Culture

Ce que le porno dit de l'Amérique

Dans The Other Hollywood, les auteurs Legs McNeil et Jennifer Osborne donnent la parole aux principaux acteurs du porno américain des années 1950 à la fin des années 1990, pour un livre diablement efficace.

Temps de lecture: 4 minutes

On sort de la lecture de ce livre un peu hébété. Un peu saoul comme après la lecture d’un Sur la Route de Kerouac ou des Contes de la folie ordinaire de Bukowski. Comme si le temps de quelques 780 pages on avait touché un monde qu’on ne connaît pas et qu’on ne connaîtra pas. Un univers à la fois fascinant et répulsif.

Dans The Other Hollywood, paru récemment en français aux éditions Allia, les auteurs Legs McNeil et Jennifer Osborne donnent la parole aux principaux acteurs du porno américain des années 1950 à la fin des années 90. Des actrices et des acteurs évidemment, mais aussi des producteurs, des réalisateurs, des proxénètes, des flics, des juges et des journalistes. Legs McNeil, raconte dans la préface qu’il a voulu «essayer de retracer la naissance et les premières décennies de l’industrie du porno dans ce qu’elle a de plus grotesque et de terrifiant, raconter l’histoire de cette relation obsessionnelle d’amour/haine entre l’Amérique et le sexe par la voix de ceux qui l’ont fait».

Du témoignage efficace

Le procédé choisi est simple mais diablement efficace. Du témoignage et seulement du témoignage. Chaque acteur de l’époque a la parole, dans une succession de paragraphes rythmés. Cela a un inconvénient: il faut un minimum connaître l’univers du porno américain et le contexte social/historique de l’époque car les auteurs remettent peu en perspective. Parfois des extraits d’articles de journaux de l’époque, la plupart du temps du Los Angeles Times, viennent toutefois nous aider.

Cela a deux immenses avantages. Le premier est que les auteurs évitent de juger, on ne pose pas la question de la morale, ce qui est habituellement la norme dès que l’on parle de porno. Comme le dit Legs McNeil dans la préface, «à l’attention de nos amis chrétiens évangélistes: désolé, nous n’avons pas tenu un discours moralisateur –mais à notre avis le porno a bien déjà été assez diabolisé».

Le second est que cela donne un livre incroyablement dynamique et vivant. On a l’impression d’être dans un roman historique un peu foutraque. Ce sentiment est renforcé par le fait que les auteurs ont rencontré systématiquement –ou retrouvé des témoignages de– plusieurs acteurs d’un même événement. Du coup, forcément, même si tous se veulent sincères, les versions varient parfois grandement.

L’exemple le plus marquant de cela est sans doute lorsque Linda Lovelace, la célébrissime actrice du film Deepthroat, raconte la fois où elle a dû jouer une scène zoophile. Dans le même temps, deux autres personnes donnent eux aussi leurs versions des faits.

D’un côté, pour Eric Edwards, star du porno, présent lors du tournage, Linda Lovelace était consentante. Même, elle en redemandait:

«Personne ne l’a forcée à faire quoi que ce soit (...) Linda n’avait pas l’air bouleversé. Non, pas du tout. Pour moi, Linda était une hippie, une nana pour l’amour libre, vous voyez? Elle portait un bandeau, des cuirs à frange, la totale. L’amour libre était partout.»

De l’autre, pour Linda Lovelace, c’était évidemment un viol:

«Je suis capable de vivre avec tout ce qui m’est arrivé dans la vie, mais je ne suis toujours pas capable de supporter ce jour-là. J’ai été violée par des hommes qui se comportaient comme des animaux, mais cette fois, c’était réellement un animal.»

Pourri porno?

Vision très différente de l’amour libre selon qu’on soit un homme ou une femme, viol, pression, oh non, tout n’est pas rose, loin de là. Il semble même y avoir quelque chose de pourri dans le royaume du porno. Si les histoires racontées commencent la plupart du temps de manière joyeuse –triolisme, matelas à eau et soirées dansantes à moitié nues– elles finissent presque toujours tragiquement.

Sous fond de drogues, prostitutions, alcools et mafias, rares sont ceux qui semblent en sortir indemne. Souvent cela ressemble à des histoires de série B complètement rocambolesques avec cadavres dans le placard et descente des flics. Sauf qu’au contraire des séries bien aseptisés de l’époque produites par Hollywood, le vrai, les mots sont plus crues et les scènes de sexe bien réelles.

Tous, loin s’en faut, ne regrettent pas non plus. Ce rapport d’hostilité de la société à la pornographie en pousse même plusieurs, hommes ou femmes, à essayer de comprendre ce qu’ils font/ont fait, souvent avec de nombreux paradoxes. Le réalisateur John Waters résume bien la situation:

«Je ne pense pas que la pornographie soit dégradante pour les femmes (...) Mais je vous parie que si on faisait une étude, on découvrirait que 90% des stars du porno ont été violentées.»

Certaines actrices sont dans cette même ambivalence, comme Kristin Steen qui raconte qu’elle avait «été violée sur un film» mais qui n’a pas voulu rejoindre la puissante association Women Against Pornography malgré leurs demandes car elle n’avait pas «le sentiment que (ses) expériences dans la pornographie m’avaient abîmée».

Ou encore Veronica Hart qui juge que «dans n’importe quel métier, il y a des accidentés du travail. Mais dans le business du porno autant que dans n’importe quel autre business, il y a des gens brillants, intelligents et équilibrés».

L'histoire de l'Amérique

De Los Angeles à San Francisco en passant pour New York, Vegas et la Floride, le porno a été partout, parfois adulé, souvent poursuivi et chassé.  Avec cet autre Hollywood, les auteurs nous racontent finalement l’Amérique, entre lames de fond de l’histoire et hasards décisifs. Les films de charme des années 50/60 nous parlent de la libération sexuelle et des mœurs, de l’espoir effréné.

Puis l’argent pousse à aller toujours plus loin, à diversifier et professionnaliser un business dans les années 1970, avec, en contrepartie, la perte de l’innocence et un retour de la morale. Les années 80 nous parle de la crise, des maladies, de la drogue, de la répression. La décennie suivante raconte la saturation du marché, la chute des prix, mais aussi une certaine «pornoïsation» de la société, avec ses scandales sexuels et ses sextape.

Comme le raconte l’auteur Legs McNeil dans une interview donnée au magazine Chronicart (numéro été 2011), «il s’est passé quelque chose de très significatif dans les années 90. La scène rock était en manque de vitesse, elle manquait de carburant et c’est là qu’elle a commencé à se rapprocher du milieu du porno. Les stars de rock ont commencé à sortir avec des actrices porno, et à trouver une médiatisation par ce biais. Aujourd’hui, le moindre show de télé-réalité s’inspire du porno».

Difficile aujourd’hui de passer à côté de l’actualité de la pornographie. Il est loin le temps où la justice américaine pouvait poursuivre un fim en justice, «par hasard».

Le procureur fédéral Larry Parish rapporte ainsi dans le livre une anecdote qui a entraîné le procès contre Deepthroat:

«En 1976 [ndlr: soit quatre ans déjà après la sortie du film], un Marshall est allé dans un cinéma de Memphis pour voir le film School Girls que nous allions plus tard poursuivre en justice. Et pendant qu’il était dans la salle, il a vu la bande-annonce d’un film dont personne n’avait entendu parler et qui s’appelait Gorge profonde. A son retour, il nous en a parlé. On n’avait jamais entendu ce titre. Mais on savait que c’était un film qui devait être poursuivi - et on a ouvert un dossier».

Cela entraînera l’un des procès les plus célèbres de l’histoire américaine.

Clément Noël

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