais pragmatique et prévoyant. Dany, pour accéder à la position qui lui permettra s’instaurer sa vision idéaliste du gouvernement, engage une bande de mercenaires, omettant le fait que ceux-ci ne sont pas motivés par le projet idéologique qui anime le reste de son armée —une erreur qui se révélera coûteuse.

Il est encore difficile de prévoir ce qui, du réalisme ou de l’idéalisme, remportera le Trône de Fer. Il est une chose sur laquelle Martin est clair, toutefois: il est périlleux pour un leader de négliger le moindre aspect de sa politique étrangère, notamment dans le domaine du «soft power». Comme l’apprend Dany, on peut temporairement apaiser une classe dirigeante rebelle au moyen d’affreuses exécutions publiques, mais si l’on n’est pas en mesure de la contenter sur le long terme par un commerce florissant en lieu et place de celui qu’on a proscrit, elle va chercher à vous remplacer.

Cersei Lannister peut bien emprunter tout l’argent qu’elle veut pour bâtir une force navale, sa puissance militaire recouvrée ne dissuadera pas ses banquiers de vouloir récupérer leur argent. Et comme l’apprend Stannis, ouvrir les frontières constitue peut-être le seul moyen de prévenir une crise humanitaire, mais à moins de trouver le moyen d’intégrer ces nouveaux citoyens dans les communautés existantes, les différences culturelles peuvent engendrer la violence.

Au final, le jeu du trône consiste en bien plus que d’accéder au trône.

Alyssa Rosenberg

Alyssa Rosenberg est la blogueuse culture de ThinkProgress et correspondante de TheAtlantic.com.

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