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Paris pour les pervers [4/5]: dernière fantaisie à Paris

Visite au bordel Le Chabanais, qui fut lieu favori du Prince de Galles, et rencontre avec Nicole Canet, l'«archéologue érotique».

Temps de lecture: 6 minutes

J’ai refusé d’accepter le verdict pessimiste de Alain Plumey, le copropriétaire du musée de l’Érotisme, affirmant que toute trace du florissant marché du vice de la Belle Époque était éradiquée de la surface de la Terre.   En consultant mon antique guide des prostituées, The Pretty Women of Paris, j’ai trouvé un index fournissant une liste des 100 bordels les plus classieux de la ville en 1883. La plupart était connue uniquement par leur adresse —24, Rue Sainte-Foy; 83, boulevard de Grenelle —mais jadis, derrière ces façades anonymes se cachaient de fabuleuses enclaves de luxe.

Quelque chose de ces palais dédiés au péché a sûrement survécu, ai-je pensé.

«Le Chabanais»

Tout près de ma propre adresse de résidence, l’Hôtel Édouard VII, on trouvait autrefois le renommé 12, rue Chabanais, qui fut tout simplement, prétend mon guide, «la bagnio [le bain, un sobriquet pour un bordel] la plus exquise du monde». Si Paris était l’île de la fantaisie en Europe,  «Le Chabanais», comme les Parisiens l’appelèrent avec affection, était son bijou rêvé.

Chacune des 30 pièces du bordel était décorée selon un thème différent, créant un catalogue raffiné des arts érotiques. Il fut ouvert en 1878 par une ancienne courtisane richissime, «Madam Kelly», qui aurait dépensé plus de 1.700.000 francs sur la décoration intérieure (actuellement environ 8,7 millions d’euros), et qui rapidement attira les financiers, les hommes politiques, les aristocrates et les vedettes de la scène les plus riches d’Europe.

Je me suis promené dans la rue Chabanais, aujourd’hui une petite rue arborée et tranquille derrière la Bibliothèque Nationale, semée de petits restaurants modestes et de petites galeries d’art. Et, oui, l’extérieur d’époque du 12 est toujours intact —un mince immeuble de sept étages avec une nouvelle couche de peinture beige. En 1883, la façade du Chabanais était aussi discrète pour ne pas attirer l’attention des indésirables. Mais quand les portes étaient ouvertes par un Africain habillé d’une tenue mauresque étincelante, un monde magique se dévoilait.

100 francs pour choisir sa fantaisie

Le vestibule du bordel ressemblait à une grotte souterraine, avec des murs en pierre artificielle et des cascades. Les clients étaient emmenés au premier étage —la salle Pompéi tout en miroirs— où des femmes peu vêtues s’inclinaient sur des sofas romains surmontés de fresques de 16 vignettes en huile peintes par —qui d’autre?— Henri de Toulouse-Lautrec, bien sûr, et représentant des centaures masculins et féminins se livrant à des actes sensuels.

C’est à cet étage que s’opéraient les transactions financières. Aucun argent ne pouvait être échangé au-dessus, donc les clients achetaient là à la dame des jetons qu’ils pouvaient échanger plus tard contre des boissons et des services. Le minimum était 100 francs —environ 500 euros d’aujourd’hui. À ce stade, les clients n’avaient plus qu'à choisir leur fantaisie. Il y avait la chambre hindoue, ornée avec des oeuvres d’art indien; la chambre turque, remplie d’artéfacts orientaux; ou le Salon Louis XV, pour les francophiles purs et durs. La pièce vénitienne, évoquant la Renaissance italienne, avait un lit énorme en forme de coquille. Dans le salon japonais, il y avait six divans arrangés en cercle autour d’un brûleur d’encens. Il y avait même une chambre pirate, avec des hublots contre lesquels l’eau de mer pouvait être jetée par les employés.

Le lieu favori du Prince de Galles

Cela ne me surprenait point que Le Chabanais ait été le lieu favori du Prince de Galles. Déjà, il pouvait s’y rendre facilement depuis son appartement. Son lieu préféré était la chambre hindoue, et c’est là qu’il avait fait installer ses deux accessoires célèbres, réalisés sur mesure. Le premier était une baignoire énorme faite en cuivre rouge brillant. Elle avait la forme d’un vaisseau, avec une sirène à grosse poitrine sur la proue. On suppose que le prince la remplissait avec du champagne Mumm durant les nuits chaudes d’été.

L’autre création fut son fauteuil d'amour —appelé encore le trône d’amour ou la chaise du sexe.

En 1890, la taille de Bertie mesurait 121 centimètres, donc il s’était fait construire un appareil pour faciliter ses rencontres sexuelles, avec de longues poignées lui permettant de descendre sur ses partenaires. L’astucieux appareil resta au Chabanais bien après la mort du roi en 1910, et les propriétaires l’exposèrent fièrement quand ils commencèrent à faire des visites guidées dans les années 1920 —pendant la journée, quand les filles dormaient.

Un journaliste américain, Walter Annenberg, participa à une visite en 1926. «Ils vous font visiter les chambres comme si c’était une visite au musée Tussaud» raconta-t-il plus tard. La chaise du sexe royal, qu’Annenberg a décrite comme une sorte de «palan» en était le point fort. «[Le prince] y montait comme s’il allait dans une étable».

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Nicole Canet, l'archéologue érotique

Quand j’ai sonné au numéro 12, un portier à front haut en pull jaune m’a laissé entrer. Bien sûr, a-t-il dit avec un sourire, que c’était autrefois Le Chabanais, le bordel le plus prestigieux de toute l’Europe. Aujourd’hui c’est un immeuble de bureaux. Les salons de fantaisie ont été démontés il y a bien longtemps.

Mais l’escalier en marbre d’origine est toujours là, de même que les portes en fer forgé des deux escaliers —chacun marchant dans des directions opposées, pour minimiser le risque de rencontres inopportunes. Leurs grilles finement forgées représentaient une mère oiseau protégeant vaillamment ses poussins d’un serpent rampant. J’ai demandé quel avait été le destin des intérieurs du bordel. «Vous devriez demander à Madame Canet» répondit-il, indiquant une boutique à droite de l’autre côté de la rue. «C’est elle l’archéologue érotique.»

La mémoire d’une telle quantité de péché ne pouvait bien évidemment pas s’évaporer si facilement de la rue Chabanais. Juste en face du numéro 12 se trouve une boutique appelée Au Bonheur du Jour et dont le portier m’a informé avec fierté qu’elle est la seule galerie commerciale dédiée à l’histoire de l’érotisme opérant dans tout Paris. Sa propriétaire est une ancienne danseuse, Nicole Canet.

C’était exactement la spécialiste dont j’avais besoin.

J’ai trouvé Nicole Canet se détendant gentiment en arrière de sa galerie. L’érotico-archéologue avait la cinquantaine, un corps mince habillé fastidieusement dans une robe d’été design et portait une écharpe en soie. Entourée de photographies d’hommes nus et musclés, avec les yeux perçants maquillés comme une actrice de film muet, elle était l’image de l’élégance parisienne.

Mais j’ai vite appris que Madame n’était pas en train de passer une bonne journée.

«Je suis fatiguée» déclara-t-elle, agrippant un bol de tisane.

«Je ne suis pas du tout en forme. Gérer une galerie comme celle-là, c’est beaucoup trop pour une personne. Je fais toutes les expositions moi-même, je reçois le public… c’est vraiment beaucoup trop pour une seule personne.»

Un magasin-musée

J’ai présenté mes condoléances et essayé délicatement de faire glisser la conversation vers les caisses en verre où étaient exposées des reliques du XIXe siècle. Parmi les trophées de l’archéologie érotique de madame Canet se trouvaient un porte-jetons, une canne en bambou taillée pour contenir 20 jetons de bordel dans son poignet, des colliers de chien en fer utilisés pour des jeux SM victoriens; et le fouet à poignet en corne de rhino de la courtisane La Valtesse de la Bigne, orné des lettres V et B en rose. «J’adore retourner dans le passé et jouer à la détective» expliqua-t-elle. 

«Les créations érotiques du XIXe siècle ont une sensibilité différente, un feeling différent, une émotion différente. Les images pornographiques étaient beaucoup plus choquantes jadis, et c’était très dangereux de transporter dans votre poche, par exemple, des cartes postales représentant des hommes nus.»

Mme Canet a ouvert sa boutique sur la rue Chabanais en 1999, mais elle m’a confessé qu’elle n’avait pas choisi les locaux en raison de sa proximité avec le fameux bordel.

«C’était un accident, en fait. Mais je me demande si la coïncidence existe vraiment. Quand j’ai monté une exposition sur les bordels, mon adresse sur la rue Chabanais a créé énormément de publicité. Trente mille personnes sont venues, il y avait des queues le long de la rue. Mais je n’ai rien vendu! Les Français n’achètent pas d’érotique. Ils considèrent mon magasin comme un musée —ils n’achètent même pas une carte postale à 2 euros. Mes meilleurs clients sont les Allemands, les Suisses, les Américains.»

Elle plissait les yeux. «Et vous, êtes-vous collectionneur?»

«Je ne suis qu’écrivain!» ai-je confessé. «Je n’ai pas les moyens.»

Elle me regarda d’un oeil accusateur.

Les contenus du Chabanais aux enchères

Pour changer de sujet, je lui ai demandé ce qu’elle savait du destin des fantastiques intérieurs du Chabanais. Bien que le bordel eût fermé en 1946, dit-elle, les contenus ne furent pas mis aux enchères avant le 8 mai 1951. Heureusement pour la postérité, l’auteur et antiquaire excentrique Romi, qui était obsédé par l’histoire de la prostitution, assistait à la vente. Il rapporta qu’il y eut une ruée des collectionneurs français, qui achetèrent très vite le verre vénitien et les horloges Louis XVI. 

Les tableaux de centaures de Toulouse-Lautrec furent achetés par un acheteur non identifié, et on ne sait toujours pas où ils sont. La baignoire en cuivre du roi Édouard fut achetée par Salvador Dalí pour 110.500 francs plus les taxes. (En raison de la dévalorisation catastrophique du franc français après la guerre, ce ne serait que 2.400 euros aujourd’hui.)  Le Surréaliste fit installer la baignoire dans sa suite de l’Hôtel Meurice et l’équipa avec un téléphone.  

Mais où est allé le jouet érotique le plus original, ai-je demandé —le fauteuil d’amour royal?

Nicole Canet me parla de rumeurs selon lesquelles il avait quitté le pays.

«Quel dommage» me dit-elle dans un soupir. «Il aurait dû rester en France !»

Par Tony Perrottet

Traduit par Holly Pouquet

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