Culture

Bergman: rééditions et révisions d'un jour d'été

Réédité en DVD et en salles avec copies neuves, le géant suédois fascine toujours. Slate.fr vous propose de réviser vos classiques (tout en revitalisant votre couple – c’est l’été).

Temps de lecture: 7 minutes

Qu’est-ce qu’un Bergman? Un film psychologique? De l’érotisme suédois? Un film en noir et blanc? Une réflexion sur la mort, Dieu, le couple? En fait, tout ça à la fois, filmé dans un lieu fétiche: l’île Fårö. Mais donner des ingrédients ne fait pas une recette. Pour s’en convaincre, regarder Jacques Villeret mimant pour Macha Méril un «film de Bergman».

Souffle du vent, bruits de la nature, onomatopées, dialogues suédois, rires et larmes… Le style de Bergman est reconnaissable entre tous, permettant aux pasticheurs de s’en donner à cœur joie – comme, ici, l’hilarante parodie de French and Saunders. Il a réalisé quelque 60 films et téléfilms, mis en scène de multiples pièces de théâtre, été honoré à Cannes, à Venise, aux Oscars… En juillet 2005, le magazine Time faisait de lui «the world’s greatest living filmmaker.» Bref, Ingmar est un mythe du 7e Art.

Il filme l’été et les femmes comme personne

1 Comme en Suède, le soleil est rare, Bergman filme l’été (et s’enferme dans un théâtre l’hiver). D’où plusieurs films estivaux où l’on se chamaille en maillots de bains en alimentant les fantasmes de cinéphiles. Pour la Nouvelle Vague, c’est avec Monika (1953) que Bergman devient une référence. Il souffle dans ce film une liberté de ton inconnue alors. Surtout, Harriet Andersson y affiche une soif de vivre (entendez par là: ses seins) qui subjugue Rohmer, Godard, Truffaut et les autres – dans les 400 coups, c’est la photo de Monika qui enchante le petit Doinel. Quelques années plus tard, Vadim s’en souviendra en dénudant Bardot.

 Bergman, c’est en quelque sorte le sexe vintage. Un truc qui ne trompe pas: Harriett Andersson a des poils sous les bras. Dans les années 50 et 60, les Suédoises sont les femmes les plus sexy du monde (c’est en Suède que filent les Zozos boutonneux de Pascal Thomas) et Harriet Andersson éblouit les salles obscures du quartier latin. Tout comme Bibi Andersson, Liv Ulmann, Maj-Britt Nilsson, toutes belles, sensuelles, radieuses. Bref, Suédoises. Et, comme le cinéaste a l’habitude de les filmer l’été en maillot de bain, qu’un bout de sein en noir et blanc affole parfois l’écran, il n’en faut pas plus pour brouiller les cerveaux : «Bergman seul sait filmer les hommes comme les aiment mais les détestent les femmes et les femmes comme les détestent mais les aiment les hommes». Ça ne veut rien dire mais c’est signé Godard (1958), alors respect.

Il parle du couple comme personne

2 Parfois, souvent, toujours, Ingmar Bergman aborde, se préoccupe, euh… en fait, Bergman parle du couple dans tous ses films. Outre pas mal d’aventures, il a été marié six fois, divorcé cinq et veuf une: de quoi nourrir bien des scénarios. Qu’il l’aborde de manière comique (Sourires d’une nuit d’été, Toutes ses femmes, une Leçon d’amour..) ou tragique (le Silence, la Honte, Une Passion, Scènes de la vie conjugale…), le couple est toujours un pis-aller préférable la solitude. C’est pour ça que la plupart des vacanciers regardent le Gendarme et à Saint-Tropez l’été : ça booste plus mieux le couple.

Destiné à l’origine à la télévision suédoise, Scènes de la vie conjugale explore avec un réalisme stupéfiant la séparation d’un couple que la première scène montre parfaitement heureux. La dégradation invisible de la relation, la rupture brutale, le reviens-y tentateur, le divorce… tout dans ce film fascine. Un viatique que l’on peut voir à 20, 40, 60 ans… On s’y redécouvre à chaque fois. Bergman venait alors de se séparer de Liv Ullmann, l’actrice principale. Dialogues, regards, gestes: on sent le vécu. Parce qu’il vous économise un bon kilo d’antidépresseurs et 8 séances de psy, Scènes de la vie conjugale devrait être remboursé par la Sécurité sociale.

Il a inspiré Dallas

3 On dit que ce film-fleuve (6 épisodes de 50 minutes) a inspiré… Dallas. Pas bête. Remplacez les meubles Ikea par un intérieur texan, Katarina (Bibi Andersson) ivre par Sue Ellen lorsqu’elle évoque sa répulsion pour son mari, et vous avez une bonne base de travail. Les dialogues crus en moins: «je paierais d’autres hommes pour me laver de toi.» Ou encore : «Tu m’obliges à coucher avec toi parce que tu n’as pas d’érection avec les autres.»

Hélas, il n’y a pas que le couple à avoir de petits soucis. La noirceur de Persona tient d’abord à l’incommunicabilité entre les deux personnages, que symbolise le mutisme accidentel de Liv Ullmann. Dans les Fraises sauvages, au seuil de la mort, le professeur Isak Borg se remémore sa jeunesse, faisant le constat de l’échec de sa vie et de sa solitude. Et ne parlons pas de la figure paternelle, égoïste, murée dans ses certitudes, inaccessible. Si la mère est plus aimante, le dialogue mère-fille reste marqué de multiples rancœurs (Sonate d’automne, 1978).

Il sait filmer la fragilité du couple

4 Rien n’échappe en effet au scalpel bergmanien, à commencer par la question du désir dans le couple. Le Silence met en scène une femme alcoolique s’adonnant à la masturbation (scène coupée dans pas mal de copies). Dans les Communiants, une institutrice est rejetée par le pasteur qui n’a pu supporter la vue de son eczéma… Abonnée à ces rôles de femmes insatisfaites et délaissées, Ingrid Thulin explore une version suédoise et trash de la migraine: en se mutilant le vagin au rasoir (1) dans Cris et chuchotements, elle mime des règles pour se refuser à son mari (lol?).

Sur un mode plus léger, Sourires d’une nuit d’été dresse ce même constat implacable de la fragilité du couple: on s’aime jeunes, on se supporte ensuite. Si les couples tiennent, c’est souvent faute de mieux. On surmonte l’infidélité comme l’ennui… En fait «les défauts des hommes et des femmes s’additionnent et s’amplifient au cours d’une interminable guerre des sexes».

Chez Bergman, les femmes ont une force que les hommes n’ont pas. Elles assument leurs désirs, surmontent leurs souffrances, rient des faiblesses de leurs maris. Bien souvent, c’est par leur regard, ironique ou tendre, que l’on appréhende les hommes.

« - L’homme à l’état adulte est rare, mon cher David. Alors, la femme choisit l’enfant qui ira le mieux avec elle.

- Avec des organes génitaux ?

- Honte à toi. » (Une Leçon d’amour, 1954)

Il connaît les réponses sur la mort

5 Dans certains films, on ne rigole plus du tout. Car la mort est presque toujours présente dans les films de Bergman. Logique : un homme pour qui « on naît sans but, on vit sans comprendre et l’on meurt anéanti » a forcément des petits coups de blues de temps à autre.

La mort se présente parfois sous la forme de cauchemars, filmés en noirs et blancs somptueux, comme celui des Fraises sauvages où un vieillard se voit agrippé par lui-même dans un cercueil. Ou bien en personnage à part entière comme dans le Septième sceau. Dans ce film nimbé d’une lumière exceptionnelle, un chevalier joue aux échecs avec la Mort (2). Entièrement vêtu de noir, le visage blanchi, impénétrable et inquiétant, Bengt Ekerot apparaît au chevalier et lui annonce que son heure est venue. La partie d’échecs n’est qu’un sursis.

Une scène célébrissime et maintes fois pastichée… Comme en Italie, par exemple, où elle fut détournée par des opposants à l’énergie nucléaire…

Même si « la mort n’est qu’une toute petite partie de la vie », elle impulse souvent son rythme au film, en autant de moments-clefs. Mort accidentelle (un incendie dans Vers la joie, un plongeon tragique dans Jeux d’été), suicide (Les Communiants) ou tentative (la roulette russe dans Sourires d’une nuit d’été), viol et meurtre (La Source), cancer (Cris et chuchotements), enfant mort-né (Au seuil de la vie)… : omniprésente et multiple, la mort oblige en effet les vivants à surmonter la douleur. Par la foi, l’espoir, le temps. Bergman a songé sérieusement «deux ou trois fois» au suicide. 

Il connaît les réponses sur Dieu

6 Fils de pasteur, élevé dans l’obsession du péché et du repentir, Ingmar Bergman traite de la question de la foi dans la quasi-totalité de ses films. Souvent pour en montrer l’intégrisme (le terrifiant pasteur de Fanny et Alexandre) ou s’en détourner. Si Dieu est amour, alors il faut prendre l'amour, sous toutes ses formes, merveilleuses ou grotesques, comme preuve (ou non) de l’existence de Dieu (A Travers le miroir, 1961).

Dans le Septième sceau, le tragique de la mort se nimbe d’espoir. En se sacrifiant, le chevalier détournera l’attention de la grande faucheuse, sauvant un jeune couple de forains. La leçon de Bergman est celle-ci: il faut vivre. Y compris, surtout?, malgré Dieu. Le pasteur qui perd la foi dans les Communiants ne dit pas autre chose: «même si Dieu n’existe pas, ça n’a pas d’importance.» C’est aussi ce que constate Johan dans Scènes de la vie conjugale: «Je pense que nous nous aimons terrestrement (sic), imparfaitement.»

Bergman pour les nuls

7 Pour être averti, un cinéphile doit afficher un minimum de 40 Bergman au compteur et faire un top 10 dont il exclura, par snobisme, le Septième Sceau (tout le monde l’a vu). Il y mettra forcément Persona et L’Heure du loup (le huis-clos mortifère de ce dernier film n’est pas sans évoquer… Shining).

a/ Pour briller en société, il énoncera sentencieusement quelques phrases choisies qui égaieront les dîners en ville.

« Un abîme sépare ce qu’on est pour les autres et pour soi-même » (Persona)

« Nous sommes des analphabètes du sentiment » (Scènes de la vie conjugale)

« Rêver vainement d’exister. » (Persona)

« Le pire n’est pas d’être trompé mais d’être seul. » (L’attente des femmes)

Sans oublier la réplique-culte, à prononcer avec l’accent: «förlåt mig». Ça veut dire « pardonne-moi » et on l’entend dans presque tous les Bergman.

b/ Après avoir détendu l’atmosphère et si on le réinvite, le cinéphile pourra détailler quelques exemples de la postérité du maître suédois. Woody Allen, grand admirateur, réalisa Interiors, film plus bergmanien que nature, et Comédie érotique d’une nuit d’été, qui se réfère explicitement au merveilleux Sourires d’une nuit d’été. Ce dernier inspira également Stephen Sondheim pour sa… comédie musicale A little night music.  

Plus inattendu, le masque de Scream ressemble bigrement, quoique déformé, à celui de la Mort dans le Septième Sceau. Et, lorsque les Monty Python dans Sacré Graal ramassent les cadavres («Bring out your dead!»), c’est à ce même film que l’on songe, avec sa lancinante et sanglante procession.

On observera aussi que Max von Sydow, acteur fétiche de Bergman, tient le rôle du père Merrin dans L’Exorciste. Extirper un démon d’une fillette, c’est bergmanien ça ?

Jean-Marc Proust

L’actu Bergman : deux inédits en DVD

En présence d’un clown, double DVD, éditions Capricci, 24 euros.

Au Seuil de la vie, 5 octobre 2011, Montparnasse Classiques, 18 euros. Egalement en salle au Reflet Médicis à Paris.

1 – Ce qui n’a pas échappé à Michael Haneke (La Pianiste). Retour à l'article.

2 – Cette partie d’échecs aurait été inspirée par une peinture d’Albertus Pictor, peintre médiéval suédois (1440-1509). Retour à l'article.

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