France

La peur du risque terroriste, source de profits pour les assureurs

[LE BUSINESS DES OTAGES 2/3] Une vie humaine n’a pas de prix, mais elle a un coût. Au cours d'une prise d’otages, les ravisseurs ne sont pas les seuls à mettre un chiffre sur un visage. Fonds de garantie, assureurs, consultants privés... Le marché des otages est devenu un marché presque comme les autres.

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Si les assureurs se manifestent a posteriori pour indemniser les victimes, certains agissent en amont. Les assurances appelées «K&R», pour «Kidnapping and Ransom» (Enlèvement et Rançon), proposent ainsi aux entreprises de se prémunir financièrement contre les risques d’enlèvements de leurs salariés à l'étranger.

Apparus aux États-Unis dans les années 1930, popularisés dans les années 1970 et très recherchés depuis les attentats du 11 septembre 2001, ces contrats commencent à s’implanter dans l’Hexagone. Fin 2009, la compagnie d’assurance Liberty France a lancé sa première couverture «Enlèvement - Détournement - Extorsion».

Dans son bureau parisien où s’empilent les dossiers, Emmanuel Silvestre, le directeur adjoint de la branche française, constate cet engouement, PowerPoint à l’appui. Il l’affirme, une très large majorité du CAC 40 est couverte aujourd’hui, à quelques exceptions près, et les PME s’y mettent aussi. «Ce n’est pas parce qu’on est une petite société qu’on ne connaît pas de risque d’enlèvement!»

Chaque année, entre 20.000 à 30.000 personnes seraient enlevées dans le monde, dont un quart d’Occidentaux. Un nombre en hausse de 70% depuis les années 1990, selon le Centre français de recherche sur le renseignement. Il convient d'y rajouter le fameux «chiffre noir»: beaucoup de cas ne seraient pas recensés, faute d’être signalés par l’État ou les familles, dans un souci de discrétion ou par crainte de représailles.

La France est particulièrement concernée, puisqu’elle détient un triste record. Avec ses 1,5 million d’expatriés, elle serait la deuxième population la plus enlevée dans le monde, derrière les Chinois. «C’est moins lié à une volonté propre des ravisseurs qu’à notre culture de la sécurité, généralement moins aiguë que celle des Nord-Américains ou des Anglais, explique Emmanuel Silvestre. Lorsqu’un Français réserve un hôtel, il regarde s’il y a une piscine et un sauna, alors qu’un Anglais vérifie s’il y a un détecteur à métaux à l’entrée.»

À en croire Emmanuel Silvestre, une assurance K&R ne serait pas si coûteuse que cela. «Nos montants de garantie sont très élevés, et paradoxalement, nos primes restent faibles. Ça fait partie des contrats les moins chers du marché!» Sa compagnie peut assurer un événement à hauteur de 20 millions d’euros. L’assureur britannique Hiscox, leader mondial qui affirme détenir près de 70% du marché, peut monter jusqu’à 50 millions d’euros. Des sommes qui couvrent notamment le remboursement de la rançon, les frais de négociation, de transport et de prise en charge médicale.

Si ces compagnies offrent de telles couvertures, c’est souvent moins par intérêt financier que par stratégie commerciale. «C’est une valeur ajoutée que l’on offre au client, assure Emmanuel Silvestre. On cherche à établir une relation de confiance, à lui signifier qu’on peut lui proposer un service complet qui l’accompagnerait partout.»

Un altruisme quelque peu forcé, au vu de la rude compétition à laquelle se livrent les compagnies d’assurance. En France, elles sont environ cinq à se disputer le marché. Pour l’emporter, beaucoup n’hésitent pas à baisser leurs primes.

Tous insistent néanmoins sur leur discrétion. Et pour cause. Les entreprises cherchent absolument à éviter toute publicité autour de ces contrats, de crainte d’être ciblées en priorité. «Par rapport aux ravisseurs, officiellement on n’existe pas, on reste dans l’ombre», souligne Emmanuel Silvestre. Par rapport aux salariés non plus: beaucoup d’employeurs évitent de leur signifier qu’ils sont couverts, afin de décourager toute attitude imprudente.

Mais cet assureur ne l’oublie pas, les contrats K&R ne sont pas tout à fait des contrats comme les autres. «On n'a pas le droit à l'erreur! C’est une branche extrêmement délicate, qui ne souffre pas l’amateurisme. On ne peut pas s’improviser James Bond comme ça.» Pour l’instant, Emmanuel Silvestre n’a pas encore eu à gérer des prises d’otages. Du poing, il tapote son bureau. «On touche du bois.»

Les négociateurs privés, une profession en pleine expansion

Si en matière d'otages, les assureurs évitent de se prendre pour des agents secrets, ils n’hésitent pas en revanche à en solliciter certains. Toutes les grandes compagnies proposant des contrats K&R sont adossées à des sociétés de conseil spécialisées dans la sécurité. C’est le cas de l’assureur américain Chartis: il travaille en partenariat avec Clayton Consulting, une société de conseil très réputée dans le milieu, qui compte parmi ses salariés d’anciens membres du FBI, de la CIA et de l’armée américaine.

Costard impeccable, téléphone vissé à l’oreille et ordinateur portable allumé en permanence, Laurent Combalbert est un homme très sollicité. Parmi ses clients figure l’assureur Liberty France, dont il est le M. Sécurité. Entre deux avions, cet ancien officier du Raid, diplômé de l’Académie du FBI, passe de temps en temps en coup de vent dans son bureau.

Depuis qu’il a fondé sa société de conseil en 2009, les clients ne manquent pas, que ce soit des grandes entreprises ou des PME plus modestes. Il refuse d’en communiquer le nombre exact, mais admet du bout des lèvres qu’il en aurait près d’une centaine. Même discrétion sur ses tarifs, adaptés selon lui à la taille de la société.

Les services proposés vont de la formation en amont à la récupération de l’otage, en passant par la négociation de crise, avec les ravisseurs, les autorités, et les intermédiaires. Pour cela, ce consultant s’appuie sur un important réseau de négociateurs établis dans le monde entier, constitué à l’époque où il était membre du RAID. Il le rappelle: «On n’est pas là pour vendre des frigos, on est là pour sauver des vies. On ne joue pas.» Parmi les endroits «chauds» du globe où il intervient, figurent l’Amérique du Sud, le Nigeria, l’Afrique du Sud, l’Irak et l'Afghanistan.

En parallèle de son activité, cet entrepreneur a aussi créé Négociateurs sans frontière, une formation gratuite destinée aux particuliers se rendant dans les lieux dits à risques. Mais de nombreux consultants se lancent dans la profession par intérêt financier, sans véritable expertise.

Car contrairement au monde des assureurs, aucune loi ne régit le milieu des négociateurs, si ce n’est celle du marché. Or la demande est forte, et les escrocs ne manquent pas. «Aux États-Unis, j’ai vu de très mauvais négociateurs, s’insurge le consultant français. C’est pas toujours par malhonnêteté, parfois ils pensent savoir faire!» Il hausse les épaules. «Mais pour certains, la négociation se limite à “Tu descends et t'arrêtes ta crise”.»

Très développé outre-Atlantique, le secteur reste pour l’instant peu implanté en France. D’après Laurent Combalbert, sa société serait la seule à s’être spécialisée dans le management de crises. Il est catégorique, son activité n'entre pas en conflit avec l’intervention de l’État français. «Si le gouvernement s'implique, ça devient de la diplomatie et là c’est autre chose, ce sont eux qui ont la main.» Il reste néanmoins employé par le client en qualité de consultant. «Le gouvernement n’a pas à se prononcer là-dessus, il n’a pas à accepter ou non notre présence.» Il glisse: «Parfois, on essaie de ne pas impliquer les autorités.»

A la fin de notre entretien, la nuit est tombée, mais la soirée du consultant est loin d’être terminée. Son casque de moto à la main, il s’apprête à rejoindre une cellule de crise  montée pour rapatrier des ressortissants depuis l’étranger. Le lendemain, il s’envolera pour la Suisse, où un client vient d’être libéré après avoir été pris en otage à son domicile. Deux ans à peine après son lancement, la société de Laurent Combalbert est déjà rentable.

Agnès Bun

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