Monde

Nous sommes orphelins de Jorge Semprún

Sa disparition coïncide avec les doutes profonds et existentiels que traverse l’Europe, en ce moment même. Par Alexandre Adler.

Temps de lecture: 4 minutes

La mort de Jorge Semprún nous laisse, beaucoup d’entre nous, comme orphelins, ce qui est tout de même un paradoxe.

La vie de Semprún fut en effet particulièrement bien remplie, partagée entre une œuvre littéraire profonde et chatoyante qui ne recula pas, dans la dernière période, sur des tentatives philosophiques heureuses, centrées sur la culture européenne et son avenir; et puis d’autre part, une action politique, toujours continue, réfléchie, et remarquablement courageuse.

La tristesse profonde ne provient donc pas du sentiment d’une interruption brutale d’une carrière intellectuelle et morale qui aurait pu donner, sans le verdict précoce de la mort, à l’aboutissement qu’on attendait encore.

Non, ici le sentiment d’un inachèvement ne nous vient pas du destin personnel d’un créateur comblé dans sa vie d’écrivain mais, bien plutôt, de la simultanéité de cette disparition avec les doutes profonds et existentiels que traverse l’Europe, en ce moment même.

Un passé plus ancien que le nôtre

Car, comme les vies qui sont plus larges qu’à l’ordinaire, les soucis existentiels de Semprún plongeaient dans un passé plus ancien que le nôtre autant qu’ils nous projetaient dans un avenir déjà plus éloigné que l’actualité courante.

Notre passé d’abord, celui de la guerre d’Espagne, dont il fut, encore enfant et adolescent, le témoin désolé, puis celui de la résistance française qu’un engagement précoce de lycéen conduisit tout droit à Buchenwald. Et celui enfin des espérances communistes d’un après-guerre qui, en Espagne, ne se lèvera pas vraiment avant la fin des années 1960.

L’avenir, enfin, c’est celui de la transformation de l’esprit révolutionnaire des années qui auront suivi la guerre mondiale en patience démocratique réorientée vers l’Europe.

Cet espoir de liberté et de raison qui le conduisit, pendant la Movida, à seconder les efforts d’un Felipe Gonzales au gouvernement de son pays sans jamais pourtant rompre avec la culture française, dont il était aussi devenu l’un des maîtres. 

Ce passé révolutionnaire, cette espérance libérale et européenne forment peut-être, à eux deux, le chiffre mystérieux d’une vie pourtant limpide et particulièrement bien remplie.

Comme l’Espagne a toujours su nous le montrer depuis Cervantès, le mystère de ses existences ne se dévoile pas si facilement. Le crypto-judaïsme de nombre de ces plus grands créateurs est évidemment pour quelque chose dans l’ambiguïté apparente de leurs engagements.

Chez Semprún, il faut en effet chercher aussi dans sa si complexe généalogie: un père diplomate républicain et basque, exilé à Paris dans l’attente d’une Espagne meilleure; et une mère issue de la grande famille des Maura, qui illustra, mieux que tant d’autres, le destin troublé et glorieux de ces juifs à peine convertis des Baléares, les «chuetas».

Son grand-père, don Miguel Maura n’avait-il pas été, à la fin du XIXe siècle, le chef de file controversé d’un conservatisme éclairé, mais non catholique, dont le triomphe aurait peut-être pu conjurer une guerre civile déjà rampante?

Federico Sanchez, le clandestin

Grand d’Espagne par sa famille anoblie à cette époque –le cousin de sa mère est toujours détenteur du titre de Duc des Baléares–, le jeune Jorge n’en plonge pas moins dans l’épopée stalino-républicaine: sa tante, déjà communiste, est l’interprète russe des pilotes volontaires soviétiques et elle épousera le héros de l’aviation républicaine, grand ami de Malraux, Hidalgo  de Cisneros, qui finira sa vie glorieuse en Europe de l’Est sans avoir pu rentrer en Espagne.

Après Buchenwald, le jeune Semprún se perd et s’étourdit dans la vie sans intérêt du Saint-Germain-des-Près de Marguerite Duras, de Robert Antelme, auquel pourtant le lie le souvenir commun de la déportation, ou encore d’Edgar Morin, déjà son frère en marranisme.

Il en sort d’un coup de reins, très sartrien, conformément à l’époque, en plongeant, au risque de sa jeune vie, dans une clandestinité espagnole qui ne fut jamais un lit bordé de roses.

Federico Sanchez, son nom de clandestinité, devint alors l’un de ses héros anonymes qui firent vivre, aux pires moments de la Guerre Froide, la flamme jamais éteinte de la République persécutée, cette même flamme qu’exaltaient à la même époque la peinture de Picasso et le violoncelle déchirant de Pablo Casals.

Mais, loin d’en tirer une gloriole héroïsante et de s’enfermer dans le manichéisme de ces sombres temps, Semprún tirera, plus tôt que d’autres, les leçons de la mutation espagnole, de cette véritable «révolution passive» qui s’accomplit alors pendant la seconde partie, moins sombre, du règne de Franco.

La guerre est finie, ce titre de l’un de ses plus profonds romans, transposé au cinéma par Resnais, lui-même gendre de Malraux, cette phrase déjà prophétique sonne comme une mise en garde et un manifeste politique implicitement anti-stalinien.

Ayant eu raison trop tôt, Semprún sera marginalisé puis exclu de la direction du Parti communiste, avec son ami Fernando Claudin… par ce même Santiago Carillo qui allait, trois ans plus tard, rompre lui-même avec Moscou, à l’occasion de la crise tchécoslovaque et appliquer point par point la stratégie de ceux qui étaient devenus ses rivaux.

Profondément blessé, Semprún se consacrera dès lors à son œuvre de romancier et d’essayiste avec un succès croissant.

C’est tout à l’honneur de la nouvelle Espagne de s’être dotée, avec la victoire des socialistes de 1982, d’un ministre de la Culture, écrivain de langue française, mais qui incarnait si bien la réconciliation nationale intervenue entre les deux camps d’une guerre civile qui s’achevait, ici aussi, sur la victoire symbolique de la République.

Mais cet authentique Grand d’Espagne, ami personnel du roi Juan Carlos, et fidèle, à la manière de sa famille, à un judaïsme tout d’intériorité, fut aussi le combattant lucide d’une Europe à venir, mais également jusqu’à son dernier souffle, l’héritier véritable, parce que réconcilié avec le monde, de l’épopée de la Guerre d’Espagne qu’il avait déjà connue grand enfant.

Avec lui donc disparaît aussi quelque chose de cette utopie vivante dans le rougeoiement sombre du Guernica de Picasso, dans le triangle bleu que portaient les déportés républicains dans les camps de la mort lente des nazis, qui se co-joignaient finalement dans l’espérance solaire du drapeau violet, jaune et rouge.

Celui-ci ne sera certes jamais celui de l’Espagne; pourquoi ne serait-il pas alors un jour celui d’une Europe encore à construire?

Tel fut certainement le message exceptionnel de ce passeur d’histoires qui faisait aussi partie de ces témoins qui joignaient leurs actes de vie à leur parole profonde et ironique.

Alexandre Adler

Jean-Marie Colombani, cofondateur de Slate.fr, avait reçu Jorge Semprún sur Public Sénat:

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