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En Arabie saoudite, femme au volant, fatwa au tournant

Les femmes n’ont pas le droit de conduire en Arabie saoudite. Pour tout un tas de raisons ridicules que des journalistes locaux ont données.

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Les mouvements de libération qui parcourent le monde arabe cette année ont une drôle de bande-son: un assortiment éclectique qui va de l’air d’opéra qui a accompagné la déposition d’Hosni Moubarak au fracas des explosions de mortier et des bombes en Libye, en passant par le staccato des snipers du gouvernement syrien. Or, la mélodie la plus récente est sans doute parmi les plus discrètes: ce sont les klaxons de voitures qui résonnent dans toute l’Arabie saoudite.

L’Arabie saoudite a été largement épargnée par les soulèvements et les révolutions qui ont balayé la région: quelques murmures de mécontentement parmi la minorité chiite de la Province de l’Est ont été rapidement réduits au silence, et le gouvernement a distribué des milliards de dollars à ses citoyens dans le cadre d’une mesure préventive visant à étouffer toute velléité de dissidence. Mais une campagne menée par des femmes saoudiennes réclamant le droit de conduire —la très conservatrice monarchie du Golfe est le seul pays au monde interdisant aux femmes de tenir un volant— menace d’ébranler le statu quo.

Comme dans les pays voisins, les manifestations s’appuient sur la désobéissance civile: l’une des organisatrices du mouvement, Manal al-Sharif, a été arrêtée par les autorités saoudiennes le dimanche 22 mai après s’être elle-même filmée en train de conduire à deux reprises dans sa ville natale de Dammam et avoir posté les vidéos sur YouTube.

Malgré son arrestation très publique, le mouvement ne semble pas s’essouffler: une campagne bien suivie sur Twitter, appelée Women2Drive, appelle les femmes de toute l’Arabie saoudite à descendre dans la rue (en voiture) le 17 juin.

Les enjeux peuvent ne pas paraître à la hauteur de ceux qui ont provoqué la chute de dictateurs d’autres pays de la région, mais la monarchie saoudienne se hâte de réprimer cette menace à son règne absolutiste. Ce qui implique de défendre le statu quo dans son intégralité, y compris l’interdiction des femmes au volant. Du point de vue de Riyad, il existe apparemment une foule de bonnes raisons —théologiques, sociologiques et biologiques— justifiant l’interdiction faite aux femmes de conduire. La monarchie saoudienne a jugé approprié, ces derniers mois, d’exposer chacune d’entre elles à sa sauce dans les médias nationaux (propriété exclusive, évidemment, de Saoudiens proches de la famille royale).

En fait, il ne s’agit de rien moins que d’un impressionnant catalogue d’apologies pseudo-intellectuelles. Les juges du Pulitzer saoudien ont déjà sûrement tout bien intégré, mais pour nous autres néophytes, en voici un petit résumé.

De quoi tu te plains, tu es une princesse!

Dans Arab News, la journaliste Rima al-Mukhtar avance que les femmes saoudiennes n’ont de toute façon pas envie de conduire. «Pour elles, écrit-elle, conduire est une corvée et ce n’est pas approprié en Arabie saoudite» puisque que les femmes saoudiennes emploient généralement des chauffeurs pour se déplacer. «En général, seuls les gens riches et célèbres ont leur propre chauffeur, ajoute-t-elle. Mais en Arabie saoudite, presque tout le monde en a un.»

Elle cite plusieurs femmes saoudiennes qui répugnent à assumer l’éprouvante responsabilité de manier leur propre véhicule. «Quand je voyage dans un pays où j’ai le droit de conduire, raconte Zaina al-Salem, banquière de 29 ans, le moment où je dois garer ma voiture et aller à pied jusqu’au magasin m’est vraiment pénible». (Déjà, marcher est une épreuve en soi, mais avec toute cette humidité en plus? Non mais quelle horreur!) Shahad Ibrahim précise: «J’ai l’impression d’être une princesse quand mon chauffeur m’emmène partout où je veux sans jamais se plaindre.»

Conduire, c’est être à la merci des hommes

Dans le journal Asharq Alawsat, Salem Salman fait la critique d’une pièce de théâtre intitulée «Le gain devient une perte» donnée au théâtre de l’Association en faveur des enfants handicapés de Riyad (de l’avant-avant-garde, en fait?) Tout en faisant appel aux grands classiques du théâtre, la pièce «aborde principalement la question du droit de conduire pour les femmes», dramatisant le triste sort de celles qui prennent à tort la liberté de mouvement pour une vraie libération.

Loin d’être ennoblies par leur capacité à conduire des voitures, les personnages de la pièce se rendent compte que leur exposition à la culture au sens large les a en fait diminuées—en gros, elles découvrent que conduire signifie être constamment importunées par les hommes. Apparemment, l’auteur de la pièce était tellement convaincu qu’à la fin de l’œuvre, il abandonne toute prétention de subtilité et passe directement à l’explication de texte bien scolaire. Les derniers mots de la pièce, déclamés par une conductrice éplorée, implorent: «Aidez-moi, j’ai peur de conduire…Nous ne voulons pas de cette civilisation…Alors prenez bonne note: ne pensez plus à conduire.» Rideau?

Le roi sait mieux que toi ce qui est bon pour toi

Abdul Rahman al-Rashed, dans Asharq Alawsat, choisit de ne pas défendre l’interdiction mais plutôt d’attaquer les méthodes utilisées par les organisatrices du mouvement. La campagne, voyez-vous, fonctionne en se basant sur l’hypothèse erronée que l’Arabie saoudite est une démocratie. En cumulant pétitions et autres démarches, les activistes essaient «de prendre un raccourci afin de convaincre le gouvernement de changer sa position sur la question».

Naturellement, c’est le travail du gouvernement d’édicter les politiques en fonction de ce que veut «l’écrasante majorité» de la société saoudienne—à ne pas confondre avec une «petite majorité» forcément bornée, même si elle est légitime d’un point de vue démocratique. «Une majorité écrasante est bénéfique dans ce cas car il ne suffirait alors que d’un tout petit coup de pouce officiel pour que l’idée soit réalisée», note-t-il. «Une petite majorité en revanche déboucherait sur une amère division sociale et politique.»

Al-Rashed suggère en outre que les activistes saoudiennes feraient bien de croire le gouvernement quand il dit qu’il devine correctement la volonté du peuple—entre autres parce qu’il n’existe aucun moyen objectif de mesurer l’opinion publique. Et pourquoi cela? Parce qu’il est illégal de la mesurer, pardi! «Existe-t-il réellement une demande du peuple de mettre fin à l’interdiction faite aux femmes de conduire? Personne ne le sait», écrit-il. Ça, c’est le franc-parler typique d’al-Rashed: reprocher au peuple saoudien une ignorance qui lui est imposée par le gouvernement.

Le rédacteur en chef d’Asharq Alawsat, Tariq Alhomayed, adopte le même genre de tactique, et déconseille de politiser inutilement le débat. Il emprunte la route technocratique et suggère la «formation d’un comité pour étudier la question» ainsi que la création d’un programme pilote qui permettrait aux femmes saoudiennes «d’un certain âge» de commencer à conduire dans certaines villes. Ceci dit, ce n’est pas du tout une bonne idée: on voit bien qu’Alhomayed n’est jamais allé à Boca Raton [ville de Floride à forte concentration de vieilles dames au volant, ndt].

Dieu a dit que les femmes au volant, c’est le mal. Elles méritent la mort.

Et puis il y a ça. Le site Internet saoudien Elaph.com rapporte les réflexions qu’inspirent au religieux saoudien Sheikh Abd-al-Rahman al-Barrak les femmes qui désirent conduire. «Ce qu’elles tentent de faire est interdit, et par conséquent elles deviennent les clés du mal dans ce pays», écrit-il, en les qualifiant de «femmes occidentalisées cherchant à occidentaliser ce pays.» Toutes insultes mises à part, al-Barrack s’inspire d’une interprétation wahhabite extrémiste de l’islam, selon laquelle Dieu interdit tout mélange des genres en dehors du cercle familial. Donner aux femmes la liberté de se déplacer seules reviendrait à tenter la colère de Dieu.

En fait, al-Barrak prédit que les activistes vont tomber raides mortes: «Elles mourront, si Dieu le veut, et n’en profiteront pas.» Pour le journaliste d’Elaph.com, qui fait preuve d’une impressionnante retenue, ces mots sont une «critique mordante» (Al-Barrack semble jouir d’une réputation d’anticonformiste parmi les intellos wahhabites: au début de l’année, il a adhéré à une fatwa qui appelle à la démolition et à une nouvelle conception de la Kaaba de la Mecque —le site le plus sacré de l’islam— pour pouvoir éviter le mélange des sexes. Mordant!)

Au moins, personne n’a avancé le vieux poncif selon lequel les femmes ne sauraient pas conduire. Sans doute parce que sur le sujet, les femmes saoudiennes sont douloureusement conscientes que leurs homologues masculins ne sont vraiment pas en position de juger.

Cameron Abadi

Traduit par Bérengère Viennot

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